Tuesday, 27 July 2010

Charles Burns, Toxic / X'd Out, Cornélius, 2010


C'était au moment de la réalisation à Paris de Peurs du Noir, film d'animation auquel il participait, vers 2006 / 2007. Charles Burns, qui sortait de dix années de travail sur son gigantesque roman graphique Black Hole, confiait qu'il commençait à travailler sur un livre plus court et en deux parties, inspiré par Tintin et William Burroughs, figures qui le suivent depuis longtemps et dont il est un lecteur méticuleux (plutôt qu'un admirateur passif). On lui dénichait alors quelques éditions de ses histoires préférées de Tintin aux belles couleurs vieillies : de beaux albums qu'il emporterait, disait-il, pour les mettre sur sa planche de travail à Philadelphie, à côté d'un exemplaire de Naked Lunch ou d'un autre Burroughs, histoire d'avoir à portée de main quelques totems, quelques objets de secours.
Cette nouvelle bande dessinée, dont un premier volume sortira à la rentrée chez Cornélius sous le titre Toxic (X'd Out pour la V.O.), est fidèle à ce qu'il nous montrait alors : une histoire qui cite Burroughs et Hergé, comme on les croiserait dans un rêve, et qui est surtout habitée par les obsessions de Burns, ses questionnements sur la pratique artistique, la jeunesse dévorante, l'adolescence heurtée, la vie qui se déroule devant soi et dont on ne réussit jamais à capturer qu'un fragment. Histoire de dépression, d'amour forcément perdue, de refuge dans un monde de rêve et de drogues, où l'on croise la scène post-punk californienne et le Tanger de Burroughs / Bowles, mis en enluminures fantasques et très SF, Toxic est un labyrinthe dévorant, dont on devine les contours à mesure qu'avance la lecture. Burns s'y risque à la couleur et son dessin, que l'on disait impeccable en noir et blanc, prend une vie nouvelle, comme un corps rendu à sa chair, comme, aussi, Hergé refaisant Tintin en couleurs et profitant de cela pour réécrire l'histoire, en refaire les détails et les angles. Burns semble bien ici réécrire, avec un scalpel plus aiguisé encore, ce qu'il disséquait dans Black Hole, dont on sent des échos et des appels.
Un seul bémol : le livre, que Burns a voulu fidèle au format des Tintin, s'achève par un (A Suivre) au moment même où l'on était en pleine immersion, que l'on commençait à se saisir des coutures de la trame, le chemin entre le rêve et le réel : un coup d'arrêt presque sadique, mais qui promet une suite encore plus folle - voir l'image finale pour comprendre, qui mène vers une pyramide mi-mummy, mi-dark new age.

Sunday, 18 July 2010

Don McNeill – Moving Through Here – Knopf 1970


Une fois refermées les Chroniques du Dance-Floor (bouffées de souvenirs syncopés : Rythm King et la folie ACIEEED, Go de Moby, le premier maxi des Jedi Knights, « Deep ! Deep ! Deep Inside ! Deep ! Deep ! Don’t Stop ! » de Hardrive, tous ces samedis après-midis à parcourir les bacs des disquaires, un bout de papier griffonné de titres dans la main), une chose au moins est sûre : au XXème siècle, l’air du temps se lisait sur papier journal, et de préférence régulièrement. Parce que, lorsqu’on s’oblige à écrire toutes les semaines ou tous les quinze jours, on écrit d’abord sur ce qui est là ; et c’est comme cela que l’on encapsule l’époque : en parlant aussi des choses pas importantes, des enthousiasmes passagers, du bruit ambiant.

C’est ce que j’ai toujours recherché dans les vieux journaux que je persiste à accumuler : un peu des contradictions et de l’énergie enfuie des moments éphémères dont ils témoignent – le Punk anglais dans Sniffin’ Glue, le glam et le krautrock dans les pages Mozik du premier Actuel, les Cent Fleurs du hip-hop entre Golden Age et G-Funk dans The Source. Et si je veux respirer l’air du Lower East Side de 1967, c’est avec Don Mc Neill que je le fais. En le suivant dans les chroniques hebdomadaires qu’il donna au Village Voice sur la vie de ce petit espace centré sur le parc de Tompkins Square, entre le Village de la bohème folk et les rives porto-ricaines de l’East River, où j’ai habité pendant quelques mois, un peu moins de trente ans plus tard.

