Sunday, 29 November 2009

quote

"Ce [nouveau] langage permettrait-il de composer de nouvelles significations que l'ancien langage ne permettait pas ? Rendrait-il compte d'un rapport singulier au réel dont l'ancienne langue était incapable? En aucun cas, puisque il suppose le figement dans la glace des signifiés auxquels il renvoie. Il s'agit au contraire de ce qui reste du langage quand on en a tout a fait soustrait et hypostasié le sens ou le faire-signe. Il est l'expression la plus efficace de l'ordre Nouveau, et du pur Zéro de la mobilité techniciste: zéro de la memoire, zéro de la transmission-et par consequent acquittement généralisé a l'égard de ce qui, dans l'être, résiste à la "recuite" techniciste, à la reconstitution pure et simple, en fin de compte à l'actualité pure.

Cedric Lagandré, L'Actualité Pure-Essai sur le Temps Paralysé, PUF, 2009, pp 42-43.

Thursday, 26 November 2009

Les Alligators souriants, 1992 (cd)


Cet audiobook rare est plus rare qu'un livre rare. Les Alligators souriants se présentait sous la forme d’un cd protégé par une couverture carton orange qui, une fois dépliée, nous laissait coi. Il y avait, en 70 minutes et 23 hypnotiques secondes, un télescopage de voix : 22 écrivains se lisant... Soit un croisement NASA entre les époques, les régions, les langues. Jean Genet présentait son pedigrée, Pasternak s’exprimait en français, Joyce récitait Finnegans wake, Gombrowicz fustigeait les prix littéraires, Kerouac jazzait, Artaud hurlait: asilaire, Pound, Schmidt et Celan sonnaient poétiques, Müller théatral et Bret Easton Ellis exposait le tout frais cadavre d’American Psycho
Personne ne parlait encore de sampler. Et tout ça avait littéralement valeur de manifeste. Voilà plus qu'un simple disque: un mauvais coup porté à la bêtise et à la laideur, fomenté en attelage par les éditions Tristram (Jean-Hubert Gaillot et Sylvie Martigny, qui depuis Auch nous sauvent en éditant ceux qui comptent – Vollmann, Ballard, Lester Bangs, Bourgeade, Schmidt…) et l’éphémère revue L’immature (émanation littéraire des Inrockuptibles, qui ne connut – hélas- qu’une poignée de numéros au début des années 90; elle était dirigée par Hadrien Laroche et Michel Jourde). L’objet n’était pas à vendre : Tiré à très peu, il était offert à ceux qui lisaient les livres Tristram et la revue L’immature. Souvent, il s'agissait des mêmes.
Paradoxe (pour qui sait ce que font certains membres de ce blog dans le civil), en dix mois et 80 posts, on n’avait encore jamais mis de sons à disposition sur Discipline in Disorder. C’est un peu Noël en novembre.

(Les Alligators... était divisé en 6 tracks/chapitres. Il vous suffit, as usual, de cliquer sur le titre. La tracklist des auteurs est dans l'ordre des apparitions et mentionne, quand c'est possible, la date des enregistrements. Les titres sont de l'éditeur).


(Very rare audiobook edited in France in 1992 in few copies by astonishing editor Tristram and born-dead revue L'immature: a compilation in six segments of 22 worldwide writters reading quotes of their own. Litterature from the vaults. Download.)

Planètes – Jean Genet (1949), Valère Novarina (mai 1983), Georges Cheimonas (1990), Boris Pasternak (automne 1958) ((9:54))

Euphoriques – James Joyce (1929), Pierre Michon (septembre 1992), Witold Gombrowicz (1967), Arno Schmidt (édité en 1977) ((16:19))

Arpenter – Jack Kerouac (no date), John Ashberry (1975), Jean-Loup Tassard (mai 1992) ((12:17))

Au Large – Pier Paolo Pasolini (Mai 1974), Ezra Pound (no date), Claude Minière (mai 1983) ((5:20))

Fouille – Maurice Roche (1990), Paul Celan (1958) François Bon (avril 1992), Jude Stéfan (mai 1992) ((14:19))

Coups – Antonin Artaud (Juillet 1946), Heiner Müller (Juin 1992), Christine Angot (Janvier 1990), Jim Thompson (only one line, no date), Bret Easton Ellis (avril 1992) ((11:53))


Les Alligators souriants (voix d’écrivains), Tristram/L’immature, CD, 1992

Tuesday, 24 November 2009

Quote

"À neuf heures, Mildred était poudrée, bichonnée, parfumée et parvenue à cet état de semi-transparence qu'une femme semble acquérir quand elle est vraiment habillée pour sortir. Ses cheveux ondulés la veille, moussaient doucement; sa robe ajustée jusqu'aux derniers plis et aux moindres volants; son visage apprêté jusqu'au regard de poisson mort qui indique le dernier degré de tel rites."(p.255)

