Wednesday, 29 August 2012

Quote : Annemarie Schwarzenbach



















Pix : Portrait d'Annemarie Schwarzenbach, Lisbonne, 1941-1942.

"Mais quand je me réveille la nuit et que mon regard,
quittant l’obscurité, plane dans un air de plomb,
aveugle et comme anéanti, et quand la vie alentour
commence à bouger,
quand ma main est sans force et que mes pieds sont loin,
quand je ne m’appartiens plus, et que seules les pulsations de
mon cœur solitaire murmurent comme les fontaines de mon enfance,
et quand je dois, dans de tels tourments, toujours être à l’écoute,
alors l’agonie s’élève au-dessus de la lisière magique du
monde plongé dans un profond sommeil,
et je ne suis plus."

Annemarie Schwarzenbach, le Miracle de l'arbre (poésie), Editions Chronos, Zurich.

Tuesday, 21 August 2012

Marguerite Duras, Les petits chevaux de Tarquinia,1953


Pix : Michelangelo Antonioni, La Notte.

« Pleurer, il faut que ça ait lieu aussi.
Si c’est inutile de pleurer, je crois qu’il faut quand même pleurer ; Parce que le désespoir, c’est tangible. Ça reste. Le souvenir du désespoir, ça reste. Quelquefois ça tue. » Ecrire.


Relire un Duras est toujours une expérience forte, intense. Une expérience sans limites.
C'est à Palerme, à la terrasse d’un café près de l’église Santa Anna, sur la Piazza Croce dei Vespri, que je relie « Les petits chevaux de Tarquinia ». Où Duras met en scène ses vacances passées, en 1952, dans le sud de l’Italie, au bord de la mer, avec l'écrivain Elio Vittorini et sa femme. C'est dans une ambiance de farniente, de Dolce Vita au charme venimeux, qu'une torpeur s'installe peu à peu au sein des couples. Dans cette petite station balnéaire, aux confins du monde, où, dans la chaleur de l'été brûlant, il n'y a rien à faire, ou si peu. Sinon se laisser emporter par l'écoulement lent du temps des vacances, rythmé par les repas, les siestes, les baignades, les insomnies, les bals, les bribes de conversations autour d'un bitter campari, les échanges à peine voilés des regards...
C'est dans ce mélange de sensualité et d'ennui, que des couples se font et se défont, ne sachant que faire d'eux et de leurs libertés. Ne sachant qu'être sans l'amour de l'autre. Et où seul compte le désir de l'autre. Le désir d'être désiré.
Un livre qui parle du secret de l'amour. Un amour toujours fragile, en naissance, vécu avec un étonnement et un frisson toujours nouveaux. Un amour au secret toujours troublant.
Un livre qui raconte le désespoir de l'amour, de l'amour absolu. Qui dit cette quête de l'impossible équilibre entre un homme et une femme. Et que Duras décrit dans une langue feutrée, discrète, secrète et suave. Passant du désir au silence. Et du silence au désir.
C'est, aussi, un livre sur le sentiment de solitude. Sur l'ennui. Sur la mort qui rôde. Celle du jeune démineur, déchiqueté par l'explosion d'une mine, dans la montagne. Et dont les parents ne parviennent pas à faire le deuil. Un livre où l'atmosphère est pesante.

Et c’est à Palerme, dans cette ville sacrificielle, ravageuse et morbide, que "Les petits chevaux de Tarquinia" prennent un sens plus tragique encore. Que ce sentiment de solitude et de désespoir amoureux durassien se déploie avec violence.
Duras écrit : « on ne trouve pas la solitude, on la fait » (Ecrire). Mais parfois, la solitude vient, insidieuse. Imprenable.
C'est, ici, à Palerme, où il y a les immensités de ciel, de montagnes. Où il y a la mer à perte de vue. Le vide des ruelles. Qu'un sentiment diffus et invisible me saisit. Celui d'être seule jusque dans ma propre solitude. Et me plonge dans une torpeur, un dépouillement qui me ramène aux fondements de mon être, aux assises de mon existence : à l'amour, au désir, au manque. A ma difficulté d'exister.
Palerme, c’est une solitude de ma vie entière. Inconcevable. Dangereuse.
C’est,ici, que je regarde la mer jusqu’au rien.
Et relire, à Palerme,« Les petits chevaux de Tarquinia», restera, pour moi, comme le souvenir du désespoir. Le deuil noir de toute ma vie.
Il est dix heures et demi du soir en été, et sur cette place déserte où la chaleur est accablante, je n'attends plus qu'une chose : la brise du soir. Je n'espère plus qu'une chose : un peu de pluie et de fraîcheur.


