Pix : Cosey Fanni Tutti.
"you took my hand on the stair
no-one was around
you said we? could be lovers
i just had to say the word
only the afternoons were ours
the nights were full…
just full of silent love..
our hearts and my heart beating together, together forever, forever together.. days of october, our hearts together, beating forever, together forever…
just nights of silent love..
we couldn’t touch,
we couldn’t kiss
we were promised to another
now we are together
just kiss me
and kiss me forever"
Chris & Cosey, October Love Song,1982.
Wednesday, 23 May 2012
Sunday, 20 May 2012
Lorena Guillén Vaschetti, Historia, memoria y silencios, 2011.
Image muette et aveugle à lire dans ses manques, ses ratés, ses ombres... Image "débordante" qui prolonge notre étonnement et nous fascine... La photo de famille est un corps familier, anonyme et lointain sur lequel on laisse revenir des notes qui remontent à nous du plus profond de la mémoire. Ce corps là est un autre, qui nous dévisage à distance. Un autre que l’on croit connaître un peu, et où l’on reconnaît un peu de soi. Comme, ici, dans ce petit album de famille de la photographe argentine Lorena Guillén Vaschetti, à travers les silences et le voile fragile des images...
Les photos de famille sont toujours anonymes. Elles n’appartiennent qu’à ceux qui les prennent, dès lors elles n’appartiennent plus à personne, sinon à l’oubli. Elles appartiennent à l’histoire, notre histoire. Et racontent dans le chuchotement une inconscience historique.
« The Slides ? They were my grandfather’s - intriguing family pictures that were almost lost…
Everyone looked so different from how I remembered
Them… so happy ! As if the past had not been as I imagined.
How different is my idea of the past from how the past
Actually was ?
The slides were in a sand-colored box. Some were loose,
Others wrapped in small packages. I decided to keep these
Unopened and with them I write and rewrite my own story ».
Lorena Guillén Vaschetti
Lorena Guillén Vaschetti, Historia, memoria y silencios, Schilt Publishing, 2011.
Wednesday, 16 May 2012
Quote : Witold Gombrowicz
Pix : Witold Gombrowicz et Rita Labrosse, 1966.
"Me voici, moi, seul en Argentine, coupé de tout, perdu, anéanti, anonyme. J'étais excité un peu, un peu effrayé. En même temps, quelque chose en moi me faisait saluer avec une émotion passionnée le coup qui m'anéantissait et m'arrachait aux assises d'un ordre acquis.
La guerre ? La débâcle polonaise ? Pouvais-je vivre tout cela, pouvais-je me faire du souci d'une manière "normale", moi qui avais tout su d'avance, et l'avais déjà éprouvé bien avant ? Oui, je ne mens pas en disant que je communiais dans mon coeur avec la catastrophe. Lorsqu'elle arriva, je me dis quelque chose qui était à peu près :-Ah, bon ! C'est arrivé ! Et je compris que le temps était venu de mettre à profit la faculté de dire adieu, de rompre, de rejeter tout, ce que j'avais cultivée en moi." (1955)
Witold Gombrowicz, Journal, tome 1 (1953-1958), folio, Gallimard, 1995.
Saturday, 12 May 2012
Alain Jessua, La Vie à l'Envers, 2007
"Dans la salle de bains, je me rasais à toute allure pendant que Viviane téléphonait avec Nicole. Elle en avait sûrement pour un bout de temps et je voulais m'en aller avant qu'elle ne me demande de sortir avec elle. Mais, pour une fois, elle n'a pas été bavarde. Au moment où je partais elle m'a annoncé en souriant que Fernand nous prêtait sa voiture et qu'on pourrait faire une balade en amoureux à la campagne.
- C'est merveilleux, n'est-ce pas ?
Je ne lui ai pas dit le contraire.
On a pique-niqué dans un coin plutôt isolé de la forêt de Rambouillet, au bord d'un étang. Le ciel, l'eau, tout était gris.
Viviane a bu pas mal de rosé et s'est bientôt endormie sur mes genoux. Elle souriait en dormant, la bouche ouverte, un peu comme un petit poisson. J'ai regardé autour de moi. Toujours la même chose : la campagne j'en rêvais toute l'année et quand j'y étais, je m'embêtais. La poésie du petit moineau et du saule pleureur, je n'y comprenais rien." (pages 33 et 34)
Alain Jessua, La Vie à l'Envers, 2007, Éditions Léo Scheer
Tuesday, 8 May 2012
Casa Susanna, Anonyme, late 50's/early 60's
Où il apparaît que cette délicieuse plongeuse asiatique serait… un homme. L’histoire de la Casa Susanna – le livre – est déjà extraordinaire en soi: un certain Robert Swope, crate digger professionnel, tombe au début de la décennie sur une boite de photos anonymes dans un marché aux puces de la 26ème rue, à New York. Des dizaines d’ektachromes de travestis. Toutes les photos semblent avoir été prises dans une même maison retirée du monde. Sur l’une d’elles, un fronton indique que l’endroit se nommait la Casa Susanna. En 2005, Swope arrive à publier cette trouvaille en livre. Il avoue alors ne rien savoir de la Casa Susanna et de ses habitantes. Une fois le livre publié, les informations ne cesseront de remonter à la surface. On sait désormais tout ou presque de ce refuge à travestis dans l’Amérique de Douglas Sirk. La véritable histoire de la Casa Susanna – le lieu – vous la lirez ci-dessous, en français sous la plume de Gérard Lefort (dans un article publié en juillet 2005 dans Libé) et en anglais sous celle de Penelope Green - du NY Times.