James M. Cain, Mildred Pierce, L'Imaginaire Gallimard 2009

Wednesday, 18 November 2009

Rory Hayes, Where Demented Wented, Fantagraphics, 2008

Certains livres ne vous lâchent pas, même si vous n'arrivez pas à les lire jusqu'au bout. Comme les meilleurs disques : difficile, pour moi, de les écouter d'une traite. J'ai souvent l'impression qu'ils sont mieux conservés en moi si je leur laisse le temps, si je laisse faire mon imagination tout autant, sinon plus, que mes oreilles.
Il y a plusieurs mois déjà, j'ai acheté ce livre, sorti par Fantagraphics : une anthologie des dessins et bandes dessinées de Rory Hayes. Ce que j'y ai vu m'obsède perpétuellement, chaque jour, chaque nuit, revenant inlassablement à la manière d'un écho, d'une mélodie dure, revêche, cassée en son milieu.
Rory Hayes était un de ces dessinateurs surgis dans la BD au moment du psychédélisme, en même temps que Crumb. Mais contrairement à ce dernier, Hayes avait un style tout brut, dessinant toujours comme lorsqu'il était enfant, des monstres et des paysages cosmiques, des créatures d'un Enfer dont on imagine qu'il n'est rien d'autre que le sien, tout intime.
Ses dessins et petites BD regroupées ici intégralement n'ont rien de commun avec qui que ce soit d'autre (mis à part un autre grand autiste de la BD américaine, Mark Beyer - j'en reparlerai un jour, lorsque je m'en serai extirpé). Rory Hayes dessine, gribouille, décadre, fait baver ses montres, déchire des univers entiers. Le traiter de fou serait un raccourci, une connerie : j'ai rarement vu, lu, fréquenté, d'univers aussi cohérent, aussi bien agencé et aussi habilement mis en place. Ce qui choque, c'est le grotesque, la vision démente d'une vie qu'il semble le seul capable de restituer avec justesse : une vie violente, délétère, impossible.

Rory Hayes était un oracle, un dessinateur rare. Crumb a été un des premiers à le publier dans les années 60 et même dans les années 80, il publiait des pages de Hayes dans son magazine Weirdo, dans un numéro spécial "Losers" assez inégalable. Lorsque j'ai rencontré Crumb en octobre dernier, je lui ai montré ce numéro pour qu'il me parle de Hayes. Crumb : "Hayes était un garçon très timide, pale, aux yeux bleux très éloignés l'un de l'autre, de sorte que l'on ne pouvait pas dire s'il vous regardait vraiment. Je l'aimais beaucoup. C'était une sorte d'ami à moi. Mais il s'est mis à la drogue et je crois qu'il est mort d'overdose. Dans les années 60, il travaillait dans une librairie de comics à San Francisco et c'est là que j'ai découvert ses premiers comics : ils étaient puissants, forts, étrange, fous et en même temps très organisés. Ils m'ont immédiatement plu et nous l'avons immédiatement publié dans Snatch. Ce qui a déplu à Janis Joplin qui est passé me voir à la maison pour me dire que c'était une énorme erreur de publier Rory Hayes, que c'était trop psychotique."

Where Demented Wented contient aussi un essai d'un fan de Hayes, Le grand Edwin Pouncey alias Savage Pencil (on en reparlera ici ou ailleurs un jour prochain) ainsi que des posters qui nous apprennent que Hayes avait aussi tourné des films, à la maison : on donnerait cher pour les voir, pour comprendre comment il transcrivait sur pellicule ses visions de violence cosmique.



Rory Hayes, Where Demented Wented, Fantagraphics, 2008

Wednesday, 11 November 2009

Quote

"Et, lorsque la dépression arrive finalement, je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses. Avec une joie amère, je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même enseveli sous la neige de l’oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans la dernière poupée, se trouvent un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans un grand trou. Je finis par devenir l’esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, à moins que le chien, ce ne soit moi."(p.17)


Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Vart behov av tröst), traduit du suédois par Philippe Bouquet, Actes Sud, 1981.

