Tuesday, 25 March 2014

Quote : Olivier Larronde, Les barricades mystérieuses, 1946



Pix : Olivier Larronde

« Je me dispute avec le soir fragile et casse,
Casse comme une vitre et j’ai plusieurs cadavres.
On me recueille, on me recolle, et on se lasse :
Je couche avec un coin de mur que mon air navre.

La femme en mouvement a l’air d’une tenture :
La plier, la ranger, puisqu’elle me dérange,
Puisqu’elle me déplie ! me débarrasser d’anges
Geôliers, qui défont et refont mes pliures !

La pluie montre ses dents, exige la lumière
Mon envie de crier, comme un doigt qu’on déplie,
Tire, tire les fils du nez de la mercière
Qui maigrit, mais qui tourne, embobinant la pluie».

Olivier Larronde, Les barricades mystérieuses, L'Arbalète, 1990, p.8.

Wednesday, 26 February 2014

Ekaterina Anokhina, 25 weeks of winter, Peperoni books, 2013




1982, sur le tournage d’"Agatha" Marguerite Duras rappelle : «C’est par le manque qu’on dit les choses. Le manque à vivre, le manque à voir. C’est par le manque de lumière qu’on dit la lumière. C’est par le manque à vivre qu’on dit la vie. Le manque du désir, qu’on dit le désir. Le manque de l’amour, qu’on dit l’amour. C’est une règle absolue».

Que faire de toute la solitude, de toute la souffrance que l’on porte en soi ? Que faire de tout ce manque si ce n’est le traduire sur la peau translucide de la pellicule. Le sublimer par l’image…
C’est bien ce qui se joue dans "25 weeks of winter" de la jeune photographe russe Ekaterina Anokhina.





Des couleurs saturées et floues, des noir & blanc métalliques, parfois granuleux… « 25 weeks of winter » est un livre qu’on ose à peine effleurer par peur de toucher à quelque chose... Car ce petit livre au format et à l’attache fragile, raconte une histoire très intime. Trop intime. L’histoire même d’Ekaterina Anokhina (Ce que nous apprendra plus tard un court texte « Case of patient E », dont la photographe a confié la rédaction à la plume froide et distante d’une psychanalyste, et qu’elle a pris soin de glisser à la fin du livre pour ne pas en perturber la lecture).
Mais pour l’instant, feuilletant le livre, nous ne savons rien encore. Nous ne savons rien, et pourtant… au fil des pages, nous serons troublés. Désorientés. Mal à l’aise. Nous serons frappés par ces lieux à peine identifiables figés dans le froid et la brume, ces corps, ces visages qui se dérobent, fouillant dans le flot des images blanches pour y trouver ce qui n’est pas visible. Oui, ce qui se joue-là à quelque chose à voir avec le manque… On le sent, on le perçoit. D’emblée.



"25 weeks of winter" est le journal en image d’une séparation. L’album d’un amour, et de sa rupture. Et de la difficulté à oublier. Histoire d’un long hiver à apprendre à désaimer, de deux amants perdus dans le silence perçant, ouvrant les vannes des murailles de la mémoire, éclatant les briques suspendues, effractant les brumes opaques sur le grand large des fièvres.
Ici, dans la mélancolie sourde des clichés, plus de langage, plus de tribu, plus de famille. Juste le silence et le sang de métal du chant de la destruction pure. L’expérience de la douleur. Des états limites. Du désespoir et du souvenir tendre. De l’agonie et de la perte. L’expérience de la maladie de l’amour. Du désir pas encore éteint.




Oui, "25 weeks of winter", c’est le temps qu’il faudra à Ekaterina pour défaire cet amour. Le temps de se raccrocher au souvenir encore là, mais où déjà elle ne reconnaitra plus rien. Le temps de s’apercevoir, de vivre soudain avec le sentiment que tout s’échappe, tout fuit, inexorablement, malgré tout. « Quand on est arrivé au bout de tout, disait Céline, et que le chagrin lui-même ne répond plus, alors il faut revenir en arrière parmi les autres ».





Refermant le livre, le soleil serait revenu, vert et cru, irradiant le sol d’une multitude de petites fleurs sauvages aux reflets électriques.
Il ferait toujours aussi froid.
Nous serions au sud de l'hiver.
Et la solitude… la solitude… Rien. La solitude. Rien.



Ekaterina Anokhina, "25 weeks of winter", Peperoni books, 2013.


Thursday, 20 February 2014

Quote : Raymond Bellour, Les rendez-vous de Copenhague, 1966



Pix : Stanley Kubrick, circa 1950.

"Ce fut la nuit d'une autre nuit. Ce fut d'abord le chaos d'une trop grande précipitation, la maladresse que dans son désarroi si grand il ne put éviter, et, dans le désordre du temps retourné, la peur, la peine, surtout le désir fébrile et défait, mêlés à chaque apparition. Puis vint un moment de terrible lassitude après l'évènement issu de l'impossible tenu à bout de bras, désigné dans sa forme et ses détours multiples, reconnu dans son sens et le manque effarant qu'il laisse au coeur. Ce furent alors la fatigue, le grand énervement silencieux du corps et de l'âme brisés. Puis vint l'apaisement, comme un hasard où l'on se roule, où le recueillement commence, où joue la possibilité même de l'impossible, quand le regard a glissé sur ce qui fait la douleur si vive."