Pour le reste, Casa Susanna me fait furieusement penser à l’un de mes films préférés, Willow Springs, un Werner Schroeter de 1973. Et toute l’œuvre de Werner Schroeter sera projetée du 11 mai au 11 juin 2012 au MOMA à New York, à quelques kilomètres de là où Susanna et ses créatures venaient vivre leur féminité le temps d’un week-end. La boucle est comme bouclée.
FEMMES DU DIMANCHE
PAR GÉRARD LEFORT, LIBÉRATION, 15 JUILLET 2005
"C'est un vrai conte de fées. Au sens où les fées ont des grosses voix, chaussent du 45 et, bien que souvent lancées dans des divagations de fillettes, accusent un important tour de taille. L'action se situe à la charnière des années 50 et 60, aux environs de New York, dans une pimpante villa néogéorgienne où, tous les week-ends, sous les auspices d'une certaine Susanna, hôtesse accorte, une vingtaine d'hommes de tout poil se réunissent. Pas vraiment pour commenter les résultats du dernier match de base-ball, mais pour se travestir en femmes. Pendant environ dix ans, ces réunions intimes furent photographiées par quelques-uns des participants pour des albums souvenir à usage privé. Le temps passa, semblant refermer à jamais les portes de cet étrange paradis.
Quelques révolutions sexuelles plus tard, en 2000, le magazine new-yorkais Nest exhumait certaines de ces images, et aujourd'hui c'est une sélection plus large qui est devenue un livre publié aux Etats-Unis sous le titre Casa Susanna (1), qui apparemment était le nom de code de cette sidérante association. Mais le récit de cette résurrection n'est pas moins déconcertant. Robert Swope, préfacier du livre, prétend avec une conviction tout ce qu'il y a de flou que le stock de photos (à peu près quatre cents) fut découvert et acheté dans un marché aux puces de New York et qu'en gros il n'en sait pas plus. Même si on peut douter de cette version et présumer, par exemple, que le fonds Susanna a été transmis par un des participants survivants voulant toujours rester anonyme, voire par la mystérieuse Susanna elle-même, cette ambiguïté n'est en l'espèce qu'une pierre de plus dans le jardin du romanesque. Et, si un jour le cinéma s'emparait de l'affaire Susanna, il faudrait tout le talent d'un Todd Haynes (Velvet Goldmine, Loin du paradis) ou d'un Tim Burton (de la période Ed Wood) pour être à la hauteur de cette fiction et si possible la transcender. Car le moins qu'on puisse dire à scruter ces femmes différentes, c'est que, plus de quarante ans après, leurs chimères laissent rêveur et subjuguent le regard.
Page après page, année après année, été comme hiver, elles sont toutes les femmes américaines de l'après-guerre. Les étoiles éternelles du glamour (Marlène, Greta, Rita...), les vedettes d'actualité à l'heure où Jackie Kennedy allait imposer son chic Park Avenue à toute une génération, mais aussi bien les ordinaires, les banales aussi moyennes que la classe sociale dont majoritairement elles semblent issues. Donc plutôt tendance Jack Lemmon et Tony Curtis dans Certains l'aiment chaud que Jane Russel et Marilyn Monroe dans Les hommes préfèrent les blondes.
C'est évidemment sur ce terrain des femmes «normales», qui plus est saisies dans la routine de leurs distractions ménagères (taper le carton, jouer au Scrabble, tricoter, prendre le thé), que l'humour _ volontaire quand le fou rire est en train de gagner les visages au moment du déclic ou involontaire _ fait l'effet d'un lance-flammes qui carbonise aussi bien les arcanes de la féminité officielle que l'identité masculine ou les lois de la famille. Témoin, cette carte de joyeux Noël où l'une pose en manteau rouge sang devant un sapin teint en bleu.
Au fil des pages, comme une machine à démonter le temps, on les voit vieillir, s'empâter, se rider. Embellir aussi. Il y a les débutantes, intimidées par l'objectif, les aguerries qui posent comme des pin-up, quelques beautés sublimes, d'autres créatures plus ingrates et pas moins bouleversantes pour autant. Ces girls, contraintes par la loi à la clandestinité, sont littéralement des femmes d'intérieur. Et cette intimité explose jusqu'à contester la hideur de la décoration concierge de la casa Susanna et se venger du reste, encore plus horrible : le monde extérieur, les autres jours, la vie de ces femmes redevenues des hommes et, probablement, des maris et des pères de famille. Si on songe aux images de Diane Arbus ou Nan Goldin, c'est que, à l'instar de ces deux photographes de l'Amérique monstre, c'est le hors-champ qu'on voit hurler, gémir et pleurer en cette époque où le pédé rasait les murs et où le travesti était considéré au mieux comme un monstre de foire. Bien que sûrement elles en auraient été les premières surprises, ces femmes sont des pétroleuses qui incendient toute forme de majorité, qu'elle soit sexuelle ou sociale. A ce titre, toutes ces dames d'exception, ladies Macbeth d'un «Queendom» ténébreux, sont ad aeternam d'actualité."
