Friday, 29 January 2010
Joseph Ghosn : Dix Bandes Dessinées pour les années 2000
Il a été un moment question (ce devait être durant les élections, dans la cuisine une fille parlait de Segolene et de François Bayrou) que Joe et moi nous nous lancions dans un duo de comiques libanais supposé hilarant et qui aurait logiquement du casser la baraque dans tout le Proche-Orient (+ sa diaspora). Nos vies auraient coulé, iiiiiivres d’arak, entre la douceur parfumée de la classe affaire des vols Middle East Airlines et la chaleur humide et étouffante des galas ovationnés. Certains soirs, tels des personnages de Serge Clerc ou d'Yves Chaland, nous aurions saccagé des suites de palaces, à Dubaï ou au Qatar, à coups de batailles de falafels et de khébés sous le regard concupiscent de quelques lascives princesses arabes. Bon.. les choses ont tourné autrement... et à la place nous avons surtout passé pas mal de notre temps libre à alimenter des blogs. Celui de Joe (http://josephghosn.com/), updaté quotidiennement, est une folie qui informe en direct sur ce qui maintient éveillé ce garçon insatiable. Beaucoup de musique, beaucoup de bandes dessinées. Un taux de découverte vertigineux. C'est Babel et sa Tour. Ici aussi, à Discipline in Disorder, Joseph envoie de temps à autres des nouvelles, essayant surtout de nous faire croire qu’il ne lit que des BD – mais Joe, on sait tous que c’est faux et il serait temps que tu écrives sur autre chose aussi. Mais comme son expertise sur la question reste inégalée, on lui a supplié une short list commentée de ses dix b-d de la décennie. Une liste plus étendue est simultanément dispo sur son blog (c'est beau la stéréophonie). Et si jamais c’était insuffisant, vous irez en librairie acheter son récent et très bon guide des Romans Graphiques. Dernière chose, sa monographie sur La Monte Young sort lundi, elle aussi aux éditons Le Mot et le reste. Ayda chou?
Tatsumi - A drifting Life
800 pages qui se lisent en deux heures tant Tatsumi sait conter une histoire, embarquer son lecteur dans un cheminement rapide, mais riche. Ici, c'est sa biographie qu'il met en scène, en profitant pour raconter l'essor du manga d'auteur dans le Japon des années 50 et 60 : une lecture indispensable, sortie en 2009 aux Etats-Unis, pas encore en France.
David Mazzuccheli - Asterios Polyp
On se souvient de Mazzucchelli pour son travail dans les années 80 sur Batman et Daredevil, puis pour son adaptation de Paul Auster. Ici, il est ailleurs : dans le récit de vie d'un homme qui, vers 45 ou 50 ans, profite d'un feu chez lui pour s'enfuir, changer de vie, n'emportant presque rien de son ancienne vie, sinon ses souvenirs. Le design du livre, les compositions de MAzzucchelli, la manière dont il conte son histoire : tout est à tomber. Le livre doit sortir en France chez Casterman.
Charles Burns - Black Hole
Le grand roman graphique de Burns, très ligne claire réinventée tout en noir, est aussi le plus beau livre post-gothique d'une Amérique en quête de sens : Burns mélange autofiction et fantastique, horreur gore et horreur du quotidien. Son ton est impeccable, et son livre est peut-être le plus influent de sa génération : les plus jeunes auteurs de BD s'en réclament tous.
Monsters - Mat Brinkmann
Pas une BD, mais un recueil d'imges de monstres sortis de la tête de Brinkman dans laquelle on adorerai vivre un jour ou deux, mais pas plus. Le livre est tout en sérigraphie, sorti par Le Dernier Cri à Marseille. Son tirage est ridicule : n'hésitez pas à sacrifier un chien ou une tante pour en trouver un exemplaire.
Joe Daly - Red Monkey
Vous vous souvenez de Ted Benoit ? Joe Daly, lui, ne l'a jamais oublié. Ici, Daly réinvente la ligne claire dans une Afrique du Sud inconnue de nous, violente et sauvage.
Conrad Botes - Rats & Chiens
Lui aussi surgi d'Afrique du Sud, Botes tient plus de Crumb que de la ligne claire : son livre est une suite de nouvelles ténébreuses, évoquant religion et famille, en un noir et blanc charbonneux, opaque, violent.
Anthologie Kramer's Ergot 4-7
On ne peut pas s'intéresser à la bande dessinée des années 2000 et ne pas lire les numéros 4 à 7 de cette anthologie où se bousculent les découvertes et les surprises. Editée par Sammy Harkham, lui-même auteur accompli et précieux, Kramer's Ergot propose à chaque fois une percée neuve dans un monde reconstruit, reformaté sous nos yeux : du dessin pur aux BD les plus formatées, tout y est juste splendide et le numéro 6 est grand comme une table, pour laisser la place aux planches. Si vous n'avez pas la place pour l'accueillir, contentez-vous de trouver les numéros 4, 5 et 6 : indispensables.
David Heatley - J'ai le cerveau Sens dessus-dessous
Le dernier prodige américain, qui dessine à la manière d'un Gary Panter plus pop, évoquant sexe et rêves, racisme et musique, sans aucun tabou, sans aucune retenue. Sa manère d'insérer au milieu de son récit des chroniques de disques hip-hop est une des plus belles inventions critiques récentes, qui renouvelle bien la façon de parler de la musique et l'endroit où le faire.
