Ok, cette liste arrive tard, alors que vous n’en pouvez plus. Vous attendez plutôt de nous une liste de moins à la place d’un Top Ten de plus, et ça tombe bien : nous sommes justement de mauvaise humeur. Pourtant, nous devrions sortir dans la rue les épaules recouvertes de cotillons : il n’y en a jamais eu autant de livres de photos que cette année. Mais ce fut avalanche de livres laids, chers, inutiles, cyniques, mal imprimés, mal séquencés, mal pensés, ou insidieusement édités à tout petits tirages pour être annoncés épuisés avant même d’avoir éclos – comme s’il suffisait qu’un livre soit épuisé pour être beau. Comme si sa rareté était le signe de son intelligence.
Le domaine commence à vraiment intéresser beaucoup de monde, et parmi eux, tiens comme c’est étrange, des rapaces. Quand ils auront écoeuré tout le monde, ils partiront sévir ailleurs.
Comme en réponse à ce climat délétère, il a paru cette année les livres les plus violents, les plus forts, les plus en colère de toute la décennie. Ils sont une poignée, mais ceux-là ont à nos yeux une telle valeur qu’elle dépasse de très loin la petite catégorie qui les concerne.
Control Order House, ou
PIGS, ou
Saluti da Pinetamare, ou
Costa (pour en choisir quatre) sont aussi de grands livres de critique sociale de notre époque. Ceux que nous cherchions et n’avions pas trouvé, chez Gibert, rayon Philosophie Politique. Ce n’est pas grave - suffisait de chercher ailleurs. On n’en sort pas.
Edmund Clark - Control Order House (Here Press, London)
Ivan a déjà presque tout dit
ici sur ce livre qui, à lui seul, a dominé l’année, toute catégorie confondue. L’antithèse du joli livre qu’il suffirait de feuilleter pour en saisir le charme. Ici, pas de charme. Que du dur. Pour comprendre ce que l'on voit, il faut lire, et lire jusqu’au bout. Examiner des planches contacts d’appartements nus, témoins, qui ressemblent à des cellules en plein Londres, reprendre des kilomètres de textes émis par des cours de justice. Deviner que sous la crainte du terrorisme, c’est encore un peu de la liberté de chacun qui est mise sous contrôle. Si Foucault avait été photographe… Qu'est-ce qu'on voit là alors, mon cher Ivan? "
La multiplicité du contrôle via la normalité (le pavillon de banlieue est une prison parce qu'il est un pavillon de banlieue, This House is Britain…"
David Thomson, 82 (Archive of Modern Conflict, London)
Tout le monde, depuis trois ans, cherche à égaler AMC dans leur façon de faire vivre des photos d’archives. Et chaque année, AMC sort un livre qui laisse tout le monde derrière. Celui-ci se présente de façon totalement arbitraire sous la forme de deux volumes silencieux, recouverts de feutre blanc à valeur de neige, contenant chacun 82 photos prises par des soldats allemands durant la seconde guerre mondiale. Leur avancée dans le paysage d’abord, ce givre qui recouvre toute trace de combat et le grand vide des campagnes déjà désertées. Puis les villes, les ghettos, leurs habitants hagards, les gitanes qui montrent un sein contre une cigarette, dit la légende d’époque. Qui est derrière l’appareil photo ? Est-ce encore un humain, enrôlé sans le vouloir, ou une machine à gagner des positions : se permettre de prendre une image, est-ce déjà apposer un forme de pouvoir? Pas de réponse ferme, sinon qu’à la fin, parmi les ruines et les barbelés, on rencontre la photographie de deux épouvantails…
PS: David Thomson, l'un des deux cerveaux d'AMC, a choisi d'ordonner ainsi ce livre en la mémoire de son père, mort cette année à 82 ans.
Stephen Gill, Coexistence (Nobody, London)
AMC n’est pas loin, Stephen Gill ayant publié une partie de ses livres (et parmi eux, son meilleur :
Hackney Wick) chez eux. Mais avec
Coexistence (paru à la toute fin 2012) que le plus grand photographe de l’East London (et soutenu par la meilleure librairie d’East London voire de toute l'Angleterre : Donlon Books) pousse plus loin encore l’étude et la capture de notre monde sensible à travers des assemblages invisibles de particules subatomiques. Pure affect, d’une beauté liquide,
Coexistence devrait être rangé quelque part entre
La Vie dans les plis (ou alors
La Nuit remue) d’Henri Michaux et un traité de mathématique quantique.
(C’est un détail, mais Gill a dédié ce livre, qui se présente sous la forme d’un cahier d’écolier tâché d’encre, à Sergio Larrain, photographe devenu bouddhiste, qui fut indéniablement la grande redécouverte « humaniste » de cette année à Arles. Antoine D'Agata a également dédié son nouveau livre, paru chez Super Labo au Japon, à Larrain et sa série Valparaiso. On dit ça on dit rien.)