A SAFE HOUSE FOR THE GIRL WITHIN
BY PENELOPE GREEN, NY TIMES, SEPTEMBER 7, 2006
THERE was a pilot and a businessman, an accountant, a librarian and a pharmacologist. There was a newspaper publisher, and a court translator. By day, they were the men in the gray flannel suits, but on the weekends, they were Felicity, Cynthia, Gail, Sandy, Fiona, Virginia and Susanna. It was the dawn of the 1960’s, yet they wore their late 50’s fashions with awkward pride: the white gloves, the demure dresses and low heels, the stiff wigs. Many were married with children, or soon would be. In those pre-Judith Butler, pre-Phil Donahue days, when gender was more tightly tethered to biology, these men’s “gender migrations,” or “gender dysphoria,” as the sociologists began to call cross-dressing, might cost them their marriages, their jobs, their freedom.
And so they kept their feminine selves hidden, except for weekends at Casa Susanna, a slightly run-down bungalow camp in Hunter, N.Y., that was the only place where they could feel at home.
Decades later, when Robert Swope, a gentle punk rocker turned furniture dealer, came across their pictures — a hundred or so snapshots and three photo albums in a box at the 26th Street flea market in Manhattan — he knew nothing about their stories, or Casa Susanna, beyond the obvious: here was a group of men dressed as women, beautiful and homely, posing with gravity, happiness and in some cases outright joy. They were playing cards, eating dinner, having a laugh. They didn’t look campy, like drag queens vamping it up as Diana Ross or Cher; they looked like small-town parishioners, like the lady next door, or your aunt in Connecticut.
Mr. Swope was stunned by the pictures and moved by the mysterious world they revealed. He and his partner, Michel Hurst, gathered them into a book, “Casa Susanna,” which was published by Powerhouse Books in 2005 and reissued last spring, and which became an instant sensation, predictably, in the worlds of fashion and design. Paul Smith stores sold it, as did the SoHo design store and gallery Moss, which made a Christmas diorama of a hundred copies last year. Last month, you might have seen it in the hands of a child-size mannequin in the Marc Jacobs store on Bleecker Street.
But it was only after the book’s publication that Mr. Swope and Mr. Hurst began to learn the story of Casa Susanna, first called the Chevalier d’Eon resort, for an infamous 18th-century cross-dresser and spy, and only in recent months, as they have begun working on a screenplay about the place, that they have come to know some of its survivors.
“At first, I didn’t want to know more,” Mr. Swope said. “I didn’t want to find out that the stories turned out to be tragedies.”
But the publication of the book has drawn former Casa Susanna guests out, and it turns out that their stories, like most, have equal measures of tragic and comic endings. Some are still being told.
Robert Hill, a doctoral candidate in the American studies program at the University of Michigan who is completing his dissertation on heterosexual transvestism in post-World War II America, came across Mr. Swope and Mr. Hurst’s book by accident in a Borders last year, reached out to them through their publisher, and sketched in many of the details.
Casa Susanna was owned by Susanna herself — the court translator, otherwise known as Tito Valenti — and Valenti’s wife, Marie, who conveniently ran a wig store on Fifth Avenue and was happy to provide makeover lessons and to cook for the weekend guests. It was a place of cultivated normalcy, where Felicity, Cynthia, Gail, Fiona and the others were free to indulge their radical urges to play Scrabble in a dress, trade makeup tips or walk in heels in the light of day.
“These men had one foot in the mainstream and the other in the margins,” Mr. Hill said the other day. “I’m fascinated by that position and their paradox, which is that the strict gender roles of the time were both the source of their anxiety and pain, and also the key to escaping that pain.”
What still moves Murray Moss, the impresario behind Moss the store, about the images in the book is their ordinariness. “You think of man dressed as woman and you think extremes: it’s kabuki, Elizabethan theater, Lady Macbeth,” he said. “It’s also sexual. But these aren’t sexual photos. The idea that they formed a secret society just to be ... ordinary. It’s like a mirror held up to convention. It’s not what you would expect. It’s also not pathetic. Everybody looks so happy.”
At first, Casa Susanna was a thrilling place, said Sandy, a divorced businessman, “because whatever your secret fantasies were you were meeting other people who had similar ones and you realized, ‘I might be different but I’m not crazy.’ ” Now 67 and living in the Northeast, he hasn’t cross-dressed for decades, and asked that his identifying details be veiled. He was a graduate student in 1960, he said, living in New York and visiting Casa Susanna on the weekends.
“It was the most remarkable release of pressure, and it meant the world to me then,” he said. “I’d grown up in a very conventional family. I had the desire to marry, to have the house, the car, the dog. And I eventually did. But at that point there were all these conflicting desires that had no focal points. I didn’t know where I fit.”
Sandy remembers one weekend sharing a cabin with another man and his girlfriend. “She obviously accepted the situation with him for better or worse,” Sandy began. “Anyway, I didn’t get dressed until later in the day, and when I did, the girlfriend was just coming down the stairs. ‘Oh my,’ she said, ‘you certainly have made a change. I have to tell you, I much preferred the person who got out of the car.’ And with that she reached under my dress and groped me. She said, ‘It’s a shame to have all that locked up in there.’ In one sense, it was titillating, in another, depressing. And yet in another way, it put a finger on the issue.”
