Tuesday, 29 October 2013

John Le Carré, A Perfect Spy, 1986

J'ai longtemps eu une tendance à passer à coté de Le Carré. Ne me corrigez pas si je me trompe mais je ne dois pas être le seul.
Pourquoi? trop 'légitime'? trop gros? trop 'propre sur soi', Espionnage? Déjà que… Espionnage à papa? etc, etc.
L'écrivain le moins branché du monde?
On le sait bien ici, une pile de mauvaises raisons ça fait une bonne raison s'y coller, et puis Garnier, Roth, ont toujours dit qu' A Perfect Spy, c'était très bien.
Oui, c'est très bien. Mieux même.
On va faire vite, pas besoin d'une vraie review, juste deux trois trucs en passant en forme de LISEZ-LE.


Le Carré sait y faire, il a été espion. Plus ou moins mais plutôt plus. Comme il le dit lui meme: 'la fonction du roman d'espionnage n'est que de fictionnaliser ce que l'on sait déjà de toute façon'. Intrigue et suspense, prenez ça sur le coin du rebondissement.
Chez Le Carré, via moi, semble se créer un drôle de court-circuit entre l'arcane et banal monde de l'espionnage ("mettez vos espions dans un bus, pas dans un jet") et l'écriture de Le Carré. Une taupe  par exemple, c'est une expression de Le Carré reprise par les services sur lesquels il écrit, pas l'inverse (d'autres ne seront pas reprises: baby-sitter, scalp hunter etc…). Le premier choc, pour moi, c'est d'ailleurs cette écriture, comment dire… la pure expression d'un classicisme a l'anglaise? Il y a de ça… Mais aussi des éclairs de surréalisme (la vison de ce cabinet, véritable McGuffin a la Hitchcok tiré derrière la bentley, un maitre espion qui s'appelle Brotherhood et un grand-père Makepeace Watermaster). On met dans le même sac, un joli vernaculaire (nellies, neverwozzers, lovelies and joes)  et une fulgurante, presque pétrifiante simplicité (a representative of something, navigationnal problems).


Pourquoi A Perfect Spy et pas un autre? ils tournent tous autour de la métaphysique de l'espion finalement (sometimes we had to do a thing in order to find a reason for it. Sometimes actions are questions to us not answers).La trilogie Smiley est belle aussi mais c'est dans celui là que la machine qu'est tout roman d'espionnage commence à faire 'un drôle de bruit'. un léger clank clank. Nait l'envie de ne pas mettre d'huile.
Encore une histoire de court circuit. Entre le livre et Le Carré lui même cette fois: le père de Magnus Pym, si central au roman, escroc de haut vol-minable, c'est le père de Le Carré ( Ronnie Cornwell de son vrai nom 'souvent en vacances'-on vous renvoie aux conversations de JLC avec Myriam Gross pour plus de précisions). On sent le vécu plus que la documentation dans cet art, si important au genre, de la location (école privées anglaises, Berne l'ennuyeuse, maison de fonctions etc..) et de la characterization (on emmènera avec soi la moitié du livre, seconds rôles inoubliables de Lederer à Miss Dubber)…
Le truc qui vient du froid alors se réchauffe mais sans jamais devenir tiède. Les frontières entre ce qui se dit et ce qui se lit s'effritent, on entend ce qui ne se dit pas, l'axe fondamental Public/Privé ici se dédouble. Donnant un très beau livre, assez trouble et sur rien d'autre que la duplicité. Pas celle des espions, celle de tout le monde.




On ouvre :

"In the small hours of a blustery October morning in a south Devon coastal town that seemed to have been deserted but it's inhabitants, Magnus Pym got out of his elderly country taxi-cab and, having paid the driver and waited till he had left, struck out across the church-square. His destination was a terrace of ill-lit Victorian boarding-houses with names like Bel-a-Vista, The Commodore, and Eureka. In build he was powerful but stately, a representative of something. His stride was agile, his body forward-sloping in the best tradition of the Anglo-Saxon administrative class. in the same attitude whether static of in motion, Englishmen have hoisted flags over distant colonies, discovered the sources of great rivers, stood on the decks of sinking ships. He had been travelling in one way or another for sixteen hours but he wore no over-coat or hat. He carried a fat black briefcase of the official kind and in the other hand a green Harrods bag. A strong sea wind lashed at his city suit, salt rain stung his eyes, balls of spume skimmed across his path. Pym ignored them. Reaching the porch of a house marked 'no vacancies' he pressed the bell and waited, first for the outside light to go on, then for the chains to be unfastened from inside. While he waited a church clock began striking five. As if in answer to its summons Pym turned on his heel and stared back at the square. At the graceless tower of the Baptist church posturing against the racing clouds. At the writhing monkey-puzzle trees, pride of the ornamental gardens. At the empty bandstand. At the bus shelter. At the dark patches of the side streets. At the doorways one by one."