Rory Hayes - Where Demented Wented
Fletcher Hanks - I Shall Destroy Every Civilized Planet / You Shall Die By Your Own Evil Creation
Sur Rory Hayes, rien à dire de plus que ça http://disciplineindisorder.blogspot.com/2009/11/rory-hayes-where-demented-wented.html - Sauf que Hayes a été redécouvert comme beaucoup d'autres dans les années 2000 et que ce livre anthologique est l'un des plus étonnants de la décennie passée au même titre que les rééditions du fou furieux des années 39-41 : Fletcher Hanks, qui dessinait les plus violentes histoires de super-héros vengeurs, arborant des têtes de mort pour répandre une justice forcément sanglante. En deux ans Hanks a commis des comics malades et fous, avant de disparaître. Deux volumes lui ont été consacrés, qui permettent de relire toute son oeuvre de petit maître, de faiseur profitant de ses commandes pour créer un monde empli d'obsessions morbides, violemment tenaces.
pix: Fletcher Hanks
Tuesday, 26 January 2010
Rappin’ and Stylin’ Out / Communication in Urban Black America – Edited by Thomas Kochman – University of Illinois Press, 1972
Ça pourrait être un sketch de Dave Chappelle, le Richard Pryor dérangé des années 2000 : dans le Harlem de Superfly, une université proposerait un diplôme de ghettology, avec des cours de dozens et de pimp walk, un module sur les différents formes de street hustles, et l’intégrale d’Iceberg Slim au programme de la section littérature, le tout avec l’accent funky d’une blaxproduction American International Pictures. Et ce livre en serait le manuel de classe, complet avec schémas et textes à étudier.
Sauf que Rappin’ and Stylin’ Out est un vrai livre. Publié par l’Université de l’Illinois en 1972 sous la supervision de Thomas Kochman, « associate professor of speech » (qui, aujourd’hui, dirige un cabinet de consultants en management de la diversité à destination des entreprises, d’après Google). Et sur plus de 400 pages et une vingtaine d’essais, les chercheurs réunis par Kochman voyagent dans la culture noire américaine des grands centres urbains du début des années 1970. Avec leur langage et leurs méthodes de scientifiques militants (touchant parfois au surréalisme pur : plusieurs pages de graphiques et d’équations sur la structure des dozens, c’est-à-dire les vannes sur « ta mère », des tableaux comparatifs sur les greasers et les gowsers – les versions blanches et noires des petits loubards du Chicago d’il y a 40 ans), le livre pourrait rebuter, comme ces essais verbeux sur la culture populaire que produit de temps en temps l’université française.
Mais c’est tout le contraire. Bien sûr, beaucoup de ces textes n’évitent pas le jargon académique. Mais ils regorgent surtout de précieux petits morceaux d’époque : quelques inscriptions saisies sur les murs de la ville ou dans les chiottes d’un bar qui annoncent le raz de marée graffiti en train de monter ; une radiographie de la structure des Vice-Lords, le gang noir dominant de Chicago ; des analyses en photos des différentes attitudes adoptées par les mecs et les filles de la rue noire (dont une sélection peut être consultée dans la fiche du livre sur le site américain d’Amazon) ; des retranscriptions de discussions, de blagues ; quelques poésies sauvages. Autant d’éclats d’un monde dont la caricature et la récupération para-tarantinesques ont fini par faire oublier qu’il fut réel. En plus d’être funky.
Et, cerise sur la gâteau, après avoir doctement analysé tant de signes et tant de pratiques éphémères, le livre se termine en s’ouvrant sur de purs moments de jouissance baaadasssss, en proposant des extraits de textes du maquereau littéraire Iceberg Slim (justement), de H. ‘Rap’ Brown, l’un des artisans du virage Black Power du syndicat étudiant SNCC, qui explique (et démontre par l’exemple) comment il a gagné son surnom, de Melvin S. Brookins et de Woodie King Jr., qui offrent chacun une variation sur le thème du player et de son approche du Game. Vingt ans plus tard, Snoop Dogg et Ice-T revendront tous ces mots, ces attitudes et ces histoires à la petite-bourgeoisie blanche, qui ne cessera plus d’en redemander (et cette chronique en est la preuve). Mais ce n’est pas un sketch de Dave Chappelle : c’est un authentique petit trésor subculturel, à savourer tout en (ré)écoutant le Hustler’s Convention de Lightnin’ Rod.
Saturday, 23 January 2010
James Agee, Brooklyn existe, 1939
Le type de la librairie m’avait demandé de passer le 21 janvier. Le 19, je faisais déjà le pied de grue. Appelez ça du harcèlement, et après tout peut-être... mais un inédit du scénariste de la Nuit du chasseur sort en France, et c'est un évènement pour moi. Titre: Brooklyn is... Un article de 1939, une commande, comme souvent avec Agee... Et au final refusée, comme souvent avec Agee. Et par le même magazine Fortune qui en 1936, déjà, n'avait pas voulu publier pour mille et une mauvaises raisons (un nombre de feuillets excédant 10 fois la commande, une férocité de ton, un ensevelissement de l'information sous un vortex de description à vous donner le vertige) la précédente enquête de James Agee et du photographe Walker Evans sur les métayers du Sud des États-Unis en proie à la Grande Dépression : Un gros machin de 450 pages qui dormira jusqu’en 1941 chez un éditeur avant de finir par sortir sous le titre de Louons maintenant les grands hommes… et devenir instamment le point de départ de toute une littérature américaine - qui court de Kerouac à William S. Vollmann - arrimée au reportage, le cahier de notes rempli sur place pour que ressorte davantage la tension d’une forme désormais écartelée pour toujours entre documentaire et mythologie.