Mc Neil avait 22 ans ; c’était un ami du nerd pop Paul Williams, qui fonda le premier fanzine rock américain, Crawdaddy (j’ai découvert l’existence de ce livre dans une note de bas de page de la réédition des premiers numéros de cette feuille un peu trop sérieuse, où débuta pourtant le très frappé Richard Meltzer) ; il fréquentait les gens qu’il fallait (Ginsberg, Ed Sanders, Herbert Huncke qui lui raconta ses souvenirs de junk devant un Coca – celui qui initia Burroughs à l'héroïne ne prenait jamais d’alcool) ; il était là où il fallait être (au premier Be-In de New York, le jour où les gangs porto-ricains ont attaqué les hippies à Tompkins Square, à l’enterrement de Hippie à San Francisco en octobre 67) et il parlait de ce dont il fallait parler (de la drogue, des adolescents paumés qui débarquaient chaque semaine dans les grandes villes, du rêve hippie qui s’étiolait déjà, de la politique des Diggers et de ce poseur d’Abbie Hoffman).

Et il le fait comme personne d’autre ne le faisait à l’époque : non pas en surplomb comme un Tom Wolfe chez les Merry Pranksters, ni en démagogue populiste façon Jerry Rubin, mais en pair empathique, engagé mais jamais dupe. Ses articles sont comme une balade dans la rue, on en respire les odeurs, on passe devant le Free Store des Diggers et le commissariat de la 5ème rue Est, on rentre dans les librairies, dans les salles de spectacle, à ce meeting radical-chic des Black Panthers où plusieurs centaines de Blancs se font incendier par Leroi Jones et Bobby Seale, on croise des filles un peu trop jeunes pour traîner là toutes seules, et des types louches un peu trop vieux pour traîner avec elles, on essaye de se renseigner sur ce mystérieux STP dont tout le monde dit en ville que ce serait le nouveau LSD. Mc Neill a l’oeil, il a le style, et il a l’attitude : ce qu’il décrit n’est pas l’apogée de l’utopie hippie, mais déjà sa décomposition, ses profiteurs et ses victimes. C’est une vision à rebours de l’enthousiasme naïf que suscita le Summer of Love, un 1967 qui annonce déjà 1969. Voici ce qu’il écrit sur San Francisco à l’automne 1967 :

There’s not much reason now to go to Haight Street unless it’s to cop. The street itself has a layer of grease and dirt which is common on busy sidewalks in New York but rare in San Francisco, a film that comes from bits of lunch, garbage, and spilled Coke ground into the cement bit the heels of Haight Street strollers. It is not a pleasant place to sit, yet hundreds do, huddled in doorways or stretched out on the sidewalk, in torn blankets and bare feet, bored voices begging for spare change, selling two-bit psychedelic newspapers that were current in the spring, and dealing, dealing, dealing. The dealing is my strongest impression of Haight Street. The housewives with their Brownie cameras miss the best part of the show.

Nikos Kavvadias, le Quart, 1954

La fille avant-hier soir au restaurant voulait savoir ce que je lisais et sans me demander s’est emparée du livre posé sur la chaise, en a parcouru une page et me l’a rendue, horrifiée. Je n’ai pas eu le temps de la prévenir. Que le Quart était le plus infâme des livres. Qu’il était porteur de lèpre. Que chaque ligne y est insoutenable, car chaque ligne authentique.
C’est, si on veut, une manière de roman africain, récits de griots, parole folle ravalée toute honte bue. Des marins qui, quand sonne l’heure de leur quart, face à la nuit, se racontent à eux-mêmes ou au radio venu partager une cigarette de haschish, des histoires de femmes en carte, de filles rencontrées en maisons, dans tous les ports du monde. Pas une putain oubliée sur le nombre désastreux de filles achetées pour une heure, une nuit ou une semaine, à Colombo, à Anvers, à Marseille, à Beyrouth ou dans les ports de la Mer de Chine. Et Bombay et ses « cages de fer pleine de femmes noires qui ont une odeur de taureau ». C’est le livre d’heure de la marine pourrie. Epuisant les derniers chants malades de la « vieille Europe au cul défoncé », ses ruelles qui sentent l’ail et l’opium. « N’importe où. Il suffit que le carrefour soit éclairé d’une lumière rouge ». L’horreur parfois caressée est celle d’une époque en noir et blanc dont nous sommes encore les petits fils.