Casa Susanna was a testing ground for many. Katherine Cummings, who went by Fiona at Casa Susanna, was born John Cummings in Scotland 71 years ago. Now living in Sydney, she has been a transsexual for more than 20 years, as well as a librarian and an editor. When she was 28, she took a post-doctoral degree in Toronto, and spent her weekends at Casa Susanna, the first place, she said last week, where she could dress openly. In her 1992 memoir, “Katherine’s Diary,” she writes hilariously about a late October weekend, shivering in the cold bungalows, and accepting a ride from the main house down to the cabin she had been assigned with a burly man in slipshod makeup and a slapped-on wig. She turned to the back seat and froze: there lay a nightstick, handcuffs and other police paraphernalia. Turns out her chauffeur was the sheriff of a small New Jersey town.
The resort catered to hunters as well, Ms. Cummings said, and sometimes there was overlap. “Libby, who was very beautiful, was also Lee, who was a very macho person. And one day the hunters were there and so were we and they all had a great time discussing rifles.”
Mostly the guests talked and talked. “They talked about fashion, and passing, and how and if they’d told their wives or girlfriends,” said Ms. Cummings, who is divorced and has three daughters. “In those days we didn’t know where we were going.”
They had parties, and even a convention of sorts, one Halloween in 1962, that drew cross-dressers from all over the country, as well as a few psychologists from the Kinsey Institute. Led by the irascible pharmacologist Virginia Prince, who made them their own magazine, Transvestia, for which Susanna was a columnist dispensing exhortatory advice and tips on deportment and makeup, many of them formed a loose collective that decades later grew into a not-so-secret society called Tri-Ess (a k a the Society for the Second Self).
“I remember the first morning we all arrived,” Ms. Prince said last week, “and all these, let’s just call them people, descended on the bathrooms and you see all these folks in their nighties and kimonos and so forth standing around shaving. It was a very amusing sight. Beards tend to grow. I had mine removed years ago.”
Ms. Prince became known as the founder of the transgender movement, and wrote copiously on the subject for science and sex research journals and conferences, irritating more than a few Casa Susanna graduates, who weren’t comfortable with the politicizing of their issues, or the strict categories she created. Born male (and still biologically male), she has been living as a woman for the past 40 years. At 94, she’s no longer allowed to drive, but she leads the Lollies (“little old ladies like me,” she said the other day) at her California retirement home in a study group (they’re covering astronomy this month) and drives a red scooter.
“I invented gender,” she said proudly. “Though if the ladies here find out I’m a biological man I’m a dead duck.”
Of Susanna herself, the trail ends with her last column for Transvestia in 1970, when she, like Virginia, announced her plans to live henceforth as a woman.
“Scene: The porch in the main house at our resort in the Catskill Mountains,” Susanna writes in a snippet from one of her early columns, courtesy of Mr. Hill’s research, and trimmed a bit. “The time: About 4 o’clock in the morning as Labor Day is ready to awaken in the distant darkness. The cast: Four girls just making small talk. ... It’s dark in the porch; just a row of lights illuminate part of the property at intervals — perhaps a bit chilly at 2,400 feet. ... An occasional flame lighting a cigarette throws a glow on feminine faces — just a weekend at the resort, hours in which we know ourselves a little better by seeing our image reflected in new colors and a new perspective through the lives of new friends.”
Casa Susanna (edited by Michel Hurst and Robert Swope), powerHouse Books, NY, 2005
Pour le reste, Casa Susanna me fait furieusement penser à l’un de mes films préférés, Willow Springs, un Werner Schroeter de 1973. Et toute l’œuvre de Werner Schroeter sera projetée du 11 mai au 11 juin 2012 au MOMA à New York, à quelques kilomètres de là où Susanna et ses créatures venaient vivre leur féminité le temps d’un week-end. La boucle est comme bouclée.
FEMMES DU DIMANCHE
PAR GÉRARD LEFORT, LIBÉRATION, 15 JUILLET 2005
"C'est un vrai conte de fées. Au sens où les fées ont des grosses voix, chaussent du 45 et, bien que souvent lancées dans des divagations de fillettes, accusent un important tour de taille. L'action se situe à la charnière des années 50 et 60, aux environs de New York, dans une pimpante villa néogéorgienne où, tous les week-ends, sous les auspices d'une certaine Susanna, hôtesse accorte, une vingtaine d'hommes de tout poil se réunissent. Pas vraiment pour commenter les résultats du dernier match de base-ball, mais pour se travestir en femmes. Pendant environ dix ans, ces réunions intimes furent photographiées par quelques-uns des participants pour des albums souvenir à usage privé. Le temps passa, semblant refermer à jamais les portes de cet étrange paradis.
Quelques révolutions sexuelles plus tard, en 2000, le magazine new-yorkais Nest exhumait certaines de ces images, et aujourd'hui c'est une sélection plus large qui est devenue un livre publié aux Etats-Unis sous le titre Casa Susanna (1), qui apparemment était le nom de code de cette sidérante association. Mais le récit de cette résurrection n'est pas moins déconcertant. Robert Swope, préfacier du livre, prétend avec une conviction tout ce qu'il y a de flou que le stock de photos (à peu près quatre cents) fut découvert et acheté dans un marché aux puces de New York et qu'en gros il n'en sait pas plus. Même si on peut douter de cette version et présumer, par exemple, que le fonds Susanna a été transmis par un des participants survivants voulant toujours rester anonyme, voire par la mystérieuse Susanna elle-même, cette ambiguïté n'est en l'espèce qu'une pierre de plus dans le jardin du romanesque. Et, si un jour le cinéma s'emparait de l'affaire Susanna, il faudrait tout le talent d'un Todd Haynes (Velvet Goldmine, Loin du paradis) ou d'un Tim Burton (de la période Ed Wood) pour être à la hauteur de cette fiction et si possible la transcender. Car le moins qu'on puisse dire à scruter ces femmes différentes, c'est que, plus de quarante ans après, leurs chimères laissent rêveur et subjuguent le regard.