"Ce que je sais, dit Diana, c'est que jusqu'ici je n'ai jamais couché qu'avec des hommes aux idées claires et que ça ne m'a pas réussi. C'est des hommes qui ne savent ni la portée ni la signification de l'amour.
-Qu'est-ce que c'est que la portée et la signification de l'amour ? demanda Sara.
-Mais précisément, comment veux-tu que je le sache ? dit Diana en riant. Elle ajouta : Au fond, tu vois, la littérature, c'est une fatalité comme une autre, on n'en sort pas.
-C'est bien pratique, la fatalité, dit Sara.
-Mais on peut parler quand même dit Diana.....-Quand même, c'est vrai l'intelligence, chez moi, c'est une fixation comme une autre, dit Diana."
(page 73)



Marguerite Duras, "les petits chevaux de Tarquinia", Gallimard, 1953.

Thursday, 9 August 2012

Quote: John Rechy

  J'appris que, pour celui qui se prostitue, il y a toute une variété de rôles à jouer: le jeune-chômeur-en quête-de-travail; le-jeune-à-la-dérive-et-qui-s'en-fout; le-prostitué-endurci-facile-à-lever; le-jeune-perdu-dans-la-grande-ville-et-qui-veut-qu'on-l'aide. Des autres dans la rue j'appris aussi très vite la technique: la démarche, le jargon, mélange d'argot de jazz, de bistrot et de la drogue - le regard presque dédaigneux et indifférent, mais en même temps aguichant; la tenue négligée.
  Et j'appris aussi que, pour se prostituer dans la rue, il convenait de para^tre presque illettré.
Le marin du Y.M.C.A. avait été le premier à me le dire. Avec Mr King, je m'étais contenté de suivre mon instinct. Mais ce fut un type rencontré à Times Square qui devait me l'apprendre sans ambiguïté. Tandis qu'il m'étudiait, assis dans son appartement, je feuilletais un roman de Colette. Le type se leva, visiblement en colère. "Tu aimes lire? me demanda-t-il vivement. - Oui, répondis-je. - Alors je regrette, je ne veux plus de toi, dit-il, les vrais mâles ne lisent pas!" Son désir pour moi évanoui, il me donna hâtivement quelques dollars. Quelques instants plus tard, je le revis à Times Square en conversation avec un autre type...
  Aussi  décidai-je que dorénavant je jouerais les idiots. Et je m'aperçus que, dans la rue, le succès d'un prostitué était en relation directe avec son manque apparent de sensibilité - son air de "dur". Je porterais donc ce masque.

John Rechy - Cité de la nuit, Gallimard, 1993 p.71

Sunday, 5 August 2012

Bootleg: The Leos Carax Experience (Locarno, 3 août 2012)

C’était avant-hier, 3 août, entre deux heure et trois heure de l’après-midi, à Locarno, en bord de lac. Le festival venait d’honorer Leos Carax d’un prix pour sa carrière, belle et accidentée carrière, et Carax, qui fuit les interviews comme la peste (celle, magique, publiée dans Libé le 4 juillet, était un échange de mail entre Séguret et lui), avait accepté –c’est peut-être la première fois – de parler une heure en public, avec le public et avec Olivier Père, le directeur artistique du festival.
Voici la retranscription pirate de cette heure rare. Autrefois, vous alliez dans un concert et un mois après, vous pouviez être certain qu’un italien (pourquoi eux?) sortait ce concert en disque vinyl. C’était un bootleg. Voici maintenant le bootleg d’une conversation publique entre un homme à qui on dit Cinéma et qui répond par Expérience.
The Leos Carax Experience.



Olivier Père :
Quand nous avons évoqué cette discussion, vous nous avez dit : « Il faut trouver un angle. Mais surtout pas la cinéphilie ». Pour vous, la cinéphilie est la maladie du cinéma, quelque chose de négatif ? Ou est-ce l’idolâtrie des images qui vous agace ?

Leos Carax :
Je ne pense pas être un cinéphile. J’ai vu beaucoup de films, quand j’étais jeune, à l’époque où j’ai commencé à faire des films. J’ai commencé à faire des films en même temps que je découvrais le cinéma. J’ai vu alors de 16 à 25 ans beaucoup de films : le cinéma muet, américain, russe, Nouvelle Vague… Et je pense que j’ai payé ma dette d’amour envers le cinéma dans mes deux premiers films. Et depuis j’y vais beaucoup moins… Mais j’aime toujours le cinéma. Y a pas besoin de voir des films pour aimer le cinéma.