Kavvadias a été radiotelegraphiste sur des cargos, le plus long de sa vie. Il a très peu écrit en dehors de ce livre-ci, et essentiellement des poèmes. Mais après avoir lu le Quart, on se demande bien ce qu’il aurait pu rajouter à ça : toute la peur du monde y est consignée - des récits relevant moins de la littérature que du tatouage.
Les soixante quinze pages hallucinées qui constituent la seconde partie, pages maudites qu’il faut lire à 5h du matin par une nuit d’insomnie, atteignent un tel point de nudité qu’elles réussiraient à faire passer Genet et Bataille pour des saints innocents : «Je voudrais que l’on oublie mes ossements , mais dans un bordel. Et que les femmes s’en servent comme canules pour leurs bocks, comme fumes-cigarettes, comme sifflets. » …Kavvadias n’est pas pour rien considéré comme le dernier des grands poètes grecs, sa langue pour parler des petites filles céphaloniennes que l’on vend aux marins à peine franchi le caïque, possédant la même qualité d’effroi que celle du Marcel Schwob dépliant le Livre de Monelle. Pas tremblé comme ça devant un livre depuis Coma de Guyotat.

« C’était à l’époque le spectacle le plus cher d’Alexandrie : une livre. A présent les étables n’existent plus. Nous sommes arrivés. Il montait une odeur de fumier qui vous piquait le nez. Je suis entré avec un mot de passe. Deux ou trois vieilles touristes, une fille aux joues couvertes de taches de son et deux marins étrangers en uniforme étaient là, tous debout. Au milieu de l’étable, il y avait une piste entourée d’une barrière. Un arabe vêtu d’une djellaba sale vendait des photographies et des cigarettes au haschish. Un autre encaissait les livres. Deux hommes ont amené en le tirant un âne du Nil, malingre, conçu comme on dit au mois d’août, et l’ont laissé au milieu de la piste. Une femme a sauté la barrière avec grâce et est venue le rejoindre. Elle portait un kimono noir brodé d’oiseaux rouges. Ouvert de haut en bas. Je ne peux pas en dire plus. Reviens demain, je te dirai la suite.
-Go on, dirty mate.
-Alors Marie-Laure est venue se placer devant l’animal tranquille et lui a caressé délicatement la tête.
…….. »


Nikos Kavvadias, Vardia (le Quart), traduit du grec par Michel Saunier, 10/18, 1994 (existe aussi chez Denoël, 2005 et viens tout juste d'être édité en Folio)

Tuesday, 13 July 2010

Roberto Bolano, Le Troisième Reich, 1989


A ceux – oh, ils sont de moins en moins nombreux - qui n’auraient jamais lu Bolano le dément, on conseillera avant tout les Détectives Sauvages (quelque chose comme le livre parfait mais devant lequel vous vous dites, apeuré, que c’est un monstre de près de mille pages... quand son seul problème est assez vite qu’il ne fasse QUE mille pages, tant vous voudriez que cette chose émouvante et obèse vous tienne lieu de journal intime pour le restant de votre vie).
El Tierce Reich, roman sans doute mineur, ou faussement mineur, date de 1989. Exhumé des archives bien après la mort en 2003, à 50 ans, de l'écrivain exilé chilien (qu’Ivan qualifiait ici avec justesse de « junk littéraire », la formule l’englobe bien). Roman des débuts (39 ans quand même), roman de la frustration rêche (Bolano, alors, en crève à ne pas s’affirmer encore comme l’écrivain dévastateur qu’il se sait être), roman de l'éloignement (= qui se tient à distance des autres, de tous les autres: les amis, la fiancée, les maîtresses, le Loup, l'Agneau, les autres allemands). La main courante estivale d’une post-adolescence qui peine à s’en aller et qui en quelques semaines au mois d’août va se retrouver frappée des sceaux révélateurs de la mort de la stratégie, des brûlures et du danger. Du jeu dangereux. On peut très bien faire semblant de croire qu’il s’agit d’un polar.

