Wednesday, 23 March 2011

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"La zone.
Elle s'efface comme un tache de graisse frottée vigoureusement. A la porte de Pantin, à travers les monticules des anciennes fortifications, bien invisibles aujourd'hui, d'où dégringolent des chemins crayeux, des ouvriers percent une tranchée de chemins de fer qui servira d'autoroute. La ville tumultueuse progresse et ronge cette verdure sans chlorophylle, si vite qu'une roulotte sur pilotis paraît maintenant insolite. De l'autre côté du boulevard Mortier, les très hautes et très plates maisons modernes sont les murs d'enceinte d'une nouvelle prison. L'autobus qui traverse les terrains vagues est aérodynamique et ses portes à coulisses font fuir les moineaux. On change les becs de gaz à coude de la rue Paul-Meurice. Des employés de la voirie creusent les tranchées et apportent des tuyaux noirs et béants comme des canons. Dans les rues de Prévoyants, un agent d'assurances examine méticuleusement la façade des maisons.
Mais le long de l'avenue du Bélvédère qui sinue, des casseroles rouges sont crochées comme des fruits aux branches des buissons. Entre la Porte des Lilas et celle de Bagnolet s'étend encore cette agglomération anachroniques, communauté de chiffonniers, de ferrailleurs, de rempailleurs, de mendigots, d'éleveurs de poules et de souris blanches, quadrilatères de jardins incultes et de cabanes, isolés par des haies de lits-cages (dont la profusion est étonnante), de villas dans la construction desquelles entrent plus souvent le bois que le ciment, les planches, et les tôles que la brique, de cabanes dont on ne devine pas tout de suite l'usage, habitacles, hangars à outils, casiers à lapins ou chiottes. Au milieu de choux et des soleils, des baignoires font office de châteaux d'eau comme en grande banlieue, mais on est dans le vingtième arrondissement. Deux ou trois roulottes sont montées sur des solives qui commencent à disparaître dans le sol, là depuis l'avant-guerre ou l'exode. Un vieux camion peint en rose et brun comme un pain d'épice de foire, le nez busqué, a des rideaux blancs aux lucarnes et une fumée grasse sort du toit percé d'un cheminé à abat-vent. C'est lundi. Il n'y a pas un gosse dans la rue des Fougères, ni dans celle des Glaïeuls, seuls des yuccas sous les banderoles de linge humide? Un vieux lave de la salade à l'eau de la fontaine emmaillotée de paille. Une vieille casse les lattes d'une barrière avec une hachette et fendille son bois sur le rebord du caniveau. Les chemins sont pleins de glaise et de pissenlits, les carrés de terres de choux de Bruxelles stériles"

Jean-Paul Clébert, Paris insolite, 1952 (réédition 2011 Points/Denoël)

Tuesday, 15 March 2011

Yutaka Takanashi, Toshi-e (Towards the city), 1968-1974








Face à ce qui vient d’arriver au Japon, face à ce qui est en train d’arriver du Japon, tout discours serait indécent. A la place, deux photos. Deux photos prises il y a longtemps déjà, quelque part entre la fin des années 60 et le début des années 70(par un grand maître de l'école Provoke). Toute ressemblance avec notre cauchemar 2011 serait purement accidentelle.
On pense (fort) à vous (tout le temps).

Yutaka Takanashi, Toshi-e (Towards the city), Errata editions/Books on Books n°6, New-York, 2010.

Wednesday, 2 March 2011

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« Give little Anguish,
Lives will fret -
Give Avalanches,
And they'll slant,

Straighten – look cautious for their breath -
But make no syllable, like Death -
Who only shows his Granite face -
Sublimer thing – than Speech - »

traduction
« Infligez-leur quelque Tourment,
Les vies se rongent -
Infligez-leur des Avalanches,
Elles fléchissent,

Se redressent – cherchent leur souffle avec prudence -
Mais sans syllabe, comme la Mort -
Se borne à montrer son visage de Granit -
Geste plus sublime – que la Parole - »

Emily Dickinson, Une âme en incandescence : cahiers de poèmes 1861-1863, traduit et présenté par Claire Malroux, José Corti, 1998.

