Saturday, 8 September 2018

Fred Hanak est mort.


Je ne le connaissais pas bien, mais je l’avais suffisamment lu pour le respecter, et suffisamment fréquenté pour le considérer comme un ami. Dans les années 2000, nous écrivions tous les deux dans les colonnes de Chronicart. J’aimais la façon dont il parlait du hip-hop, ses phrases tortueuses, ses images stupéfiantes, ces mots qu’il assemblait avec un fer à souder, Beat dans l’esprit, beats dans le corps.

Quand il ne pigeait pas pour Chronicart, il construisait avec son frère JB l'aventure singulière de dDamage, duo crissant au croisement des musiques les plus avancées du moment. Leurs disques n'étaient pas ceux d'un "groupe-français", mais d'un commando internationaliste qui attirait à lui les talents les plus baroques de la planète, avec lesquels ils construisaient des collages enragés et dissonants.

Avec Thomas Blondeau, il avait écrit deux livres sur leurs rencontres de grandes figures du hip-hop contemporain, auxquels ils avaient donné un beau titre : "Combat Rap", qui rappelle que ce genre ne fut pas toujours le monstre marketing qu'il est devenu aujourd'hui ; et c'est ce que le hip-hop, s'il veut rester vivant, doit toujours demeurer : un combat. C'est ce qu'il défendait dans Chronicart quand, l'un des premiers en France, il donna à Gucci Mane l'accolade fascinée que son génie barré méritait.

Dans ce journal qui tenait plus d’une mailing list que d’une rédaction, nous ne nous rencontrions jamais. En dix ans, je n’ai pas dû le croiser plus de deux fois, et nous n’avons jamais vraiment discuté ensemble. Je me souviens cependant qu’un jour, dans les locaux rue Béranger qu’occupait le journal, je lui avais parlé de ce livre que je m’apprêtais à écrire, sur le G-Funk et Dr. Dre. Je ne sais plus ce qu’il m’avait répondu. J’ai finalement écrit le livre seul, parce que, finalement, c’est comme cela que je devais l’écrire.

Mais lorsque, en 2014, après une discussion avec Etienne Menu, j’ai songé à lui donner un post-scriptum pour la revue Audimat, c’est à lui que j’ai pensé de nouveau. Nous nous sommes alors rencontrés près de l’Elysée, dans un bar aux murs tapissés de souvenirs de la Prohibition et de la mafia américaine. Quelques mois plus tôt, interrogé par Auréliano Tonet du Monde (un autre ancien de Chro, Paris est tout petit), il avait dressé de moi un portrait élogieux et moqueur en Jacques Chirac de la critique rap, bon en politique étrangère, nul en politique intérieure. J’avais aimé ce croquis bienveillant.

Ce soir-là, à deux pas de la place Beauvau, nous nous sommes trouvés comme deux amis, aussi différents et aussi proches que le sont les gens lorsqu’une même passion les anime. Il me racontait le Roi Heenok, je faisais des théories sur les mixtapes, il me parlait de dDamage, je lui dis mon envie de donner une suite (2005-2015) à « Gangsta Rap ». On décida de la faire ensemble.

On se revit alors, le plus souvent autour d’un verre. Il me parlait de sa vie, de ses galères de traducteur-lexicographe, et son rapport à la langue m’apparaissait sous un autre jour. On échangea des concepts, des bouts de rédaction, et finalement le texte fut publié dans le numéro 5 d’Audimat. On m’a dit qu’il a rencontré un certain succès. Les fulgurances de Fred n’y sont pas étrangères.

On a gardé le contact. On s'écrivait par mail. Pas souvent, mais régulièrement. Je le consultais, il m’envoyait des idées d’articles, me demandait mon avis. Je lui disais qu’il était bien plus savant que moi sur les sujets sur lesquels il écrivait, et c’était vrai. J’aurais aimé le voir plus souvent, mais venir à Paris était pour lui compliqué, et je n'ai jamais songé à me rendre dans la banlieue où il habitait. Quand il était là, je le voyais fragile, je le sentais sensible, mais je ne lui ai jamais posé de question. La réponse que j’ai reçue aujourd’hui est tragique et définitive. Je pense ce soir à son frère JB et à leur famille.

Quand « Gangsta Rap » est reparu ce printemps dans une nouvelle édition mise à jour, je lui en ai adressé un exemplaire, avec une dédicace qui le priait de commencer le livre par la dernière page. Car c’est par son nom qu’il s’achève.

So long, comrade.