OP :
Le moteur de Holy Motors c’est le cinéma, mais son carburant c’est la vie ?

LC
Oui, c’est le langage, le cinéma. Les gens sont étonnés dès fois par ça. Une enfant qui voit le film n’a pas ce problème-là. Beaucoup de gens, pour parler de ce film, passent par des références. Il y a sans doute deux trois choses qui s’appuient sur d’autres, mais pas beaucoup plus que ça. Et certainement moins que dans la plupart des films. Mais comme effectivement le langage du film est le cinéma, ça perturbe les gens.

OP
On pourrait aimer ce film sans rien connaître de l’histoire de cinéma, un enfant aurait moins de problème d’interprétation qu’un spectateur ayant plus de culture

LC
Je pense que le film est simple. Si on accepte de ne pas savoir où l’on va durant vingt minutes. Ce qui est long mais pas si long que ça…

OP
Vous pensez que ça devient inacceptable, le cinéma?

LC
Ah ça je ne sais pas… je ne connais pas bien le public. D’une certaine façon, il est plus impatient. D’une autre manière, il a peut-être évolué grâce aux séries, grâce à certaines séries américaines, ou à certains films qui sont des bornes… Mais ça concerne finalement peu de gens… Non, je ne connais pas très bien l’état du cinéma.

OP Vous connaissez l’état du monde, la façon dont les informations circulent. La construction rhizomatique du film le rend-il contemporain ou dépend-il d’une forme de poésie qui se sent un peu seule ?

LC
Les deux. Il y a l’orgueil d’un poète russe, Ossip Mandelstam, qui disait « De personne jamais je ne serai le contemporain ». Mais forcément le monde entre dans les films, la vie entre dans mes films. C’est pourquoi parfois mes tournages ont été longs. Enfin pas que pour ça.. Mais je sais aussi qu’il faut du temps : les premières semaines de tournages, il faudrait les mettre à la poubelle. Tout le monde est tellement concentré que c’est étouffant. C’est toujours raté. Donc, je m’arrange toujours pour refaire plus tard le début du tournage, ou commencer par des choses qui seront à couper de toutes façons. Mais ce qu’on appelle la vie ce n’est pas forcément l’état du monde. C’est juste la vie, aussi bien la mienne que celle des gens qui participent au film. Un film, ce n’est pas un tunnel dans lequel on s‘engouffre, où on se retire de tout. Il faut qu’à un moment ça rejoigne l’expérience de la vie. Donc, c’est toujours difficile. D’autant qu’il y a cette chose qui s’appelle la concentration aussi.. Alors, la préparation sert à bâtir ce tunnel, Mais après, il faut s’en échapper.

OP
Je repense à un de vos plus beaux films Pola X, un film d’une grande ambition où il s’agissait de parler de la guerre, des frontières, de l’Europe. Est-ce peut-être aussi pour cela que le film a été incompris à sa sortie, réévalué maintenant, mais à l’époque son discours passait pour trop ambitieux ?


LC
Pourquoi les films plaisent ou déplaisent, ça je n’en ai aucune idée. Celui-là est celui de mes films qui a le plus déplu, ça c’est sur. Je ne revois pas mes films, donc je ne sais pas … Dans mes films, il n’y a pas la peur du ridicule, si vous voulez. Donc mes films sont d’une certaine façon grotesques pour pas mal de gens. Je pense que c’était le cas pour celui-là.

Question du public
Vous avez convaincu un homme aussi rare que Gérard Manset à donner une musique pour Holy Motors. Comment cela s’est fait ?

LC
Je ne connais que cette chanson de Gérard Manset, Revivre. Je lui ai demandé si je pouvais l’utiliser. Il a dit oui, à condition de pouvoir voir la séquence. Il est donc venu voir la séquence quand on l’a tourné. Après ça, il était d’accord.

QP
Dans la même année, deux films Cosmopolis et Holy Motors se déroulent l’un et l’autre dans des limousines…

LC
Cosmopolis est l’adaptation d’un livre publié il y a dix ans, je crois. Mais je pense que ces limousines extra longues sont fascinantes. Moi, elles m’apparaissent comme des très bons moteurs à fiction. Elles sont à la fois érotiques et morbides. Elles sont à la fois totalement faites pour être vues et pourtant on ne peut pas voir ce qu’il y a dedans. Donc, elles me paraissent comme une bulle virtuelle : vous êtes à l’intérieur et vous n’êtes pas dans la vraie vie. Il est donc finalement assez normal que plusieurs cinéastes s’en inspirent.