Fortune magazine n’a pas non plus voulu de ce Brooklyn existe. Et on imagine leur tronche quand Agee, 30 ans, encore méprisé, leur a rendu ça en guise de reportage : 50 feuillets de poésie scandée, une seule phrase à l'intérieur de laquelle est venue s'enchainer une suite de segments retenus par une ponctuation tendant vers l'infini, une ponctuation qui ne connaît plus que les points virgules (;) et les deux points (:). Qui sur la page dessine un long mouvement panoramique infini prenant dans son filet des images furtives d’une vie anonyme, grise, charbonneuse.
La rue, les rues - Brooklyn excite. Là, devant "les kilomètres et les kilomètres d'une jungle de terres désertes, de petites usines, d'habitations bon marché", la rythmique Agee rejoint l’instantanéité des clichés de Walker Evans. Lequel est le plus photographique des deux, l'homme au stylo ou celui à la caméra? Quelle différence, puisque dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de (faire) voir... Agee va jusqu'à évoquer "les images projetées sur la rétine": il est une caméra en marche, un homme-machine. D'ailleurs, pour explorer Brooklyn, les gens de chez Fortune l'ont escorté cette fois non pas d’un photographe mais de deux autres journalistes (comme si Agee n'était plus assez journaliste lui-même)... deux petits snobinards éduqués et racistes dont Agee (qui faisait tout pour oublier qu'il sortait de Harvard) se moque tour à tour dans son texte, histoire d’armer sa psalmodie contre une caste. S'il n’est définitivement plus du coté de la rédaction, de ceux de Manhattan et du dédain, où se situe-t-il ? Chez les métèques de Brooklyn (où il vient juste de s'installer avec sa nouvelle femme) ? Non plus. Non, il s'est inventé une position de chasseur à longue vue qu'il théorisera trois ans après, quand devenu critique de cinéma il énoncera pour principe premier «Ne jamais m’excuser de ce que mes yeux me disent». Comme si, armé de cette confiance en son aptitude à instantanément tout retranscrire, tout enregistrer, tout capter, tout photographier du regard, il inventait en direct une "écriture photographique". Donnant sur quoi? Sur une Amérique complètement mixte (juifs, blacks) qui campe dans Brooklyn éparpillée en une multitude de zones imperméables, fauchées, minuscules et autarciques. Au-dehors comme autour : le mépris.
«Ou Carnasie, ce cul du monde, la risée de Brooklyn, son extrême limite ; désolation, abomination, les maisons réduites à rien du tout, le sable désert, le cabaret délabré avec l’enseigne « La fille que vous amenez est celle que vous raccompagnez », au milieu du silence dévastateur, le nouveau cabaret et ses décorations brillantes, disposées par des hommes ambitieux ; le long de la dernière rue, les auvents et, à l’entrée, un petit immeuble récent, en brique, le rez-de-chaussée occupé ; la rangée de plaques sombres qui, de l’autre coté d’un petit parc, font face au soleil déclinant et à la terre dénudée, l’air de dire : « En fait nous n’avons pas vraiment réussi dans la vie » ; (…)"
James Agee, Brooklyn existe (Brooklyn is), traduit par Anne Rabinovitch, Christian Bourgois, collection Titres, 2010
Fortune magazine n’a pas non plus voulu de ce Brooklyn existe. Et on imagine leur tronche quand Agee, 30 ans, encore méprisé, leur a rendu ça en guise de reportage : 50 feuillets de poésie scandée, une seule phrase à l'intérieur de laquelle est venue s'enchainer une suite de segments retenus par une ponctuation tendant vers l'infini, une ponctuation qui ne connaît plus que les points virgules (;) et les deux points (:). Qui sur la page dessine un long mouvement panoramique infini prenant dans son filet des images furtives d’une vie anonyme, grise, charbonneuse.