Le génie du livre, c’est son lieu (un hôtel face à la mer, rien de plus qu'un petit hôtel). Et depuis ce lieu, on voit bien ce qui agite Bolano: arriver à s’emparer d’un climat malsain et l’étirer jusqu’à ce qu’il casse. Et puis non, le génie du livre, c’est son titre – qui éclaire la moindre phrase d’une lumière menaçante : pourquoi le Troisième Reich, alors que le roman ne raconte que les vacances banales d’un couple d'allemands sur une plage en Espagne ? Est-ce seulement parce qu’Udo est un gamer avisé et que le Troisième Reich est le nom de ce nouveau jeu qui le retient dans la chambre quand le reste de l’hôtel se rapproche ostensiblement des pédalos? L’Anschluss a-t-il été un jeu ? L'Holocauste n'a-t-il été qu'un jeu? Le nazisme peut-il devenir un jeu (d'enfant) ? Quelle forme post-démocratique revêt le nazisme aujourd’hui ? Qui a brûlé le Brûlé? Tu joues à quoi, qui fasse si mal autour de toi ?
La piscine du Radisson Hôtel (Marseille) n’était pas assez grande, ce week-end, pour contenir toutes ces questions…

«Par ailleurs, ça a été une journée ennuyeuse et improductive. Je le suis retrouvé un moment sur la plage à recevoir patiemment les rayons solaires et à essayer, sans beaucoup de succès, de penser clairement et rationnellement. Dans ma tête ne prenaient forme que des vieilles images datant d’une décennie : mes parents en train de jouer aux cartes sur le balcon de l’hôtel, mon frère flottant à une vingtaine de mètres du rivage, les bras en croix, de jeunes espagnols (des gitans ?) parcourant la plage armés de bâtons, la chambre des employés, puantes et pleine de couchettes, une avenue farcie de discothèques, l’une après l’autre, se perdant jusque dans la plage, une plage de sable noir face à une mer d’eaux noires, où la dernière touche de couleur, inattendue, est la forteresse de pédalos du Brûlé… Mon article attend. Les livres que je m’étais promis de lire attendent. Les heures et les jours, par contre, passent à toute vitesse, comme si le temps dévalait une pente à fond de train. »

Roberto Bolano, Le Troisième Reich, Christian Bourgois, Paris, 2010, traduit de l’espagnol (Chili) par Roberto Amutio

Sunday, 4 July 2010

Bruce Davidson.Inside outside.Steidl 2010


J'ai reçu en cadeau(qu'il en soit ici remercié)ce coffret rassemblant l'essentiel du travail de Bruce Davidson,sur trois volumes bien fat.
Les photos sont prises entre 1954 et 2009.C'est toujours fascinant d'admirer le travail d'un artiste sur la longueur.
J'ai connu Davidson en offrant un des ses livres ,sur le monde du cirque,à une ex(qu'elle en soit ici remerciée) petite amie, qui était fascinée par le sujet..Il est,je crois,assez facile,de faire de des photos de clowns(les siennes sont néanmoins les plus puissantes que j'ai vu,avec,dans un autre genre,celles de Sherman),mais
je ne me suis pas rendu compte(avant de regarder ces 3 volumes)que j'avais sous les yeux le travail d'un des plus grands photographes encore vivants ,un des plus grand tout court..
J'ai pensé à Robert Franck,imaginé que Nan Golding avait du s'en inspirer(bien que toutes les photos de Davidson soient en noir et blanc)à Cartier Bresson...
Les séries s'enchaînent.On passe de la veuve Montmartre au Lower East side,de l'Ecosse aux Noirs qui s'émancipent aux USA...Les livres de photos,ç'est un peu comme les albums de musique:on aime souvent vraiment les deux tiers.Mais là,et sur plus de cinquante ans,tout est bon.Pas une seule photo ou je me dise"pas mal".
Ces photos reprensentent essentiellement des gens(bien que les quelques photos plus composés (notamment celles de la statut de la liberté)soient toutes aussi exeptionnelles.Je me suis toujours demandé comment on pouvait capter l'essence d'un individu en une photo?Mais sans doutes(et ce truc est propre à la photo je crois)ç'est le photographe qui se dévoile,un transfert.
Je me suis dis aussi(eh oui,passé 23h je me dis pas mal de trucs) que la photographie est peut être plus puissante que la littérature.Pas de mots,un ressenti,brut,une émotion immédiate qui résonne.Une secousse.Un peu comme la musique en fait(qui reste pour moi l'art le plus abstrait qui soit!)
Les mots ç'est peu comme un échauffaudage,il faut grimper dessus.
Là,on est projeté directement dans le vortex.