OP
Cette limousines sont aussi comme des caméras : des boites noires ouvertes sur le monde. Holly Motors est-il un film contre le virtuel ?

LC
Je ne sais pas si c’est contre ça. Moi, j’aime bien l’invisible. Mais le virtuel n’est pas l’invisible. Ou alors il en est la version paresseuse. L’invisible est habité. Là où le virtuel est proposé comme un monde qu’on habiterait. Un monde donc sans expérience, si vous voulez… les guerres virtuelles, la notion de zéro mort, ces drones que l’on commande à distance… il n’y a plus de responsabilité ». Le film parle de ça, aussi, mais ce n’est pas une théorie, ni rien.
Quand j’ai commencé, il y avait encore les caméras à pellicule, les caméras à moteur. J’avais 17 ans, j’ai tourné avec une Mitchell : la plus grande caméra. La plus belle d’ailleurs. Mes derniers films je les ai tournés avec une caméra grande comme ça, c’est-à-dire plus petites qu’une tête. C’est sûr qu’on se sent moins puissant avec ces objets. C’est ce que dit Monsieur Oscar dans le film : il a du mal à y croire parfois. Or, pour faire du cinéma il faut de la croyance. Si la foi est toute petite, on a du mal. On y arrive quand même mais l’expérience sera différente… les gens vont faire des films avec une caméra qu’on ne verra pas. Moi, je travaille désormais avec une petite caméra qui s’appelle la Go Pro, et qui est minuscule.

QP
J’ai découvert hier Mauvais Sang. Nous sommes de la même génération, je vivais cette époque de plein pied. En voyant le film hier, je me demandais comment un cinéaste aussi jeune que vous alors arrivait à prendre assez de distance pour voir son époque avec ce détachement…

LC
Je ne me souviens pas du tout comment j’ai fait ça. J’ai découvert le cinéma à 16 ans, par là. Avec le sentiment d’avoir trouvé mon pays, mon île. Une île entourée d’eau donc on n’y arrive pas facilement. Le monde et le cinéma… l’un et l’envers de l’autre, pour moi. Quand on est dans la vie, il est plus difficile de la regarder. Quand on est sur cette île, on la voit mieux. On voit comme depuis une vitre sans tain. Peut-être même que cette île surplombe. C’est ça que j’aime dans le cinéma. Les gens disent que les films sont des rêves… Non, moi je ne pense pas que les films sont des rêves - l’expérience de la projection est un rêve. C’est très fort de découvrir le cinéma quand on est un enfant. On est dans le noir, entouré de gens qu’on ne connaît pas, sauf sa mère ou sa grand-mère peut-être, et avoir cette machine derrière soi énorme qui projette quelque chose de tellement plus grand que nous, cette expérience là oui peut s’approcher du rêve. Mais faire des films, pas du tout. Je crois que dans ces années-là dont vous parlez, mes deux trois premiers films, c’est le cinéma qui les nourris. Je lui étais tellement reconnaissant d’avoir trouvé un monde où habiter. Ils ont été fait dans cet amour-là.

QP
Sur Holy Motors, avez-vous rencontrés des problèmes de montage, au moment de la post production ?

LC
Aucun. J’adore le montage. Le problème du montage, c’est toujours de s’arrêter. Il faut finir un jour. Les seuls problèmes sont techniques et assez peu intéressants : Toute la chaîne aujourd’hui est numérique et personne ne sait rien sur ça. Donc tout est compliqué. Pour aucun résultat, puisqu’à l’arrivée les films sont projetés sur des machines qu’à leur tour les gens ne connaissent pas… On nous a vendu le digital un peu comme on nous vendrait un médicament - mais pour une maladie qu’on ne connaît même pas. On ne sait même pas ce que c’est censé guérir – et ça, c’est un problème. Mais le montage pur, c’est le moment où on pense un peu au spectateur … On fait les films pour des morts mais on les montre à des vivants. Donc il faut bien se demander quelle est la porte d’entrée dans ce films, faire en sorte qu’elle n’apparaisse pas à la fin seulement. J’ai essayé de faire attention un peu à ça, mais je ne suis pas sur d’y être arrivé… (silence)
Pardon, mais parler cinéma, pour moi c’est un peu un cauchemar. Mais parler de cinéma en plein jour, en pleine lumière, c’est un gros cauchemar… (rires). Le cinéma, c’est une chose de la nuit… Les Amants de la nuit… La Nuit du chasseur. Je vais essayer quand même…

QP Votre nom d’artiste, Carax, contient le mot Oscar. Est-ce par ambition hollywoodienne ?