La rue, les rues - Brooklyn excite. Là, devant "les kilomètres et les kilomètres d'une jungle de terres désertes, de petites usines, d'habitations bon marché", la rythmique Agee rejoint l’instantanéité des clichés de Walker Evans. Lequel est le plus photographique des deux, l'homme au stylo ou celui à la caméra? Quelle différence, puisque dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de (faire) voir... Agee va jusqu'à évoquer "les images projetées sur la rétine": il est une caméra en marche, un homme-machine. D'ailleurs, pour explorer Brooklyn, les gens de chez Fortune l'ont escorté cette fois non pas d’un photographe mais de deux autres journalistes (comme si Agee n'était plus assez journaliste lui-même)... deux petits snobinards éduqués et racistes dont Agee (qui faisait tout pour oublier qu'il sortait de Harvard) se moque tour à tour dans son texte, histoire d’armer sa psalmodie contre une caste. S'il n’est définitivement plus du coté de la rédaction, de ceux de Manhattan et du dédain, où se situe-t-il ? Chez les métèques de Brooklyn (où il vient juste de s'installer avec sa nouvelle femme) ? Non plus. Non, il s'est inventé une position de chasseur à longue vue qu'il théorisera trois ans après, quand devenu critique de cinéma il énoncera pour principe premier «Ne jamais m’excuser de ce que mes yeux me disent». Comme si, armé de cette confiance en son aptitude à instantanément tout retranscrire, tout enregistrer, tout capter, tout photographier du regard, il inventait en direct une "écriture photographique". Donnant sur quoi? Sur une Amérique complètement mixte (juifs, blacks) qui campe dans Brooklyn éparpillée en une multitude de zones imperméables, fauchées, minuscules et autarciques. Au-dehors comme autour : le mépris.
«Ou Carnasie, ce cul du monde, la risée de Brooklyn, son extrême limite ; désolation, abomination, les maisons réduites à rien du tout, le sable désert, le cabaret délabré avec l’enseigne « La fille que vous amenez est celle que vous raccompagnez », au milieu du silence dévastateur, le nouveau cabaret et ses décorations brillantes, disposées par des hommes ambitieux ; le long de la dernière rue, les auvents et, à l’entrée, un petit immeuble récent, en brique, le rez-de-chaussée occupé ; la rangée de plaques sombres qui, de l’autre coté d’un petit parc, font face au soleil déclinant et à la terre dénudée, l’air de dire : « En fait nous n’avons pas vraiment réussi dans la vie » ; (…)"
James Agee, Brooklyn existe (Brooklyn is), traduit par Anne Rabinovitch, Christian Bourgois, collection Titres, 2010
Sunday, 17 January 2010
William S. Burroughs, Nothing here now but the recordings (IR 0016 LP, 1981)
Call it a gift, you can: A compilation of William S. Burroughs' tape experiments & cut-ups from 1959 through 1978, only released in 1981 on Industrial Records (IR 0016), the legendary label managed by Throbbing Gristle. Rarely but sometimes, you find one or two vinyl copies on Discogs exchanging around... 666 and 999 dollars... (and i know you don't have the money worth). Of course, the sleeve notes are by Genesis P-Orridge.
Well... The total taste is here, as Exterminator Bill said, and for free - you just have to click on side one and two... Take time to listen.
Side One (21:44)
A1 "Captain Clark Welcomes You Aboard"
A2 "The Saints Go Marching Through All The Popular Tunes"
A3 "Summer Will"
A4 "Outside The Pier Prowed Like Electric Turtles"
A5 "The Total Taste Is Here" - News Cut-Up
A6 Choral Section, Backwards
A7 "We See The Future Through The Binoculars Of The People"
A8 "Just Checking Your Summer Recordings"
Side Two (22:21)
B1 Creepy Letter - Cut-Up At The Beat Hotel In Paris
B2 Inching - "Is This Machine Recording?"
B3 "Handkerchief Masks" - News Cut-Up
B4 "Word Falling - Photo Falling"
B5 Throat Microphone Experiment
B6 "It's About Time To Identify Oven Area"
B7 Last Words Of Hassan Sabbah
(thanx the fantastic friendsound blog for helping us sharing this one)
Saturday, 16 January 2010
Quote
"Mardi Gras vient de se terminer à La Nouvelle-Orléans - d'y penser, ça me rappelle Don Castle, le tatoué que j'ai rencontré un soir sur la plage d'Oak Street, à Chicago - puis recroisé par la suite à la Nouvelle-Orléans.
C'était un personnage assez étrange - un ancien camé qui bossait dans les freak-shows, et un poète - entièrement tatoué, depuis une ligne qui lui ceignait le coup, comme un collier, jusqu'aux poignets et aux chevilles. Il avait une grande rose rouge tatoué sur le pénis, et il adorait en parler - décrire par le menu l'inconfort et la douleur qu'il avait endurés quand il se l'était fait faire.
(...) C'était un homme seul, et il évoquait souvent avec attendrissement la période où il faisait le Tatoué dans un parc d'attractions ambulant - il connaissait l'homme-caoutchouc - la femme obèse - la femme à barbe - l'avaleur de sabres - le charmeur de serpents - le mangeur de poules - les nains - les gens du cirque - les débardeurs - les clowns - les dresseurs de fauves - les funambules - les trapézistes - toutes sortes de gens qui gravitaient dans l'univers forain. Pour une raison ou pour une autre, il avait plaqué tout ça - et n'avait plus aucun contact avec le seul élément dans lequel il se sentait à l'aise. Il restait flou sur ce qui s'était passé mais j'ai déduit, à partir de bribes de conversations, qu'il s'était mis à prendre de la came - pour finir, il était tombé accro et avait eu maille à partir avec la flicaille - fait de la taule. Quoi qu'il en soit il avait le sentiment qu'il ne pouvait pas y retourner." (p.38)
Herbert Huncke, Le Tatoué (1980), in Coupable de tout et autres textes, traduit par Héloïse Esquié, Seuil, Fiction & Cie, 2009.