Raymond Bellour, Les rendez-vous de Copenhague, Editions Gallimard, 1966, p.234-235.

Sunday, 19 January 2014

Renata Adler, Speedboat (Hors-Bord), 1976



Inutile de chercher bien loin, vous ne trouverez pas, en cette rentrée littéraire, un livre aussi différent que Hors-bord, la traduction française inespérée du Speedboat de Renata Adler. Peut-être parce qu’il date de 1976 (ah oui… 38 years in the dark !). Ce qui ne veut pas dire que la littérature c’était mieux avant, mais veut au moins dire qu’en 1976, les livres ne nous parlaient pas encore de DSK, et c’était déjà ça de gagné. Et puis, peut-être qu’en 1976, les écrivains ne perdaient pas leur temps et leur force à singer les journalistes tout en les méprisant. La littérature américaine flirtait avec le journalisme et vivait cet amour au grand jour. C’était plus sain, et surtout ça inventait plus de choses que ce pauvre Régis Jauffret n’en trouvera jamais, même en se baissant très bas. Renata Adler n’avait pas besoin de se baisser, critique de cinéma star au New Yorker, elle ne s’est pas décidée à écrire des livres pour placer la littérature au-dessus du journalisme. Elle n’a pas publié des livres pour corriger le journalisme. Il suffit de la lire pour comprendre qu’elle a eu besoin de la littérature à un moment précis pour expérimenter sur une séquence longue et dans un montage horizontal une science des images et des faits. Par goût du vertige devant des accumulations de fictions possibles et laissées en jachère. Alors ce livre, comme un enchaînement d’instantanés, de polaroïds sur des scènes, des souvenirs, des affabulations, qui, mis ensemble et sans qu’on y cherche la moindre logique, reconstituent l’ADN névrotique de l’Amérique des années 70. Ce sont des faits, des faits enfilés, scannés. Qui écrit comme ça aujourd’hui ? Pas grand monde. Même pas Joan Didion ou DeLillo, avec qui on a envie de la rattacher. Personne ? Vraiment personne ? Si ! Il y a une page, chaque mois, et c’est le plus précieux des rendez-vous : la dernière page du plus ancien (164 ans !) des grands mensuels chic américain, Harper’s. Cette page indispensable s’appelle Findings, elle tient en une magnifique succession de faits racontés sur deux lignes, accolés sur une page, sans écart ou interstice pour indiquer qu’ils étaient de nature différente jusqu’à ce que ce montage sec en révèle la poétique additionnelle. Exactement ce que Speedboat nous fait, sur un horizon lointain de 247 pages. Avec l’acuité d’une lame en acier trempé (littéralement…).

«Le talent enflammait les colonnes des journaux jusque sur les tables basses. La métaphore de l’agression physique avait pris d’assaut les critiques. « Tripes », un mot que l’on croisait rarement en dehors de la saison de la chasse, était un substantif adoré de la prose littéraire. Les gens en avaient ou en manquaient, disait-on, pour percevoir la beauté ou offrir des distinctions morales inédites. « Saisir aux tripes » et « à vous remuer les tripes » étaient des marques d’approbation. Vous mettre « les nerfs à vif », « faire sortir les yeux de la tête », « broyer le cœur » - le critique sensible était écrasé, empalé, électrocuté. « Brûlant » était encore trop tiède. Ce qui n’avait provoqué qu’une foulure ou une extraction dentaire n’était qu’un chef d’œuvre mineur. « Littéralement », quelle que soit la situation, était à prendre au sens figuratif ; et non littéralement, donc. Ce film vous prendra à la gorge. Ce livre vous fera littéralement tomber de votre chaise.»
(p.177)


On ne résiste pas à vous poster la vo...:
«Talent was blazing through the columns and onto the coffee table. The physical-assault metaphor had taken over the reviews. « Guts » never much a word outside the hunting season, was a favorite noun in literary prose. People were said to have or to lack them, to perceive beauty and make moral distinctions in no toher place. « Gut-busting » and «gut-wrenching » were accolades. « Nerve-shattering », « eye-popping », « bone-crunching » - the responsive critic was a crushed, impaled, electrocuted man. 3searing » was lukewarm. Anything merely spraining or tooth-exctracting would have been only a minor masterpiece. « Literally », in every single case, meant figuratively ; that is not, litterally. This film will literally grab you by the throat. This book will literally knock you out of your chair.»
(p. 81, de la réédition NY reviews Book, 2013)


Renata Adler, Hors-Bord (Speedboat), traduit par Céline Leroy, Edition de l'Olivier, Paris, 2014

pix: Renata Adler par Richard Avedon

Thursday, 9 January 2014

Quote : Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux (Verrà la morte e avrà i tuoi occhi), 1950



"La mort viendra et elle aura tes yeux -
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre, muets."

Cesare Pavese, Poésies variées : Travailler fatigue. La Mort viendra et elle aura tes yeux, Poésie/Gallimard, 1979.

Pix : Christine Boisson dans Liberté, la nuit, Philippe Garrel.