LC
J’ai changé de nom à 13 ans, bien avant de savoir que je ferais du cinéma.

OP
Vos premiers films étaient portés par une mélancolie. Vos deux derniers par un humour burlesque, comme si vous rajeunissiez, redeveniez un enfant, plus libre…

LC
Je tourne tellement peu, si vous voulez, que si je n’avais pas trouvé cet élan que j’appellerai grotesque, ou comique, ou farcesque, je serai mort.
Le film Merde, qui n’est pas un long métrage, qui fait quarante minutes je crois, m’a fait beaucoup de bien parce que si vous regardez de vingt à trente ans j’ai fait trois film, de trente à quarante j’en ai fait un… Et de quarante à cinquante j’ai fait quarante minutes. C’était mal parti. Il fallait que je trouve quelque chose. Alors c’est vrai que les caméras numériques que je déteste tant, elles m’ont bien aidé car j’ai pu tourner pour moins cher et plus vite, et en même temps j’ai abandonné plein de choses. A partir de Merde je n’ai plus regardé les rushes, par exemple. Ce que je voyais sur l’écran n’étant ni mon travail ni celui du chef opérateur, mais un rapport entre toutes ces machines et l’écran que vous avez choisi. Donc il est très difficile aujourd’hui de s’intéresser à l’image.

OP
C’est la fin du coté artisanal du cinéma. A ce titre, Les Amants du Pont Neuf a peut-être été le dernier film artisanal, avec des décors à l’ancienne…

LC
J’étais en Pologne il y a une semaine et j’ai vu ce studio qu’ils sont en train de construire en bord de mer. On peut y faire un film en fonds vert, tout est à base de motion control, on peut tout faire en post prod en temps réel. C’est très intéressant d’ailleurs… Ils vont faire une école, des gens naîtront au cinéma par ces méthodes là. Ça n’a pas été mon cas. Moi j’ai commencé dans les années 70/80, où il y avait encore de grosses caméras. Mon premier court métrage était fait avec cette grosse caméra ; Puis progressivement, je suis passé à des caméras moyennes. Mais quand on voit un travelling du début du cinéma, de Murnau par exemple, une caméra qui suit un homme à l’aube, par exemple, on a vraiment le sentiment, par la lourdeur de la machinerie, que c’est Dieu qui regarde cet homme. Aujourd’hui, prenez le même type suivi par une caméra sur Youtube , vous n’avez pas ce sentiment-là du tout. Donc il faut recréer ce sentiment. C’est le travail d’aujourd’hui.

OP
Les outils nouveaux posent de nouvelles questions de mise en scène ?

LC
Je crois qu’il faut, sinon on refait des copies. Il faut réinventer. Toujours.

QP
Quel rapport avez-vous avec la beauté ?

LC
Excellent (rires). Ça varie avec l’âge ou avec le temps. La recherche de la beauté, quand on est jeune elle est un peu forcée. On la cherche à tout prix, et dans tout. Aujourd’hui, j’essaye de la laisser venir, ou de la trouver dans des choses qui ne sont pas belles pour les autres. Mais forcément, on vient au cinéma par là. Cette recherche de la beauté, il en est question dans Holy Motors. C’est le premier mystère : le goût qu’on a – si tant est qu’on a son propre goût, car c’est là aussi une chose mystérieuse : Est-ce qu’on a son goût à soi ? En quoi il diffère de celui des autres ? Le cinéma m’est apparu comme le seul endroit où j’étais sûr de mon goût. Devant une peinture, je ne suis pas très sur… Si ma copine me dit, C’est extraordinaire, je vais lui dire Oui. Un paysage, ou le cinéma, là je sais. En vingt secondes d’un film, je sais s’il sera important pour moi ou pas. Je vois très vite si c’est inventé ou si c’est copié. Je sens très vite la part de sincérité, qui est importante mais pas suffisante (il y a des films sincères qui ne sont pourtant pas intéressants). Tout ça, je le sais et c’est pourquoi le cinéma est mon île à moi.

OP Vous avez un rapport très fort à la littérature aussi. Vous savez si un poème sonne juste. Dans Holy Motors, il y a Henry James, Robert Musil, on trouve des paroles de chansons dans tous vos films : Manset, Barbara, Bowie. Les mots sont aussi importants que les images dans vos films…

LC
Oui, mais c’est pas mon pays.
C’est incroyable tout ce que le cinéma peut, finalement. On l’oublie. Donc j’essaye. Moi j’aurais aimé une vie de musique. La plus belle des vies, c’est celle des musiciens, des compositeurs, des chanteurs : une personne qui peut traverser le monde avec rien, avec une guitare, voire même la trouver sur place, composer, écrire, chanter pour les gens.