Thursday, 7 January 2010
Alain Desvergnes , Yoknapatawpha, le pays de William Faulkner, Marval 1989
Un livre trouvé par hasard chez un bouquiniste. Parfois les livres qu'on cherche depuis longtemps, et qui surgissent entre nos mains sans crier gare, ont un goût de déjà lu, de déjà-vu, on les connaît étrangement sans les avoir parcouru. Celui-ci je ne l'ai jamais cherché car je ne savais même pas qu'il existait.
Au début des années 60, le projet du photographe Alain Desvergnes est simple : explorer le comté de Yoknapatawpha, au sud des Etats-Unis, dans le Mississipi. Problème: Yoknapatawpha n'existe pas. Comme vous le savez, c'est le lieu inventé par William Faulkner où se déroule l'essentiel de son odyssée sudiste. Muni de la carte imaginaire du comté, scrupuleusement dessinée par Faulkner en 1946, Alain Desvergnes est pourtant parti sur les traces laissées par Temple Drake, Lena Grove ou Benji Compson, héros parmi tant d’autres de la Yoknapatawpha saga. Durant trois années, et alors que le seul véritable habitant de ce pays mythique venait de mourir (Faulkner s’éteint en 62), le photographe a fixé des centaines de clichés d’un monde qui n’est déjà plus celui de son créateur. Un monde, celui de la ségrégation, des plantations, du blues et du coton, qui ne veut pas disparaître, mais qui s’évanouit petit à petit. Le sud se voulait éternel, il se fissure sous nos yeux : une petite fille blonde endimanchée sur le perron d’une grande bâtisse, où flotte un drapeau rebel, nous regarde avec inquiétude. Quelques pages plus loin, des enfants noirs rigolent. L’histoire est en marche. Yoknapatawpha, le pays de Faulkner s’achève sur la photographie d’un tronc de chêne abattu. À l’arrière-plan : une tombe fraîche. Tout est dit.
Comme Alain Desvergnes, mais en d’autres temps, j’ai parcouru le pays de Faulkner après l’avoir lu, juste pour voir s’il restait quelque chose. Je n’ai évidemment rien vu. Ce livre m’a rappelé ce voyage.
Au début des années 60, le projet du photographe Alain Desvergnes est simple : explorer le comté de Yoknapatawpha, au sud des Etats-Unis, dans le Mississipi. Problème: Yoknapatawpha n'existe pas. Comme vous le savez, c'est le lieu inventé par William Faulkner où se déroule l'essentiel de son odyssée sudiste. Muni de la carte imaginaire du comté, scrupuleusement dessinée par Faulkner en 1946, Alain Desvergnes est pourtant parti sur les traces laissées par Temple Drake, Lena Grove ou Benji Compson, héros parmi tant d’autres de la Yoknapatawpha saga. Durant trois années, et alors que le seul véritable habitant de ce pays mythique venait de mourir (Faulkner s’éteint en 62), le photographe a fixé des centaines de clichés d’un monde qui n’est déjà plus celui de son créateur. Un monde, celui de la ségrégation, des plantations, du blues et du coton, qui ne veut pas disparaître, mais qui s’évanouit petit à petit. Le sud se voulait éternel, il se fissure sous nos yeux : une petite fille blonde endimanchée sur le perron d’une grande bâtisse, où flotte un drapeau rebel, nous regarde avec inquiétude. Quelques pages plus loin, des enfants noirs rigolent. L’histoire est en marche. Yoknapatawpha, le pays de Faulkner s’achève sur la photographie d’un tronc de chêne abattu. À l’arrière-plan : une tombe fraîche. Tout est dit.
Comme Alain Desvergnes, mais en d’autres temps, j’ai parcouru le pays de Faulkner après l’avoir lu, juste pour voir s’il restait quelque chose. Je n’ai évidemment rien vu. Ce livre m’a rappelé ce voyage.
Wednesday, 6 January 2010
Eugene Richards.Blue room.Phaidon 2009
Je ne connaissais pas le travail d'Eugene Richards,qui exposait à Arles cet été,et dont ce livre grand format est tiré(mais même s'il ne rend pas vraiment compte de la beauté des grands tirages).J'ai du coup essayé d'en trouver d'autres,mais la plupart sont épuisés,dont un livre publié à compte d'auteur dans les 70's,Dorchester days(réédité depuis par Phaidon)sur son quartier d'enfance et un autre,ou il photographie sa femme atteinte d'un cancer et qui en décèdera...ambiance.
Ces photos racontent l'errance de Richards dans une Amérique rurale,dévastée,délaissée.Des maisons à l'abandon où il ne reste que des échos de vie,des reliques kitch:des miroirs piqués,des poupées borgnes,un matelas pourri sur le sol,une chaussure,un portrait kitch de Luther King qui s'allumait façon resto chinois.Une bizarre impression de vie et de mort mêlées.Des débris qui trainent,des pièces à conviction d'une vie passée.Des lieux réinvestis par la nature et la pourriture,une impression de douce violence.
Il photographie en couleur,pour la première fois dans sa carrière;je suis,en général,peu sensible à la couleur et peu enclin à une esthétique misérabiliste,mais ces endroits fantômatiques au milieu de nulle part ont quelque chose de vraiment puissant.