Sunday, 27 October 2013

Gilles Bonnecarrère, Male Dancers Wanted, 1976



«New York, 1976. I am twenty-three years old. The house where i was living, wedged between two buildings at 42 Water Street, has just burned down. All that it held is gone. On a bench in Battery Park i find an old Village Voice with the following ad : «Male dancers wanted (experience not necessary)». On 46th street, near Broadway, i climb the narrow staircase up to a cashier’s window. Denise, the boss, says : « Are you here for the job ? Come in, have a look, see if you can do it.“

Trouvé hier chez Yvon Lambert ce grand bouquin blanc, tiré seulement à 400 copies, renfermant des photos tenues au secret (au placard?) depuis 1976. On y voit quoi ? Un strip-club pédé, ses loges, ses danseurs. Puis, les mêmes mecs, le lendemain après-midi, chez eux, avec leurs rêves de réussite ou d'évasion. Leur sourire innocent.
C'est la version gay de Looking for Mr Goodbar (vous n’avez jamais vu Looking for Mr Goodbar ? ça ressort à Paris, vous n’avez plus d'excuse) ou la version heureuse de Cruising.
Le même New York, la même nuit disco, la même envie de ne jamais se trouver chez soi mêlée à la même inquiétude de ne pas avoir de chez-soi.
Pas mieux comme document pour accompagner l'edit du Keep the fire burning de Gwen McCrae que jouait Harvey au Rex, jeudi.






Gilles Bonnecarrère, Male Dancers Wanted, éditions Lutanie & Préféré, Paris, septembre 2013

Friday, 25 October 2013

Nancy Holt, Ransacked, 1980

Je devais finir ma relecture de A Perfect Spy, avec l'age, Le Carré, fascinant. 
Croisé Philippe hier au Rex, paquet vite filé, ex-jeunes gens modernes, c'est à dire de vieux hommes discrets.
Dedans, l'attendu (non pas attendu, promis) Pigs de Spottorno. Dur. Une copie dédicacée a un certain Ari du Dead Men Don't look like Me  de Paul Schiek. Dur.
Et puis, ce truc que je ne connaissais pas, Ransacked de Nancy Holt. On ouvre.
Une écriture enfantine, photos d'une maison délabrée.
C'est pas ça. Enfin si, mais non. 
On écrit cinq minutes après la lecture, peut-être on ne devrait pas. On ne devrait peut-être pas raconter l'histoire. Une histoire simple comme seul evil can be. Un truc banal, une mamie exploitée, spoliée par une bande de junkies, dont la grosse truie de chef se fait passer comme aide soignante. Parenthèse: ma grand mère est morte de l'Alzheimer, elle fut "accompagnée" comme on dit - mon cauchemar, petit, c'était justement ce truc. D'ailleurs Papa, pourquoi sa première "aide' fut elle virée hein?
Esther, la mamie, c'est la tante de Nancy Holt, sculpteur(trice?) américaine, land art,femme de Robert Smithson, tout ça (pas d'esthétisme dans les photos de ses intérieurs saccagés mais on y voit peut-être ce qu'elle, l'artiste a pu y voir)...
Oui alors… Ca finit bien, Nancy Holt réussit a se débarrasser de cette crasse, sa tante Esther pourra mourir de son cancer en paix (comme deux de mes tantes, une au mari presque 'Pat m'a tuer').
Esther, et sa plume de gosse, ont  alors laissé la place aux documents légaux. Pas un mot de trop. Rien. Les échos du Control Order House d'Edmund Clark laissent alors place au sale gout du personnel. De la Politique de l'intime a la politique de intimité. On est content de la rareté de l'objet, parce qu'on se demande presque si on n'aurait pas aimé ne pas le recevoir (sans rancune Philippe).
Je ne sais pas si j'aurais du écrire ça comme ça à froid, à chaud. Mais je suis sur que sinon, je n'aurais pas pu. 




Nancy Holt, Ransacked, Printed Matter Inc, New York, 1980

Sunday, 13 October 2013

Quote: Arnaud Viviant



«Ils avaient vécu l’âge d’or du métier, quand on pouvait devenir copain avec Bruce Springsteen rien qu’en l’interviewant, se débrouiller pour que Selby vende plus de livres en France qu’aux Etats-Unis, avoir Iggy Pop qui squatte à la maison après un concert et pour les plus fous se fixer avec Johnny Thunders. Ils avaient imposé le gonzo journalisme à la française, avec le Pléiade de Baudelaire qui dépassait de la poche du 501. A cette époque, le critique était un demi-dieu que les artistes respectaient ou suspendaient dans le vide du premier étage de la Tour Eiffel, comme les Stranglers, racontaient-on dans les chaumières, l’avaient fait avec Philippe Manœuvre.
Mais quand, avec quelques amis, il était arrivé dans le métier, c’était déjà la fin de la soirée, la plupart des anciens avaient déserté, et il ne restait plus que des cadavres de bouteilles et des mégots écrasés dans le gâteau profané, ainsi qu’un pauvre ivrogne écroulé dans un coin. Le dj était déjà parti avec ses disques. Dans l’atmosphère assombrie, un unique couple dansait un slow bancal sur de la musique planante, au demeurant plutôt grecque qu’allemande. Et elle était diffusée à très faible volume, les voisins ayant fini par se plaindre du bruit. Alors, en se partageant un fond de vodka tiède arrachée aux mains elles aussi tièdes du Booz endormi, ses amis et lui comprirent qu’ils étaient venus pour éteindre les lumières, ce qui leur prit tout de même près de vingt ans.»
(p. 31)

Passage admirable d'un bon livre et soutien indéfectible à celui qui, d’un coup de fil, changea ma vie. C'était, oh my fuckin' god!, il y a déjà quinze ans.