OP Être une rock star ?

LC
Rock star, c’est déjà le succès. Et le succès c’est compliqué.
J’ai toujours essayé dans mes films de profiter des mots des autres, ou des musiques des autres puisque je ne sais pas composer. Et je me demande toujours comment introduire ces éléments étrangers ; une musique, une chanson, un corps qui danse là où jusqu’ici il ne faisait que marcher. Je ne fais pas de comédies musicales, je voudrais…

OP
Vous avez néanmoins composé la chanson de Holy Motors que chante Kylie Minogue

LC
Les paroles seulement, pas la musique.

OP
La séquence de la Samaritaine dans Holy Motors s’apparente à de la comédie musicale…

LC
Ouais… C’est chanté. C’est chorégraphié, mais ce n’est pas dansé. Mais là encore, ça a été le miracle de la rencontre avec Kylie Minogue. Deux mois avant je ne savais pas que j’allais tourner avec elle. Je ne connaissais pas Kylie Minogue. Je connaissais son nom, mais je ne savais pas qui elle était vraiment. Et là je suis tombé sur quelqu’un de tellement pur… comme une enfant qui chanterai sous sa douche… Un peu comme dans un conte de fée: le héros se promène dans la forêt, et trouve une fille nue qui chante sous une cascade. J’ai hérité de cette pureté. Alors voilà, je parlais de la solitude du chanteur, du compositeur, mais une des beautés du cinéma c’est quand c’est pas tout seul.
On en fait pas un film tout seul. Pour faire un film, il faut de la santé, de l’argent et deux trois personnes au moins.

OP
On vous voit justement comme quelqu’un de solitaire, silencieux, secret. Vous vous sentez à l’aise, heureux, sur un tournage ?

LC
Il y a de tout. Je crois que j’ai vécu mes pires moments et mes plus beaux moments sur des films. On peut se sentir totalement imposteur – ça arrive souvent. Moi, je n’ai pas fait d’études de cinéma, je n’ai pas travaillé sur des films avant les miens, donc si vous voulez arriver à 18 ans, et dire aux gens Je vais faire un film, je sais le faire, donnez moi de l’argent pour, ça n’est pas naturel, ça commence par une imposture. Mais ce sentiment d’imposture est finalement très riche. Il est toujours là aujourd’hui. Surtout du fait que je tourne aussi peu. A chaque film qui commence, je ne suis plus un cinéaste. Les gens de l’équipe, j’ai l’impression qu’ils me regardent en se disant ce type qui n’a pas tourné depuis si longtemps... qu’est-ce qu’il va nous faire faire ? Mais bon, c’est inspirant, aussi.
De toute façon, même si j’avais pu faire plus de films, je n’en aurais pas fait tant que ça. Et de toute façon, il est sain d’envisager chaque film comme le premier et le dernier.

QP
Pouvez-vous nous parler de Denis Lavant ?

LC
Je ne connais pas Denis. On fait cinq films maintenant ensemble. Je l’ai rencontré, on avait le même âge et la même taille. On avait 21 ans, 22 ans. Je l’ai découvert sur photo. Je ne fais pas d’essais, mais je l’ai fait venir devant une caméra. C’était pour mon premier long métrage. J’avais déjà retardé le tournage d’un an parce que je ne trouvais pas ce garçon. J’en étais arrivé au point où je me disais je ne trouverai jamais ce garçon, je ne ferai jamais de cinéma. Physiquement, il était singulier. Mais je n’étais pas sur de moi quand je lui ai dit On va essayer ensemble. Et puis on a fait ce premier film, et je me suis dit que je l’avais sous-utilisé. Le film n’avait pas été imaginé pour lui. Il est rentré dans quelque chose qui existait déjà. Donc après je me suis mis à imaginer des films pour lui, où il serait lui-même puissance dix à chaque fois. Comme acteur, je pouvais lui demande presque tout : des double sauts périlleux arrière, si j’en ai besoin il le fera. Et il saura le faire. Je me sens un peu comme Tex Avery avec Denis Lavant. Et en même temps, depuis le film Merde, je vois qu’il peut jouer des choses que je ne lui aurais jamais demandé avant. Un vieil homme qui meurt, un père de famille. Mais Denis je ne le connais pas. Nous n’avons jamais dîné ensemble, ça n’est pas un ami. Mais pour une certaine forme de film, tous ces films que j’ai fait avec lui, il m’est indispensable.