On dit souvent que l'intérieur des maisons est le reflet de ceux qui les habitent.Je me suis surpris à imaginer quelle pouvait être la tête et le quotidien des gens qui habitaient là et semblent être partis hâtivement...depuis longtemps.
Je ne connaissais pas le travail d'Eugene Richards,qui exposait à Arles cet été,et dont ce livre grand format est tiré(mais même s'il ne rend pas vraiment compte de la beauté des grands tirages).J'ai du coup essayé d'en trouver d'autres,mais la plupart sont épuisés,dont un livre publié à compte d'auteur dans les 70's,Dorchester days(réédité depuis par Phaidon)sur son quartier d'enfance et un autre,ou il photographie sa femme atteinte d'un cancer et qui en décèdera...ambiance.
Ces photos racontent l'errance de Richards dans une Amérique rurale,dévastée,délaissée.Des maisons à l'abandon où il ne reste que des échos de vie,des reliques kitch:des miroirs piqués,des poupées borgnes,un matelas pourri sur le sol,une chaussure,un portrait kitch de Luther King qui s'allumait façon resto chinois.Une bizarre impression de vie et de mort mêlées.Des débris qui trainent,des pièces à conviction d'une vie passée.Des lieux réinvestis par la nature et la pourriture,une impression de douce violence.
Il photographie en couleur,pour la première fois dans sa carrière;je suis,en général,peu sensible à la couleur et peu enclin à une esthétique misérabiliste,mais ces endroits fantômatiques au milieu de nulle part ont quelque chose de vraiment puissant.
On dit souvent que l'intérieur des maisons est le reflet de ceux qui les habitent.Je me suis surpris à imaginer quelle pouvait être la tête et le quotidien des gens qui habitaient là et semblent être partis hâtivement...depuis longtemps.
Tuesday, 5 January 2010
Yuichi Jibiki, Tokyo Street Rockers, 1978-1981; Anders Petersen, Gröna Lund, 1973
Deux livres de photos mortels, sur lesquels il ne va pas falloir s’endormir. Deux instantanés, deux incunables qui soudain ressurgissent, mais pour un temps seulement (tirages ultra limités) avant de redisparaître... C’est rageant, mais ça aiguise la curiosité.
Hier encore, on ne soupçonnait rien de l'existence de ce Tokyo Street Rockers, ça ne l'a pas empêché de se rendre indispensable dans la minute même. Il s’agit d’un livre japonais, dans les 200 pages par là, format manga, noir et blanc, un livre un peu mode sûrement, enfin comme les japonais aiment les faire, mais pourtant impossible de s’en détacher : voici la chronique au soir le soir de cette poignée de groupes (inconnus ou presque ici) qui, fin 70, ont fondé la new-wave japonaise : Friction, Lizard, Non-Band, Zelda, The Stalin, Auto-Mod (ce dernier, grand adepte naturiste de la roulade dans le vomi, la farine et le soja, sévit encore, dans le circuit gothique, courant désormais désespérément après le cirque Manson) …Une photographie au présent de l’indicatif mais qui passe sans dégat la barre du temps. Des vignettes modestes, sans surmoi artistique, une sincérité élégante comme il arrive d'en croiser dans les pochettes intérieures des disques (c'est dire si on ne sous-estime pas ces photos-là)... Du cliché rock, mais fondé sur des détails justes, des choses qui comptent : belle allure, intensité partout, sols parsemés de canettes d’Asahi écrabouillées, éclairage malingre jeté sur des salles de concert perraves (le Loft à Shinjuku, légendaire quand même). L'esthète qui sommeille en vous goûtera ces cuirs noirs lovés contre des imperméables vynils, le détachement de filles moins évasives qu’il n’y paraît marié à l’effervescence de garçons moins rassurés qu’il ne veulent le dire, ce circuit de ruelles, d’impasses, ces bandes courant de palissades en derniers sous-sols de parking. A Tokyo en 1978, une arrogance inédite fait son apparition sur les jeunes visages, et cette nouvelle force tranche à vif avec la lumière phospho chimique émanant des premiers distributeurs de revues X installés à la sortie des Seven/Eleven.
Et pour nous, en 2010, cette impression vive de retrouver là, catapultés par dessus l’enlisement des utopies, les restes des frustrations kamikazes que l’on peut croiser tout au long des 3h de l’hallucinant United Red Army de Koji Wakamatsu (l’un des très grands films de l’année, enfin dispo en DVD. Signalons aussi que grâce à nos amis de la revue Bidoun, le film que Wakamatsu a tourné au Liban en 1970 sur les liens entre la URA et le FPLP du palestinien Georges Abache est en streaming sur Ubu). En 78, l'auteur du livre Yuichi Jibiki avait presque 30 ans, et c'était là son premier bouquin de photo. En 1981, il poursuivait son engagement dans le punk en lançant un label (recherché) Telegraph Record (allez voir sur Discogs, y a des choses qui font envie, les 45 tours des Pablo Picasso par exemple) dont il avait aussi pris en charge le graphisme, puis dans les années 90’s une revue : Eat. N’allez pas croire que son travail photo est de l'ordre de l'anecdotique: en suivant une improbable émergence punk au Japon, ce type a réalisé sans s'en douter l'exact pendant tokyoïde à l’extraordinaire (et à jamais perdu) I’m a cliché - la même chose, mais sur le Punk français.