Saturday, 7 November 2009

Lisa Kahane, Do not give way to Evil: photographs of the south bronx, 1979-1987













Lost New York, suite. J’éprouve comme une mauvaise conscience de blanc-bec, à apprécier un livre remplis de photos de ruines, de décombres. De quel droit, assis chez moi, le chien pas loin, je peux trouver photogénique une telle collection de ravages? La fascination est pourtant là, palpable. Accentuée par le fait que je ne connais pour ainsi dire pas New York... Une seule visite, à une époque lointaine, si reculée que le Bronx ressemblait encore un peu à ce qu’il est dans ce livre. A ce qu'il était en 1978 donc, lorsque Lisa Kahane a entrepris de photographier pour la prospérité une zone qui avait connue successivement l’échec urbanistique, la fermeture des usines alentours, la défiguration – construction d’une voie express coupant en deux 113 rues et occasionnant des milliers de déplacements et un nouvel entassement humain-, l’arrivée massive des drogues dures, et enfin l’abandon total d'investissements financiers sans lesquels un quartier ne peut se survivre à lui-même.
Je me souviens mal de New York, mais les images de ce livre se confondent dans ma tête avec le souvenir très net de villes sortant toutes d’une guerre civile. Est-ce un hasard si Lisa Kahane est devenue photographe de guerre, par la suite ? Traverse-t-elle déjà ici un paysage en guerre. D'une autre guerre, économique, sociale?
Pourtant, il n’y a chez elle pas tant de désir que ça d’exagérer, de faire de toute cette dévastation un événement indépassable. C’est un Bronx niqué mais calme. Les photos noir et blanc sont de loin les plus belles, mais presque trop : les lignes de fuite glaçantes, les artères désertées, les amas de décombres composent une nature morte. La beauté désespérée des ruines... que l'on contemple à deux fois, une pour y croire (documentaire), l'autre pour repérer au milieu de ce no-man's land l'impasse d'où surgiront des gangs de warriors façon Walter Hill ou Carpenter, venus crever une fois pour toute ce silence (fiction). New York en 1978 ressemblait comme une soeur à New York 1997. Magnifier les débris est un projet hypnotisant mais discutable à long terme, que Kahane a eu l’intelligence de compenser par des tirages couleurs néo-réalistes, clichés moins puissants à première vues mais qui, en douce, donnent à voir la chaleur – celle, étouffante, du ciel défunt qui possède une couleur que je ne sais pas définir : bleu délavé, bleu trempé, bleu sale des mauvaises canicules. Et celle, moins indirecte, des gens, qui tous, de façon spontanée, posent sur ses photos en souriant. Histoire de nous dire qu’ils vivent là et qu’ils nous emmerdent.












Lisa Kahane, Do not give way to evil : photographs of the South Bronx, 1979-1987, powerHouse, 2008.

Wednesday, 4 November 2009

Luc Sante, My Lost City, 2007

Il sait à quel numéro de venelle se cachait tel boxon en 1890, mais il est incapable de nostalgie. Tant mieux, puisque c’est sous couvert de nostalgie qu’est apparue sous Giuliani la gentryfication, l’aseptisation, l'embourgeoisement – peste moderne, blanche, neutre, propre, sécuritaire qui a transformé la ville connue sous le nom de New York en autre chose - un supermarché bio pour adolescents à la coule?
Déjà cité ici, ça et là, en filigrane par Garnier comme par Ivan (en général, le nom de Dave Hickey n’est jamais loin), Luc Sante (critique littéraire, journaliste, écrivain, éditeur de polars "hard boiled", prof d’histoire de la photo) est cet homme qui, selon son ami Jim Jarmush, possède «l’érudition la plus excitante qui soit». Soit. Sante est né en Belgique, ses parents ont migré aux USA quand il n’avait que cinq ans. Il découvre NY à 14 ans, en 1968, et entame avec elle une relation d’amour/haine de plus de trente ans, placée sous le sceau de la déception. Jusqu'à ne plus vouloir (ni pouvoir?) y vivre depuis dix ans (a-t-il a perdu sa ville, ou s'est-elle perdue?). Sante reste toutefois, pour une génération entière de provinciaux épris d’underground ayant échoués dans les années 70 dans le Lower East Side, le seul historien total de New York. Le seul en tout cas (avec le Nik Cohn de Broadway la grande voie blanche) à restituer cette ville dans sa dimension de pourriture, de violence quotidienne et de subculture attractive.
Low life : lures and snares of old new york, son livre phare,dont s'est beaucoup nourri Scorcese pour Gangs of New York (ok, le film était méchament raté), n’en finit plus d’attendre une traduction française - qui le hisserait au niveau de popularité d'un Greil Marcus... mais comme rien n’est annoncé pour les quarante prochaines semaines, vous pouvez toujours vous rabattre sur My lost city, un chouette mais mince recueil d’articles dessalés traduit, il y a six mois, en français. Woody Allen peut toujours jouer du pipeau...


«Tandis que nous somnolions, l’argent s’insinua lentement, imposant peu à peu sa présence, de mille manières étrangement disparates et apparemment périphériques. Le phénomène nouveau des vendeurs de rues fut le premier signe. Avant le début des années 80, vous n’auriez jamais vu de gens vendre de vieux livres ou des ordures variées au milieu du trottoir dans des boîtes en carton. Si vous vouliez vraiment vendre quelque chose, vous pouviez toujours louer une devanture pour presque rien, à condition de ne pas faire trop le difficile sur l’emplacement. Mais désormais, avec une grande célérité, Astor Place devenait un vaste marché aux puces, plein de vendeurs qui allaient de collectionneurs de vieux comic books aux optimistes essayant de se débarrasser de ce qu’ils pouvaient bien avoir tiré des poubelles la nuit précédente. Ce que cela signifiait, cependant, c’était que tous ceux qui, jusque-là, s’en étaient sortis au petit bonheur la chance ou grâce à leur charme avaient désormais sérieusement besoin de cash. Il existait à présent des consommateurs disposés à débourser des billets pour des babioles jadis disponibles gratuitement pour qui savait lire le langage de la rue. La raison pour laquelle les luftmenschen avaient besoin de dollars était en partie la hausse considérable du trafic de l’héroïne, causée par une chute abrupte des prix. Tout d‘un coup, des gens qui n’avaient été que des consommateurs occasionnels se retrouvaient accros.»

Luc Sante, My Lost City (Kill All Your Darlings), 2007, édition française : Inculte, 2009.