QP
Pourquoi ce titre Holy Motors ?

LC
Je ne me souviens pas.

OP
Motors, pour certains, a fait penser à un anagramme de Morts…

LC
Je n’ai pas pensé à ça. Il m’est apparu, mais ça ce sont des choses qui apparaissent après, que le film pouvait être vu comme un film futuriste, d’anticipation, de science fiction. Où les hommes, les bêtes et les machines se liguaient contre ce monde virtuel dont on parlait tout à l’heure. Donc ces êtres-là –puisque moi j’aime bien les machines – avaient un coeur. Et j’ai appelé ce cœur Moteur Sacré. Voilà…
Après, pourquoi en anglais ? J’ai déjà eu pas mal de titres en anglais parmi mes films ; je suis à moitié américain à moitié français… Holy Motors, c’est le nom du garage où vont dormir les limousines la nuit. Et ces limousines sont internationales…

QP
Quel est le plus beau jour de votre vie, le pire, et que changeriez vous sur cette terre ?

LC
Je ne saurais pas répondre. Et si je savais, je ne voudrais pas. La terre est vaste. Ce qui m’inquiète, c’est le manque de courage. Le courage baisse. Je ne parle pas uniquement dans le cinéma… Le courage physique baisse. Le courage civique. Le courage poétique. Il faudrait mettre des cours de courage dans les écoles. Le virtuel n’aide pas au courage. Ce que l’on appelle les réseaux ne sont pas des réseaux de résistance mais plutôt de connivence. On se sent grand en étant tout petit et caché.

QP
Il y a une contradiction : vous dites aimer les machines mais pas le virtuel…

LC
J’aime les ordinateurs, mais ça ne sont pas des machines. Pour moi, il faut voir le moteur pour que ça soit une machine. Si je ne peux pas toucher, c’est du réseau, de la communication, je n’aime pas ça. Les nouvelles caméras ne sont pas des machines mais on peut faire de très belles choses avec. Le film évoque ça, d’une certaine façon. On m’a reproché souvent, surtout sur les Amants du Pont Neuf, de rendre les choses impossibles. Moi je pensais à un moment qu’il fallait passer par l’impossible. Et j’ai souvent cité Cocteau qui disait « à l’impossible, on est tenu ». Il fallait aller contre. Contre les techniques, par exemple. Il fallait que le montage aille contre le tournage… des choses comme ça. Quand on essaye de créer quelque chose, il me semble que l’on doit aller contre. Et le problème de ces ordinateurs, c’est qu’ils ne sont ni pour ni contre. Ils sont sur pause. Il n’y a pas l’expérience du temps, par exemple. A mes débuts, je faisais beaucoup beaucoup de prises et les producteurs étaient très nerveux. Aujourd’hui ils s’en fichent car la prise ne coûte plus rien. Pour retrouver l’expérience et le risque, le risque de faire, il faut réinventer de nouveaux défis. Par le récit, les relations avec l’équipe, l’imagination… A ce prix là le passage d’une technique à l’autre est intéressant, mais à ce prix là seulement.

QP
Serge Daney vous rapprochait d’une tradition du cinéma français à préserver : Akerman, Doillon, Garrel… ? Quel est votre sentiment sur le cinéma français d'aujourd’hui ? Vous reconnaissez vous une communauté ?

LC
Ça c’est le travail de Daney. Moi j’espère pas faire partie d’une tradition – même si j’en fait sûrement parti. Non, j’étais trop éloigné du cinéma. Je n’arrive pas à réfléchir au cinéma français, ça ne m’intéresse pas. J’ai deux trois personnes que j’aime dans le cinéma français, mais je ne peux pas réfléchir en terme de cinéma français, sauf en terme de production parce que j’ai du mal à faire mes films. Je pense au cinéma, je pense pas au cinéma français.

OP
Votre audience est internationale. Et elle l’est restée malgré vos longs moments d’interruption…

LC
Si vous n’avez pas les entrées – moi je n’ai pas les entrées. Si vous n’avez pas les prix – enfin aujourd’hui j’en ai un… bon, ce n’est pas le plus coté…, Il faut que les films voyagent. Sinon ils n’existent pas. Les miens ne font pas beaucoup d’entrées là où ils vont, mais ils vont partout. Ça a été ma chance.