Anders Petersen avait lui aussi 30 ans ou presque quand, entre 72 et 73, il photographia les gosses qui à Stokholm zonaient le soir dans le Luna Park de Gröna Lund. Des gosses en veste de jean cloutées (remember Rainer Foxie Fassbinder dans Le Droit du plus fort) qui les font ressembler à des roadies de Scorpions, des loubs qui tirent à la carabine pour impressionner des girlfriends aux yeux vides. Des vieux aussi, qui sentent la Suède profonde: insulaire, étriquée. Dans l’histoire de la photographie, Anders Petersen constitue avec Daïdo Moriyama et Antoine D’Agata une trinité qui peut paradoxalement réclamer sans rougir son titre de sainte : sainteté dans la dissolution comme dans la pure violence, sainteté saintement cramée. Gröna Lund a beau être le premier livre de Petersen, toute sa puissance est déjà là. Mais chez lui, tout a immédiatement été là! Il avait déjà du génie à revendre quand dès 1967, encore photographe amateur, il tirait le portrait de l’ivresse provinciale et claustrophobe qui imprégnait le Café Lehmitz à Hambourg (chronologiquement c'est celui-là le premier livre, mais il faudra attendre 1978 pour qu'il soit édité. Si vous ne l'avez pas, sachez que c'est un livre parsemé de miracles, parmi lesquels la photo qui en 1985 servira de cover au Rain Dogs de Tom Waits). A Gröna Lund, les adolescents ont remplacé les vieux tapins et les clodos du Lehmitz. A Gröna Lund, les adolescents s’ennuient le dimanche. Mais face à eux, à leur jeunesse de déjà-morts, Petersen reste le même : il garde pour lui cette façon de se saisir des gens plus qu’il ne les photographie, cette volonté de vouloir tirer d’eux des parcelles d’amour abandonné, un peu de solitudes et quelques haines immédiates.
Déjà là aussi, son habilité au tirage à capter la lumière pour rapidement la laisser tomber,glisser, comme s'il la regardait se noyer lentement dans le noir abyssal qui, lui, en revanche s’étend sur les deux tiers restants de la surface. Ce n’est plus une image qui s’imprime, se révèle, c'est une photographie qui s'avance vers nous avant de tomber à la renverse.
L’édition originale Suède 1973 de Gröna Lund s’échange, paraît-il, dans les 800$. Annan Iman en a tiré à Paris en novembre 300 exemplaires, numérotés et signés par l’auteur, tarifés à 45 euros (big up à Crocnique pour avoir signalé le premier et à temps cette réédition). On pouvait en voir encore quelques-uns la semaine dernière. Mais, au train où vont les choses, dans quelques jours ce sera comme si cette réédition n’avait jamais existé. La spéculation peut commencer.
Yuichi Jibiki, Tokyo Street Rockers 1978-1981, Little More Books, Japon, 2009 (www.littlemore.co.jp)
Anders Petersen, Gröna Lund, Aman Iman Editions, 2009
Hier encore, on ne soupçonnait rien de l'existence de ce Tokyo Street Rockers, ça ne l'a pas empêché de se rendre indispensable dans la minute même. Il s’agit d’un livre japonais, dans les 200 pages par là, format manga, noir et blanc, un livre un peu mode sûrement, enfin comme les japonais aiment les faire, mais pourtant impossible de s’en détacher : voici la chronique au soir le soir de cette poignée de groupes (inconnus ou presque ici) qui, fin 70, ont fondé la new-wave japonaise : Friction, Lizard, Non-Band, Zelda, The Stalin, Auto-Mod (ce dernier, grand adepte naturiste de la roulade dans le vomi, la farine et le soja, sévit encore, dans le circuit gothique, courant désormais désespérément après le cirque Manson) …Une photographie au présent de l’indicatif mais qui passe sans dégat la barre du temps. Des vignettes modestes, sans surmoi artistique, une sincérité élégante comme il arrive d'en croiser dans les pochettes intérieures des disques (c'est dire si on ne sous-estime pas ces photos-là)... Du cliché rock, mais fondé sur des détails justes, des choses qui comptent : belle allure, intensité partout, sols parsemés de canettes d’Asahi écrabouillées, éclairage malingre jeté sur des salles de concert perraves (le Loft à Shinjuku, légendaire quand même). L'esthète qui sommeille en vous goûtera ces cuirs noirs lovés contre des imperméables vynils, le détachement de filles moins évasives qu’il n’y paraît marié à l’effervescence de garçons moins rassurés qu’il ne veulent le dire, ce circuit de ruelles, d’impasses, ces bandes courant de palissades en derniers sous-sols de parking. A Tokyo en 1978, une arrogance inédite fait son apparition sur les jeunes visages, et cette nouvelle force tranche à vif avec la lumière phospho chimique émanant des premiers distributeurs de revues X installés à la sortie des Seven/Eleven.
