Tuesday, 26 May 2009
Joan Didion, L'Amérique, 1968-78
En février dernier, Karine ressortait ici même le White album de Joan Didion en v.o. (balançant là un de ses plus beaux post), au prix d'un effort linguistique délirant. Toujours aussi polyglotte, Gatitox, depuis Londres, tirait à boulets rouges (forcément rouges) : «Pauvre France... Vos librairies sont pleines et vous n’avez toujours pas de traduction disponible des articles mythiques de Joan Didion !!!!!! ». Il avait raison: honte à Paris, donneuse de leçon et portant incapable de traduire en temps et en heure les cinq-six trucs essentiels sans lesquels ce blog n'existerait pas. Néanmoins, une anthologie de chroniques traduite en français a paru depuis, au début du printemps, sous le titre l’Amérique (chez Grasset). Satisfaction dans les rangs de Discipline, joie dans les maisons francophones, danse de St Guy chez les libraires.
De là, cette idée folle: et si nous revenions dessus... et si nous enfoncions le clou. Mais sans note critique, cette fois... seulement le désir simple et immédiat de vous offrir une page complète (la 96). Pas un geste commerçant, juste une page de pure littérature en guise de piqûre de rappel, histoire de vous faire partager ces lignes, qui sont parmi les plus belles jamais écrites sur le monde de la pop culture et sa flamboyante désinvolture. Enjoy.
« Un jour, quelqu’un amena Janis Joplin à une fête à la maison de Franklin Avenue ; elle venait de donner un concert et elle voulait un Brandy–Bénédictine dans un grand gobelet à eau. Les musiciens ne voulaient jamais des boissons ordinaires. Ils voulaient du saké, ou des cocktails à base de champagne, ou de la tequila sec. Passer du temps avec des musiciens était déroutant et exigeait une approche d’une souplesse et, au fond, d’une passivité que je n’ai jamais pu tout à fait acquérir. D’abord, le temps n’avait aucune importance : nous dînerions à neuf heures, ou alors à onze heures et demie, à moins que nous ne commandions à manger plus tard. Nous irions à l’USC voir le Living Theater si la limousine arrivait au moment précis où personne n’aurait préparé à boire ou sorti une cigarette ou organisé un rendez-vous avec Ultra Violet au Montecito. De toute façon David Hockney arrivait. De toute façon Ultra Violet n’était pas au Montecito. De toute façon nous irions à l’USC voir le Living Theater ce soir ou nous irons voir le Living Theater un autre soir, à New York, ou à Prague. D’abord nous voulions de sushis pour vingt personnes, des palourdes à la vapeur, un curry de légumes vindaloo et beaucoup de cocktails à base de rhum avec des gardénias pour mettre dans nos cheveux. D’abord nous voulions une table pour douze, quatorze maximum, mais il y aurait peut-être six personnes de plus, ou huit, ou onze : il n’y en aurait jamais un ou deux de plus, parce que les musiciens ne se déplaçaient jamais par groupe de « un » ou « deux ». John et Michelle Phillips, des Mamas and Papas, se rendant à l’hôpital pour la naissance de leur fille Chynna, obligèrent la limousine à faire un détour par Hollywood pour passer prendre une amie, Anne Marshall. Cet incident, que je réimagine souvent en incluant un second détour, par le Luau pour prendre des gardénias, décrit très exactement l’industrie de la musique à mes yeux. »
Joan Didion, L’Amérique, traduit par Pierre Demarty, Grasset 2009
Friday, 15 May 2009
A Drifting Life de Yoshihiro Tatsumi, 2009
Rien posté ici depuis longtemps. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir des livres à lire ou à défendre, mais peut-être qu'aucun ne s'imposait autant que celui-là, dont je n'ai même pas encore terminé la lecture. Mais il me happe déjà complètement : 850 pages et il ne m'en reste plus que 200 : les 650 autres ont été dévorées en 4 jours - c'est dire l'impact de ce livre. Au fait, c'est une bande dessinée. C'est même une bande dessinée japonaise. On dirait un manga. Mais c'est plutôt un Gekiga, c'est-à-dire un manga pour adulte, ou qui traite de thèmes plus adultes. Plus exactement, ce livre est une autobiographie, un mémoire, sur la naissance au japon du Gekiga dont Yoshihiro Tatsumi fait ici le récit, puisqu'il en a été le principal instigateur - on peut voir dans le livre la scène le montrant avec son frère en train de forger le terme, pour en finir avec celui de manga qui ne reflétait pas ce qu'ils avaient en tête, dès la fin des années 50. Au-delà de ce débat, le livre est simplement passionnant : Tatsumi s'y met en scène, revient sur sa vie, sa jeunesse des années 50 et 60 et raconte plusieurs histoires en parallèle : la sienne, celle de son pays (il cite livres, chansons, films marquants pour le Japon de son enfance et donne envie de découvrir tout cela), celle de l'essor d'un système et d'une manière de faire, de publier, de considérer la bande dessinée.
Tatsumi a changé certains noms, s'est lui-même transformé en Katsumi, s'évoque lui-même comme un personnage, à la troisième personne, et crée ainsi une distance avec son double dessiné qui fait que l'on se demande toujours où se situe la frontière entre la mémoire et la fiction et lesquels de ces personnages sont imaginaires ou tout à fait réels. Des questions qui traversent aussi l'oeuvre d'un autre japonais, le romancier Haruki Murakami auquel Tatsumi est souvent comparé : les lire tous deux permet une vision oblique du Japon. Les images et dessins de Tatsumi notamment amènent par leur esthétique, leur trait clair, leur traitement noir et blanc, l'incrustation d'images photocopiées de couvertures ou d'affiches, un sentiment étrange de proximité, de connaissance intime d'un monde proche déjà disparu, comme le ferait un film de Truffaut, par exemple.
Pour le moment, le livre vient de sortir en anglais, chez l'éditeur canadien Drawn & Quarterly. J'ignore s'il sera traduit en français. Plusieurs volumes de Tatsumi sont déjà sortis en France : des recueils d'histoires courtes et souvent noires, dont le plus beau est L'Enfer, paru chez Cornélius en 2008.
Yoshihiro Tatsumi, A Drifting Life, Drawn & Quarterly, 2009.