Arnaud Viviant, La Vie critique, Belfond, Paris, 2013
Pix: Paul Simonon & Debbie Chronic by Bob Gruen, 1980

Saturday, 5 October 2013

Michka Assayas, Les Années vides, 1990

Chaque jour désormais ressortent en vinyls des disques que j’avais eu l’adolescence d’acheter à leur sortie ou presque, et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu’arrivent des rééditions de livres aimés il y a des années à peine, du moins il me semble, mais dont je lis en quatrième de couverture qu’ils sont, ah?, « introuvables depuis longtemps ».
Les Années vides de Michka Assayas ressortent. C’était, en 1990, un court roman autobiographique (70 pages tout au plus) paru chez L’Arpenteur. L’évocation serrée, blanche, d’une éducation sexuelle. Celle d’un adolescent taciturne, presque mutique, initié par une prof de français de C.E.S. dont les bouts de seins ressemblent à «des petites saucisses de cocktails» (ce détail m’est revenu en mémoire, et je suis ravi de le retrouver à sa bonne place, p.31). Tout ça dans la cour d’un lycée de banlieue parisienne des seventies à attendre à chaque printemps que Mai 68 revienne et que se reforment les Beatles. J’avais été surpris, à l’époque, par sa forme passive, son coté monocorde, son atonie (son agonie?) – elle était l’inverse du style fou furieux, rueur dans les brancards, que les anciens critiques rock se croyaient obligés d’arborer au moment de passer au roman. C’était là le livre d’un homme de trente-deux ans qui admirait Modiano, Jünger, et Arno Schmidt. Chaque paragraphe, court, concis, aurait pu servir de légende à un dessin de Floc’h ou de Sempé. Il y pesait tout entier le désenchantement d’une époque de transition (la fin des années 80/les premiers mois des années 90, époque de down généralisé, avant que l’arrivée de la techno ne balaie le ciel).

Je viens de le relire tout de suite après l’avoir racheté, ce midi au café, d’une traite, sans le relâcher (j’avais peur que sa fragilité ne l’effrite). Sa violence sourde m’impressionne soudain. J’ai peut-être enfin l’âge de recevoir en plein visage et dans toute leur dimension de dégoût de soi des choses aussi abruptes que « J’étais né vide, j’arrivais vide, et je voyais des grands possédés par une folie dont j’étais envieux, mais incapable. » On croirait un étang placide traversé en dessous par des courants souterrains inconnus.

«Quand elle parlait de ce qui était «superficiel», j’avais toujours l’impression que c’était de moi qu’il s’agissait. Je la revois avec ses lunettes fumées, sa coupe de cheveux austère, son corps de crevette, je revois ce C.E.S. Jacques-Rivière, avec «ses surveillants sympa», sa «conseillère d’éducation» au maquillage de Cléopâtre et aux cheveux tordus dans un chignon haineux, cette directrice à la tête de pharmacienne hébétée, que j’ai encore envie de frapper à coups de ceinture, et ces «bandes» de mômes imbéciles, déjà contents d’eux, fiers de leur petite virilité minable.» (P. 25)

Michka Assayas, Les Années vides, 1990, réédition Le mot et le reste, Paris, 2013

Thursday, 3 October 2013

Quote: Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, 2013



"Nous reconnaissons la douceur dans des figures littéraires qui ont tout bouleversé autour d'elle sans le vouloir. Le prince Mychkine, la majorité des personnages de Kafka, de Melville (Billy Budd surtout), des nouvelles de Tolstoï, le petit John Mohune des Contrebandiers de Moonfleet - communauté impossible de personnages qui arrivent de nulle part et sans se départir jamais d'une douceur inégalable. Ils provoquent violence et passion autour d'eux car leur radicalité est sans appel et sans mépris. Ces personnages qui incarnent la douceur en littérature révèlent les apparences sous lesquelles se dissimulent toutes les compromissions. Ils polarisent le réel autour d'une vérité inédite et impossible à soutenir. Bartleby et la servante d'Un coeur simple sont des hors-la-loi.
Leur douceur fait violence à un monde qui a pour coordonnées des règles de servitude consentie."

Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, p.68-69, Payot, Paris,2013

Pix: Pedro Costa, Casa de lava - Caderno, Pierre von Kleist, Lisboa, 2013