Page après page, année après année, été comme hiver, elles sont toutes les femmes américaines de l'après-guerre. Les étoiles éternelles du glamour (Marlène, Greta, Rita...), les vedettes d'actualité à l'heure où Jackie Kennedy allait imposer son chic Park Avenue à toute une génération, mais aussi bien les ordinaires, les banales aussi moyennes que la classe sociale dont majoritairement elles semblent issues. Donc plutôt tendance Jack Lemmon et Tony Curtis dans Certains l'aiment chaud que Jane Russel et Marilyn Monroe dans Les hommes préfèrent les blondes.
C'est évidemment sur ce terrain des femmes «normales», qui plus est saisies dans la routine de leurs distractions ménagères (taper le carton, jouer au Scrabble, tricoter, prendre le thé), que l'humour _ volontaire quand le fou rire est en train de gagner les visages au moment du déclic ou involontaire _ fait l'effet d'un lance-flammes qui carbonise aussi bien les arcanes de la féminité officielle que l'identité masculine ou les lois de la famille. Témoin, cette carte de joyeux Noël où l'une pose en manteau rouge sang devant un sapin teint en bleu.
Au fil des pages, comme une machine à démonter le temps, on les voit vieillir, s'empâter, se rider. Embellir aussi. Il y a les débutantes, intimidées par l'objectif, les aguerries qui posent comme des pin-up, quelques beautés sublimes, d'autres créatures plus ingrates et pas moins bouleversantes pour autant. Ces girls, contraintes par la loi à la clandestinité, sont littéralement des femmes d'intérieur. Et cette intimité explose jusqu'à contester la hideur de la décoration concierge de la casa Susanna et se venger du reste, encore plus horrible : le monde extérieur, les autres jours, la vie de ces femmes redevenues des hommes et, probablement, des maris et des pères de famille. Si on songe aux images de Diane Arbus ou Nan Goldin, c'est que, à l'instar de ces deux photographes de l'Amérique monstre, c'est le hors-champ qu'on voit hurler, gémir et pleurer en cette époque où le pédé rasait les murs et où le travesti était considéré au mieux comme un monstre de foire. Bien que sûrement elles en auraient été les premières surprises, ces femmes sont des pétroleuses qui incendient toute forme de majorité, qu'elle soit sexuelle ou sociale. A ce titre, toutes ces dames d'exception, ladies Macbeth d'un «Queendom» ténébreux, sont ad aeternam d'actualité."
A SAFE HOUSE FOR THE GIRL WITHIN
BY PENELOPE GREEN, NY TIMES, SEPTEMBER 7, 2006
THERE was a pilot and a businessman, an accountant, a librarian and a pharmacologist. There was a newspaper publisher, and a court translator. By day, they were the men in the gray flannel suits, but on the weekends, they were Felicity, Cynthia, Gail, Sandy, Fiona, Virginia and Susanna. It was the dawn of the 1960’s, yet they wore their late 50’s fashions with awkward pride: the white gloves, the demure dresses and low heels, the stiff wigs. Many were married with children, or soon would be. In those pre-Judith Butler, pre-Phil Donahue days, when gender was more tightly tethered to biology, these men’s “gender migrations,” or “gender dysphoria,” as the sociologists began to call cross-dressing, might cost them their marriages, their jobs, their freedom.
And so they kept their feminine selves hidden, except for weekends at Casa Susanna, a slightly run-down bungalow camp in Hunter, N.Y., that was the only place where they could feel at home.
Decades later, when Robert Swope, a gentle punk rocker turned furniture dealer, came across their pictures — a hundred or so snapshots and three photo albums in a box at the 26th Street flea market in Manhattan — he knew nothing about their stories, or Casa Susanna, beyond the obvious: here was a group of men dressed as women, beautiful and homely, posing with gravity, happiness and in some cases outright joy. They were playing cards, eating dinner, having a laugh. They didn’t look campy, like drag queens vamping it up as Diana Ross or Cher; they looked like small-town parishioners, like the lady next door, or your aunt in Connecticut.
Mr. Swope was stunned by the pictures and moved by the mysterious world they revealed. He and his partner, Michel Hurst, gathered them into a book, “Casa Susanna,” which was published by Powerhouse Books in 2005 and reissued last spring, and which became an instant sensation, predictably, in the worlds of fashion and design. Paul Smith stores sold it, as did the SoHo design store and gallery Moss, which made a Christmas diorama of a hundred copies last year. Last month, you might have seen it in the hands of a child-size mannequin in the Marc Jacobs store on Bleecker Street.
But it was only after the book’s publication that Mr. Swope and Mr. Hurst began to learn the story of Casa Susanna, first called the Chevalier d’Eon resort, for an infamous 18th-century cross-dresser and spy, and only in recent months, as they have begun working on a screenplay about the place, that they have come to know some of its survivors.
