Wednesday, 11 December 2013

Elisabeth Tonnard, In This Dark Wood, 2008



Spirale infinie de la variation ? En 2008, Elisabeth Tonnard, artiste et poète hollandaise, puisait dans l’immense collection Joseph Selle (conservée au Rochester Visual Studies) quatre-vingt dix photographies d’hommes et de femmes (marins, dactylos, hommes d’affaires, femmes au foyer, que sais-je ?...) marchant les yeux dans le vague, parfois la tête basse, la nuit, toujours la nuit, dans les rues de San Francisco, dans un espace-temps probablement situé, si on en croit les vêtements, les allures, entre la fin des années 50 et le mitan des années 60.
Selle n’était pas un grand photographe, il n’avait aucun surmoi. Il était un anonyme photographiant d’autres anonymes. Son job consistait à prendre au flash des photos de gens rentrant du travail ou se rendant, mis sur leur trente-et-un, à un rendez-vous amoureux. Ces photos, ils pouvaient passer les prendre le lendemain à la boutique (le "Fox Movie Flash"). Si le "date" s’était bien passé, ils venaient. S’ils avaient été payés et qu’il restait encore quelque chose sur cette paie, ils venaient. Beaucoup ne sont pas venus et ont rendu ces tirages à la nuit. Selle en a légué plus d’un millier à Rochester.


("When half my days were spent i found myself in a dark wood, and off the right path.")

Parmi eux donc, ces 90 photos de nuit, passage furtif d’âmes perdues, de solitudes en marche. Tonnard les a accompagné à chaque fois d’une citation de Dante, quatre-vint dix fois la même première phrase d’Inferno.

Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / che la via diritta era smarrita.

Sauf que ce même n’est jamais le même : la strophe de Dante a été, à travers les siècles, traduite par 90 traducteurs différents. Chacun fit résonner les mots de Dante autrement, selon une autre combinaison, une autre ordonnance, une autre rythmique, un autre jazz.
Dans In This Dark Wood, chaque image renvoie à une traduction différente. Ici, tout se ressemble. Ici, tout est unique.


("Midway along the journey of our life, i woke to find myself in a dark wood, for i had wandered off from the straight path.")


Alors ce livre, qui n’a qu’un sujet, ne déploie qu’une figure, ne bégaie qu’une seule et dernière solitude, bloque sur la même phrase comme un disque rayé, plutôt que de se refermer sur un petit monde rétréci, s’ouvre sur un abyme de nuances devant lequel on perdait presque pied.
Ils passent sous nos yeux, corps et mots. Tous différents, tous semblables. Et à la fin, toujours aussi seuls.


("Halfway through our trek in life, i found myself in this dark wood, miles away from the right road.")


Elisabeth Tonnard, In This Dark Wood, self-published in 2008, reprinted in october 2013 by J&L Books, New York.

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