QP
Daney comparait justement les films à des voyages…

LC
Il y a un mot qui est important, je regrette qu’il ne soit pas prononcé dans Holly Motors : c’est le mot Expérience. Il y a cette définition de l’expérience par un écrivain français, Georges Bataille : «Le voyage au bout du possible de l’homme ».

QP
Pouvez-vous nous parler d’Edith Scob ?

LC
J’avais filmé Edith Scob dans un film, il y a vingt ans : les Amants du Pont Neuf. Avec son amoureux de l’époque, qui est toujours son amoureux d’aujourd’hui d’ailleurs. Et puis, au montage, il n’en est resté que ses mains et ses cheveux. Je lui devais un film. Je l’ai imaginée ici transportant Monsieur Oscar d’une vie à l’autre – puisque c’est ainsi que j’avais décidé le film : un homme voyageant de vies en vies dans une machine énorme, avec une femme pour conduire cette machine. Peut-être la première image que j’ai eu, c’est celle d’une allégorie de la Mort dans les tableaux... Quelqu’un de très émacié. Et il m’est venu la blondeur et le visage extraordinaire d’Edith Scob. Elle est totalement à part. Elle et Kylie Minogue sont les deux fées du film. C’est étonnant car elles ont aussi la même blondeur, la même pâleur, la même pureté. Et la même part d’enfance : Ce sont deux enfants.

QP
Votre public reste un public de cinéphiles. Ils sont limpides pour les cinéphiles, pas pour les critiques littéraires, par exemple…

LC
On peut aimer un film pour des mauvaises raisons, ça arrive souvent. C’est un quiproquo un film, toujours. On touche quelques personnes dans différent pays. J’espère que le film ne touche pas que les cinéphiles, mais les cinéphiles ont le droit d’être touchés par le film. Il m’a toujours semblé, je l’ai dit tout à l’heure déjà, qu’on fait des films pour les morts et qu’on les montre à des vivants ; Moi je suis toujours à la recherche d’un ou d’une spectatrice qui manque, qui ne soit pas venus voir le film. Comme si j’avais consulté mon carnet d’adresse à la recherche de la personne qui n’a pas vu le film alors que je pensais qu’elle viendrait. Et je ne trouve jamais qui c’est. Il y a toujours un spectateur, quelque part, là-haut, qui manque.

QP
Faites vous des dessins préparatoires, au moment du script ? quel est votre processus ?

LC
Je ne suis pas écrivain. Je ne fais pas de scénario jusqu’à un certain point où je suis obligé d’en rendre un, pour l’argent, pour les gens de l’équipe. Je fais le film sur deux trois images, sur deux trois sentiments ; ces images en entraînent d’autres. Les limousines, par exemples : j’ai commencé à les voir aux États Unis il y a dix ans. Puis à Paris, dans mon quartier, lors des mariages chinois. Puis une autre image : un vielle gitane sur un pont à Paris. Croisée sur la berge. Je ne suis pas capable de rentrer en communication avec cette femme, je n’ai pas son langage. Mais nous sommes tous deux des hors-mondes. J’ai pensé la filmer, faire un documentaire, mais la peur est venue que ce documentaire me prenne une vie. Je l’ai transformée en fiction. La vielle gitane est devenue Denis, et une voiture va transporter Denis d’une vie l’autre. Puis la gitane est devenu un acteur, que l‘on engage pour jouer une vie, puis une autre vie.

QP
Les voitures ont une personnalité. Elles rêvent. Elles sont fatiguées, aussi… Pourriez-vous les décrire, comme personnage ? Comment elles survivent ?

LC
Oh… voilà pourquoi je ne fais jamais de Q&A. je ne fais que des Q&Q… (rires) c’est une belle question, mais interpréter mon film m’est difficile. Je pourrais dire qu’elles sont portées par une expérience poétique du voyage. Je peux difficilement en dire plus.

QP
Le courage, pour vous, c’est synonyme de confiance en soi ?

LC
Si on a toute confiance en soi, on n’a pas besoin de courage. Mais moi je n’avais pas confiance en moi, si je vois l’enfant que j’étais. J’avais confiance dans le fait qu’il me fallait tenter les choses. Enfant, je ne sais plus à quel âge et sans doute est-ce vrai pour tous les enfants, je descends l’escalier, je croque dans une pomme et j’entends une voix qui me dit « Et il descendit l’escalier et il croqua dans une pomme. » Je ne suis pas croyant, mais à partir du moment où on a cette voix, cette confiance en soi, on est suivi, on est une histoire et il faut écrire cette histoire. Tout seul. Si on apprenait ça, qu’il faut écrire sa vie, ce serait peut-être le début du courage…