“At first, I didn’t want to know more,” Mr. Swope said. “I didn’t want to find out that the stories turned out to be tragedies.”
But the publication of the book has drawn former Casa Susanna guests out, and it turns out that their stories, like most, have equal measures of tragic and comic endings. Some are still being told.
Robert Hill, a doctoral candidate in the American studies program at the University of Michigan who is completing his dissertation on heterosexual transvestism in post-World War II America, came across Mr. Swope and Mr. Hurst’s book by accident in a Borders last year, reached out to them through their publisher, and sketched in many of the details.
Casa Susanna was owned by Susanna herself — the court translator, otherwise known as Tito Valenti — and Valenti’s wife, Marie, who conveniently ran a wig store on Fifth Avenue and was happy to provide makeover lessons and to cook for the weekend guests. It was a place of cultivated normalcy, where Felicity, Cynthia, Gail, Fiona and the others were free to indulge their radical urges to play Scrabble in a dress, trade makeup tips or walk in heels in the light of day.
“These men had one foot in the mainstream and the other in the margins,” Mr. Hill said the other day. “I’m fascinated by that position and their paradox, which is that the strict gender roles of the time were both the source of their anxiety and pain, and also the key to escaping that pain.”
What still moves Murray Moss, the impresario behind Moss the store, about the images in the book is their ordinariness. “You think of man dressed as woman and you think extremes: it’s kabuki, Elizabethan theater, Lady Macbeth,” he said. “It’s also sexual. But these aren’t sexual photos. The idea that they formed a secret society just to be ... ordinary. It’s like a mirror held up to convention. It’s not what you would expect. It’s also not pathetic. Everybody looks so happy.”
At first, Casa Susanna was a thrilling place, said Sandy, a divorced businessman, “because whatever your secret fantasies were you were meeting other people who had similar ones and you realized, ‘I might be different but I’m not crazy.’ ” Now 67 and living in the Northeast, he hasn’t cross-dressed for decades, and asked that his identifying details be veiled. He was a graduate student in 1960, he said, living in New York and visiting Casa Susanna on the weekends.
“It was the most remarkable release of pressure, and it meant the world to me then,” he said. “I’d grown up in a very conventional family. I had the desire to marry, to have the house, the car, the dog. And I eventually did. But at that point there were all these conflicting desires that had no focal points. I didn’t know where I fit.”
Sandy remembers one weekend sharing a cabin with another man and his girlfriend. “She obviously accepted the situation with him for better or worse,” Sandy began. “Anyway, I didn’t get dressed until later in the day, and when I did, the girlfriend was just coming down the stairs. ‘Oh my,’ she said, ‘you certainly have made a change. I have to tell you, I much preferred the person who got out of the car.’ And with that she reached under my dress and groped me. She said, ‘It’s a shame to have all that locked up in there.’ In one sense, it was titillating, in another, depressing. And yet in another way, it put a finger on the issue.”
Casa Susanna was a testing ground for many. Katherine Cummings, who went by Fiona at Casa Susanna, was born John Cummings in Scotland 71 years ago. Now living in Sydney, she has been a transsexual for more than 20 years, as well as a librarian and an editor. When she was 28, she took a post-doctoral degree in Toronto, and spent her weekends at Casa Susanna, the first place, she said last week, where she could dress openly. In her 1992 memoir, “Katherine’s Diary,” she writes hilariously about a late October weekend, shivering in the cold bungalows, and accepting a ride from the main house down to the cabin she had been assigned with a burly man in slipshod makeup and a slapped-on wig. She turned to the back seat and froze: there lay a nightstick, handcuffs and other police paraphernalia. Turns out her chauffeur was the sheriff of a small New Jersey town.
The resort catered to hunters as well, Ms. Cummings said, and sometimes there was overlap. “Libby, who was very beautiful, was also Lee, who was a very macho person. And one day the hunters were there and so were we and they all had a great time discussing rifles.”
Mostly the guests talked and talked. “They talked about fashion, and passing, and how and if they’d told their wives or girlfriends,” said Ms. Cummings, who is divorced and has three daughters. “In those days we didn’t know where we were going.”
They had parties, and even a convention of sorts, one Halloween in 1962, that drew cross-dressers from all over the country, as well as a few psychologists from the Kinsey Institute. Led by the irascible pharmacologist Virginia Prince, who made them their own magazine, Transvestia, for which Susanna was a columnist dispensing exhortatory advice and tips on deportment and makeup, many of them formed a loose collective that decades later grew into a not-so-secret society called Tri-Ess (a k a the Society for the Second Self).
“I remember the first morning we all arrived,” Ms. Prince said last week, “and all these, let’s just call them people, descended on the bathrooms and you see all these folks in their nighties and kimonos and so forth standing around shaving. It was a very amusing sight. Beards tend to grow. I had mine removed years ago.”
Ms. Prince became known as the founder of the transgender movement, and wrote copiously on the subject for science and sex research journals and conferences, irritating more than a few Casa Susanna graduates, who weren’t comfortable with the politicizing of their issues, or the strict categories she created. Born male (and still biologically male), she has been living as a woman for the past 40 years. At 94, she’s no longer allowed to drive, but she leads the Lollies (“little old ladies like me,” she said the other day) at her California retirement home in a study group (they’re covering astronomy this month) and drives a red scooter.