Seiichi Furuya, Mémoires. 1984-1987













Le 7 octobre 1985, jour de l’anniversaire de la RDA, la femme du photographe japonais Seiichi Furuya s’est jetée de la fenêtre de son appartement de Berlin-Est. Depuis 1982, Christine Gössler commençait à montrer des symptômes de schizophrénie. Elle fit quelques allers-retours en hôpital psychiatrique, à Graz (où Furuya et elle s’étaient rencontrés en 1978), à Vienne (où elle avait commencé à faire des études d’art dramatique, avant de les abandonner à cause de la maladie). Furuya, diplômé de l’école de photographie de Tokyo, voyageait depuis 1975 entre Vienne, Graz et Berlin Est, après un long trip post soixantehuitard à bord du Transsibérien. On connait un peu aujourd'hui son travail au sein de la revue Camera Austria, où on lui doit d'avoir été l'un des premiers en Europe à montrer Daido Moryama ou Araki; mais lorsqu’il rencontra Christine, en février 1978, Furuya ne vivait pas de ses photos. Il vivait de petits boulots de traductions. Photographier était pour lui une tentative d’y voir clair, de traduire par l'image ce silencieux bloc de l’Est qui lui apparaissait indéchiffrable: des rues, du quotidien, des perspectives et des tramways, perçus avec un oeil doucement ironique, étranger, dans un style proche de Gary Winogrand. Bien entendu, pas mal de ses photos étaient des portraits de cette femme au très beau visage sombre et de leur petit garçon, Komiyo Klaus, né en 1981. Des photos moins rieuses que celles montrant les villes de l’Europe de l’Est, comme si aucun angle ne pouvait réussir à atteindre jamais cette femme qui s’éloignait progressivement du réel, lui devenait étrangère. La veille de son suicide, Seiichi Furuya la photographiait encore, dans un jardin aux couleurs d’automne. Son regard à elle tente d’accrocher celui de l’appareil photo, mais il est évident qu’elle n’y arrive plus; l’adieu est déjà acté. Le suicide de Christine coupe en deux le livre. La seconde moitié est intégralement hantée par son absence – ce sont les même immeubles les mêmes rues, les mêmes jardins, le même ciel, le même bloc communiste encore et toujours en glaciation, mais une pièce manque, qui déséquilibre l'architecture de l'ensemble. Le silence ne la remplace pas. Où est passée Christine ? Par quelle collure s'est-elle échappée ?
A l’exacte césure du livre, à la date du 7 avril 1985, on trouve une planche contact, on ne le remarque pas tout de suite, les photographies sont trop nombreuses, minuscules, mais sur l’une d’elles, on aperçoit un corps écrasé contre l’herbe verte, un carré de verdure au milieu de tours de bétons. On comprend que cette photo a été prise depuis la fenêtre d’où ce corps même s’est éjecté. Une photo que Furuya n’agrandira pas, n’exposera pas. Une photo qui défie l’art, la photographie, la vie, l’entendement. On ne sait pas ce qui se passe dans sa tête lorsqu’il fait cette photo-là, à ce moment-là. On sait en revanche dans quel vide il habite depuis, son art ne masquant qu'à peine sa douleur sous un faux anodin - des dizaines de photos d’un appartement sans vie, des dizaines de photos de terres pleins et d’herbes qui repoussent en effaçant toujours un peu plus les traces, des dizaines de photos de chars, de marches, toutes ces fêtes célébrant tous les 7 octobre une République vide de sens, un état promptement indéchiffrable.











Seiichi Furuya, Mémoires. 1984-1987, Izu Photo/Camera Austria, Tokyo/Graz, 2010

Tuesday, 1 March 2011

Michael Wolf, Tokyo Compression, 2010


Michael Wolf est un photographe allemand que j'ai découvert avec un autre livre,"The transparent city". Il y photographiait de gigantesques tours de verre à travers le monde, zoomant parfois sur leurs occupants. J'ai souvent fait l'expérience solitaire, perdu dans un hôtel au 36ème étage, de regarder qui habitait dans la tour d'en face et d'essayer d'y mater ses habitants. Du voyeurisme quoi!
Avec Tokyo Compression, Wolf explore quelque chose de plus confiné, car il s'agit d'une série de photos prises sur les quais des stations de métro de Tokyo, montrant les voyageurs compressés dans les wagons aux heures de pointe, totalement absorbés dans leurs pensées. Presque pris au piège, comme des animaux dans un wagon à bestiaux.
Outre leurs qualités graphiques, esthétiques et poétiques,il se dégage de ces photos quelque chose de troublant; un mélange d'oppression, de liberté, de confinement, d'intimité et de secrétions (vapeur d'eau,transpiration,odeurs).Un contraste saisissant entre la promiscuité du wagon bondé et la solitude qui se dégage des êtres.
De fait, c'est lorsqu'on ne fait rien, quand bien même nous serions entourés de dizaines de personnes, que nous sommes en relation avec nos voix intérieures. On ne peut y échapper.
Il y a quelque chose d'universel la dedans.
Ce livre aurait pu photographier des Suisses,des Mongols ou des Egyptiens: c'est quand on est seul que l'on pense… surement tous plus ou moins aux mêmes choses.
Michael Wolf, Tokyo Compression, Peperoni Books,Asia One publishing,2010