Et pour nous, en 2010, cette impression vive de retrouver là, catapultés par dessus l’enlisement des utopies, les restes des frustrations kamikazes que l’on peut croiser tout au long des 3h de l’hallucinant United Red Army de Koji Wakamatsu (l’un des très grands films de l’année, enfin dispo en DVD. Signalons aussi que grâce à nos amis de la revue Bidoun, le film que Wakamatsu a tourné au Liban en 1970 sur les liens entre la URA et le FPLP du palestinien Georges Abache est en streaming sur Ubu). En 78, l'auteur du livre Yuichi Jibiki avait presque 30 ans, et c'était là son premier bouquin de photo. En 1981, il poursuivait son engagement dans le punk en lançant un label (recherché) Telegraph Record (allez voir sur Discogs, y a des choses qui font envie, les 45 tours des Pablo Picasso par exemple) dont il avait aussi pris en charge le graphisme, puis dans les années 90’s une revue : Eat. N’allez pas croire que son travail photo est de l'ordre de l'anecdotique: en suivant une improbable émergence punk au Japon, ce type a réalisé sans s'en douter l'exact pendant tokyoïde à l’extraordinaire (et à jamais perdu) I’m a cliché - la même chose, mais sur le Punk français.
Anders Petersen avait lui aussi 30 ans ou presque quand, entre 72 et 73, il photographia les gosses qui à Stokholm zonaient le soir dans le Luna Park de Gröna Lund. Des gosses en veste de jean cloutées (remember Rainer Foxie Fassbinder dans Le Droit du plus fort) qui les font ressembler à des roadies de Scorpions, des loubs qui tirent à la carabine pour impressionner des girlfriends aux yeux vides. Des vieux aussi, qui sentent la Suède profonde: insulaire, étriquée. Dans l’histoire de la photographie, Anders Petersen constitue avec Daïdo Moriyama et Antoine D’Agata une trinité qui peut paradoxalement réclamer sans rougir son titre de sainte : sainteté dans la dissolution comme dans la pure violence, sainteté saintement cramée. Gröna Lund a beau être le premier livre de Petersen, toute sa puissance est déjà là. Mais chez lui, tout a immédiatement été là! Il avait déjà du génie à revendre quand dès 1967, encore photographe amateur, il tirait le portrait de l’ivresse provinciale et claustrophobe qui imprégnait le Café Lehmitz à Hambourg (chronologiquement c'est celui-là le premier livre, mais il faudra attendre 1978 pour qu'il soit édité. Si vous ne l'avez pas, sachez que c'est un livre parsemé de miracles, parmi lesquels la photo qui en 1985 servira de cover au Rain Dogs de Tom Waits). A Gröna Lund, les adolescents ont remplacé les vieux tapins et les clodos du Lehmitz. A Gröna Lund, les adolescents s’ennuient le dimanche. Mais face à eux, à leur jeunesse de déjà-morts, Petersen reste le même : il garde pour lui cette façon de se saisir des gens plus qu’il ne les photographie, cette volonté de vouloir tirer d’eux des parcelles d’amour abandonné, un peu de solitudes et quelques haines immédiates.
Déjà là aussi, son habilité au tirage à capter la lumière pour rapidement la laisser tomber,glisser, comme s'il la regardait se noyer lentement dans le noir abyssal qui, lui, en revanche s’étend sur les deux tiers restants de la surface. Ce n’est plus une image qui s’imprime, se révèle, c'est une photographie qui s'avance vers nous avant de tomber à la renverse.
L’édition originale Suède 1973 de Gröna Lund s’échange, paraît-il, dans les 800$. Annan Iman en a tiré à Paris en novembre 300 exemplaires, numérotés et signés par l’auteur, tarifés à 45 euros (big up à Crocnique pour avoir signalé le premier et à temps cette réédition). On pouvait en voir encore quelques-uns la semaine dernière. Mais, au train où vont les choses, dans quelques jours ce sera comme si cette réédition n’avait jamais existé. La spéculation peut commencer.
Yuichi Jibiki, Tokyo Street Rockers 1978-1981, Little More Books, Japon, 2009 (www.littlemore.co.jp)
Anders Petersen, Gröna Lund, Aman Iman Editions, 2009
Monday, 4 January 2010
Une photographie pour débuter 2010
Pour commencer l’année, un petit post en forme de carte de vœux (donc avec illustration) : une photographie, trouvée sur le site du New Yorker le mois dernier à propos d’une récente exposition sur le Bauhaus, et légendée ainsi : une femme dans un fauteuil club Breuer portant un masque d’Oskar Schlemmer vers 1926 (Oskar Schlemmer était un peintre, scénographe et professeur au Bauhaus).
C’est à cause d’images comme celles-là que j’aime la photo. Ce qu’un roman vous fait en deux heures, ce qu’une chanson vous fait en trois minutes, une photo vous le fait en deux secondes ; juste le temps de réaliser que ce que vous voyez ici n’est pas issu d’un film de SF des années 1950, ou d’un spectacle de danse de 2005, mais est une nouvelle preuve que les années 1920 sont bien la plus prodigieuse décennie du vingtième siècle (et ceci inclut évidemment la décennie 2000). Ici, en l’occurrence, sur le plan esthétique, mais on pourrait prouver la même chose sur le plan musical, politique, littéraire, cinématographique… ou criminel. On en reparlera peut-être à l’occasion.