“I invented gender,” she said proudly. “Though if the ladies here find out I’m a biological man I’m a dead duck.”
Of Susanna herself, the trail ends with her last column for Transvestia in 1970, when she, like Virginia, announced her plans to live henceforth as a woman.
“Scene: The porch in the main house at our resort in the Catskill Mountains,” Susanna writes in a snippet from one of her early columns, courtesy of Mr. Hill’s research, and trimmed a bit. “The time: About 4 o’clock in the morning as Labor Day is ready to awaken in the distant darkness. The cast: Four girls just making small talk. ... It’s dark in the porch; just a row of lights illuminate part of the property at intervals — perhaps a bit chilly at 2,400 feet. ... An occasional flame lighting a cigarette throws a glow on feminine faces — just a weekend at the resort, hours in which we know ourselves a little better by seeing our image reflected in new colors and a new perspective through the lives of new friends.”
Casa Susanna (edited by Michel Hurst and Robert Swope), powerHouse Books, NY, 2005
Saturday, 5 May 2012
Marguerite Duras/François Mitterrand, Le Bureau de poste de la rue Dupin, 1985-86
Maintenant qu’elle est en voie de s’achever, on sait combien la campagne fut nulle et non avenue. Avec pour acmé ces trois heures, mercredi, d’un débat dont la couleur devait ressembler à celle d’une huître malade. Peux-on aller plus bas que cinq minutes de discussion à couteaux tirés sur les horaires de piscine ? J’aimerais bien, une fois de temps en temps, avoir à voter pour quelqu’un et non pas seulement contre quelqu’un.
L’antidote a cette campagne/course à la bêtise, c'est peut-être bien la réédition, à pic, des entretiens Duras/Mitterrand réalisés pour l’Autre Journal, d’abord en juillet 1985 puis en février-mars 1986 (soit durant la campagne électorale qui allait faire perdre au PS les élections législatives, laissant place à une situation inédite et malsaine : la cohabitation).
Idée de génie de Michel Butel d’avoir organisé le premier entretien chez Duras, dans l’appartement du 5 de la rue St Benoit, ce même appartement où, en 1943, Mitterrand et elle se sont rencontrés pour la première fois pour entrer en résistance : le lieu ici inter-agit sur la parole. Celle de Mitterrand n’a soudain plus cette raideur de prince vénitien dans laquelle le costume de chef d’état l’avait déjà congelé, non c’est la parole en séduction d’un éternel jeune homme perpétuellement sibyllin, opaque, jouant deux trois quatre partitions à la fois. Marguerite, comme toujours, fait petit fille, petite fille très anisée mais petite fille quand même, et c’est bien.
Les quatre autres entretiens auront lieu à l‘Elysée, ils sonneront d’une toute autre musique : comme le regard d’une ancienne complice (Duras) sur un homme (Mitterrand) qui fut son ami et qui n’est plus l’ami de personne, qui s’est éloigné jusqu’à devenir impénétrable. Chacune de ses paroles alors vaut de l’or.
-Que ce soit la conclusion de Mitterrand sur les fonds marins du Cap Ferret – «un des endroits du monde où la dépression, la fracture du globe est la plus profonde, au fond du golfe de Gascogne. Ce qui provoque naturellement des courants violents, des tourbillons très dangereux. Comment ne pas aimer ?» - où comment décrire en quelques lignes au travers d’un paysage ses propres contradictions…
-Que ce soit son analyse d’une France « peuple paysan » qui continue de voter exactement comme votent ses 8% d’agriculteurs (ça fait tout drôle en 2012 de lire ça dans une main et de tenir dans l’autre la couv’ de Libé sur le vote FN rural - "il est vilaine").
-Ou que ce soit sa mélancolie de sphinx se demandant qui avait pu être le dernier égyptien à avoir su lire les hiéroglyphes, et comment ça peut mourir du jour au lendemain une langue, enfin non seulement une langue mais le sens des mots.
C’est la bonne question, tant il faudrait pouvoir mesurer jusqu’où la langue politique en a encore pris un coup ces quatre derniers mois, avec deux dernières semaines particulièrement nauséabondes. Une sous pensée descendue si bas que pour réentendre ça (mais qui voudrait réentendre ça?), il nous faudrait un sonar.
C’est bien : un jour, dans ces fonds marins boueux, on lira (ou pas) les grands entretiens Nicolas Sarkozy/Marc Levy. Ou les échanges François Hollande/Aurélie Filippetti. Vendus avec une corde pour se pendre ou un sachet pour vomir.
« MD – Est-ce que vous vous souvenez de la peur, de la peur qu’on vivait constamment ?
FM- Plus que de la peur, c’était de l’angoisse.
MD- La peur de mourir, la peur d’être abattu, chaque nuit.
FM – Mais on le faisait. Alors on peut appeler ça comme on veut, mais on le faisait. Peut-être parce que ça nous intéressait, que la curiosité l’emportait sur la peur. C’était la débandade générale à l’époque ; dans la plupart des mouvements de résistance, les chefs avaient été arrêtés ; les organisations étaient décimées. Le débarquement n’aurait pas eu lieu, et la libération de Paris, c’est certain qu’une nouvelle génération se serait levée ; mais celle-là, la notre, était à bout de forces. Donc, on est resté là. Et même on restait à Paris. On aurait pu aller se retirer pendant six mois dans un coin d’Auvergne, personne ne nous aurait trouvés ; Mais non, on est tous restés là…
(…)
MD- Vous savez, je n’ai jamais su où vous dormiez, où vous habitiez.
FM- J’ai dû habiter dans une dizaine d’endroits. J’ai habité quand même chez Marie-Louise, pendant un moment. (…) L’action délivre, toujours. Mais en même temps, si tout d’un coup il y a une nouvelle alerte et qu’il semble qu’il n’y ait plus aucune chance d’échapper, ce qu’il y a alors d’absolument tragique c’est la mort, non, plus que ça, la fin. La fin de l’aventure, la fin des amis, la fin de cette vie quand même passionnante. »
Marguerite Duras/François Mitterrand, Le Bureau de poste de la rue Dupin et autres entretiens, Folio, 2012.
L’antidote a cette campagne/course à la bêtise, c'est peut-être bien la réédition, à pic, des entretiens Duras/Mitterrand réalisés pour l’Autre Journal, d’abord en juillet 1985 puis en février-mars 1986 (soit durant la campagne électorale qui allait faire perdre au PS les élections législatives, laissant place à une situation inédite et malsaine : la cohabitation).
Idée de génie de Michel Butel d’avoir organisé le premier entretien chez Duras, dans l’appartement du 5 de la rue St Benoit, ce même appartement où, en 1943, Mitterrand et elle se sont rencontrés pour la première fois pour entrer en résistance : le lieu ici inter-agit sur la parole. Celle de Mitterrand n’a soudain plus cette raideur de prince vénitien dans laquelle le costume de chef d’état l’avait déjà congelé, non c’est la parole en séduction d’un éternel jeune homme perpétuellement sibyllin, opaque, jouant deux trois quatre partitions à la fois. Marguerite, comme toujours, fait petit fille, petite fille très anisée mais petite fille quand même, et c’est bien.
Les quatre autres entretiens auront lieu à l‘Elysée, ils sonneront d’une toute autre musique : comme le regard d’une ancienne complice (Duras) sur un homme (Mitterrand) qui fut son ami et qui n’est plus l’ami de personne, qui s’est éloigné jusqu’à devenir impénétrable. Chacune de ses paroles alors vaut de l’or.
-Que ce soit la conclusion de Mitterrand sur les fonds marins du Cap Ferret – «un des endroits du monde où la dépression, la fracture du globe est la plus profonde, au fond du golfe de Gascogne. Ce qui provoque naturellement des courants violents, des tourbillons très dangereux. Comment ne pas aimer ?» - où comment décrire en quelques lignes au travers d’un paysage ses propres contradictions…
-Que ce soit son analyse d’une France « peuple paysan » qui continue de voter exactement comme votent ses 8% d’agriculteurs (ça fait tout drôle en 2012 de lire ça dans une main et de tenir dans l’autre la couv’ de Libé sur le vote FN rural - "il est vilaine").
-Ou que ce soit sa mélancolie de sphinx se demandant qui avait pu être le dernier égyptien à avoir su lire les hiéroglyphes, et comment ça peut mourir du jour au lendemain une langue, enfin non seulement une langue mais le sens des mots.
C’est la bonne question, tant il faudrait pouvoir mesurer jusqu’où la langue politique en a encore pris un coup ces quatre derniers mois, avec deux dernières semaines particulièrement nauséabondes. Une sous pensée descendue si bas que pour réentendre ça (mais qui voudrait réentendre ça?), il nous faudrait un sonar.
C’est bien : un jour, dans ces fonds marins boueux, on lira (ou pas) les grands entretiens Nicolas Sarkozy/Marc Levy. Ou les échanges François Hollande/Aurélie Filippetti. Vendus avec une corde pour se pendre ou un sachet pour vomir.
« MD – Est-ce que vous vous souvenez de la peur, de la peur qu’on vivait constamment ?
FM- Plus que de la peur, c’était de l’angoisse.
MD- La peur de mourir, la peur d’être abattu, chaque nuit.
FM – Mais on le faisait. Alors on peut appeler ça comme on veut, mais on le faisait. Peut-être parce que ça nous intéressait, que la curiosité l’emportait sur la peur. C’était la débandade générale à l’époque ; dans la plupart des mouvements de résistance, les chefs avaient été arrêtés ; les organisations étaient décimées. Le débarquement n’aurait pas eu lieu, et la libération de Paris, c’est certain qu’une nouvelle génération se serait levée ; mais celle-là, la notre, était à bout de forces. Donc, on est resté là. Et même on restait à Paris. On aurait pu aller se retirer pendant six mois dans un coin d’Auvergne, personne ne nous aurait trouvés ; Mais non, on est tous restés là…
(…)
MD- Vous savez, je n’ai jamais su où vous dormiez, où vous habitiez.
FM- J’ai dû habiter dans une dizaine d’endroits. J’ai habité quand même chez Marie-Louise, pendant un moment. (…) L’action délivre, toujours. Mais en même temps, si tout d’un coup il y a une nouvelle alerte et qu’il semble qu’il n’y ait plus aucune chance d’échapper, ce qu’il y a alors d’absolument tragique c’est la mort, non, plus que ça, la fin. La fin de l’aventure, la fin des amis, la fin de cette vie quand même passionnante. »
Marguerite Duras/François Mitterrand, Le Bureau de poste de la rue Dupin et autres entretiens, Folio, 2012.