Salvatore Santoro, Saluti Da Pinetamare (Autoédité, Italie)
La carte postale sur la couverture est évidemment un leurre. Ce que Salavatore Santoro montre tout au long de ce voyage dans l’Italie du Sud de Luglio où il a grandi, jusqu’aux environs de Naples, c’est la violence et l’ennui urbain, les paysages laissées en friche, le bétonnage sauvage, la laideur balnéaire devenue lentement la norme, ici comme là (ce livre aurait pu être fait en Espagne). Les populations locales fauchées, en quête de démerde, les gosses qui se font chier sur des terrains de jeux par 40° à l’ombre, les migrants qui pieutent dans la rue sur des matelas crevés ou des sièges de voiture arrachés, les centres commerciaux vides. Trente ans d’une catastrophe urbaine résumée en un livre. Ce que Ballard inventoriait comme étant de la science-fiction est devenue un état de fait. Le temps passe, même la laideur vieillit, et face à elle, il arrive même à Santoro d'éprouver de la mélancolie, sinon de la nostalgie. Car
Saluti Da Pinetamare est aussi un livre très très intime.
Carlos Spottorno, THE PIGS, Phree & Editorial RM (Espagne)
Autre grand livre de crise (elle aura a moins eu le mérite de nous offrir quelques livres féroces),
THE PIGS. P.I.G.S. comme Portugal, Italie, Greece & Spain. Les cochons selon l’acronyme forgé par les penseurs du libéralisme maximal. Pour mieux les prendre à revers, Carlos Spottorno a produit un livre dont la maquette reprend à l’identique celle de
The Economist (jusqu’à en parodier les pubs). Et là-dessus, à chaque photo de détourner un à un les clichés que l’on colle aux pays du Sud – la fainéantise comme sport national, le laisser-aller généralisé. Livre provocant, intelligent partout, et qui ne laisse personne indemne.
José Pedro Cortes, Costa (Pierre Von Kleist, Lisbonne)
José Pedro Cortes a signé en 2012 l’un des livres majeurs de la jeune photographie,
Things here and things still to come, dont la puissance sensible ne cesse de nous renverser. De l’autre coté, José et son compère André Principe (lui aussi surdoué) ont crée avec les éditions Pierre Von Kleist une maison d’édition/coopérative absolument unique (par plein d’endroits, par la sincérité totale qui les anime, ils me font penser aux Kill The DJ). Costa n’est pas un livre sur Pedro Costa (je dis cela car les PVK ont sorti aussi cet automne, au même moment, le fac-similé superbe du cahier d’avant tournage de
Casa de Lava que Pedro Costa tenait en 1992). Non,
Costa est une ballade silencieuse sur la cote, à quatorze kilomètres au sud de Lisbonne. Là où il n’y a plus que du vent, du sable, du bois sec, des plantes mortes, des pneus et des serpents. On entend le vent souffler en traversant ce livre. Les pieds s’enlisent et on suffoque. Tout commence à ressembler à quelque chose comme un pays du sud épuisé, n'en pouvant plus de traverser une crise sans fin.
Seba Kurtis, KIF (Here Press, London)
Difficile de parler de
KIF sans en froisser la magie. Disons que c’est d’abord un livre mince, 13 photos (+ 2), chose rare aujourd’hui (l’inverse total du
Sometimes i cannot smile de Piergiorgio Casotti, un des bons premiers livres de cette année mais qui étouffe sous trop d’images, et aurait gagné à être resserré). Ces treize images, que racontent-elles ? Un voyage au Maroc à la recherche des traces d’un ami dealeur mort. Sibyllin, éclaté, doux, amer, plein de point de suspension, viscéral, courageux, KIF a des années d’avance sur la façon de défaire un récit. Au-delà du fait que visuellement parlant, c’est d’une beauté malade.
PS 1: Il se trouve aussi que c’est, après
Control Order House, un autre livre édité par Here Press, ce qui en fait sans aucun doute notre éditeur de l’année.
PS 2 : On peut rapprocher
KIF d’un livre très fort sur l’Algérie paru, discrètement en 2011 :
Diar El Mahçoul de Christian Wachter.
Nikolay Bakharev – Amateurs & Lovers (Dashwood, NY)
Misha Pedan – The End of la Belle Epoque (Kimaira Publishing, Sweden)
Deux livres sur la fin du communisme. L’un montre le travail d’un homme qui, dans l’URSS des années 80, arpentait les rivières et les lacs pour prendre des familles en maillot, avant de faire dans son appartement des nus qui cherchent moins à faire bander qu’à échapper au contrôle du régime. Nikolay Bakharev, on s’en est aperçu en le découvrant cette année à New York puis à Arles, a arraché au régime des corps qui ne demandaient qu’à respirer.
Misha Pedan lui a photographié les rues de l’URSS de 1986 à 1989, et c’est là encore le désir qui circule partout, à l’air libre, Rieur, devant des gardes et des militaires raides comme des marionnettes, les citadins cherchent le soleil, pour bronzer dès qu’ils le peuvent, les ouvriers flattent la silhouette d’une femme qui traverse la rue, des jeunes jouent à la guitare en bravant l’objectif comme si, par lui, ils s’adressaient directement à ceux qui les gouvernent. Sur la chaussée, une flaque énorme bloque la rue mais chacun l’enjambe. Le dégel vient de trouver son image. Le titre du livre indique un regret. L’entre deux était donc plus doux que l’éclatement qui est venu après ?
Adam Broomberg & Olivier Chanarin, Holy Bible (MACK – Archive Of Modern Conflict)
AMC, once more. Peu de livres auront aussi immédiatement impacté l’année que la Sainte Bible revisitée/profanée par Broomberg & Chanarin. Introuvable après une semaine,
Holy Bible divisait déjà le cénacle des collectionneurs à la fin du printemps. Ce montage, au sens godardien du terme, repassait des images anonymes de tout le siècle, sa violence, sa beauté, sa connerie, sa vulgarité, son insurpassable douleur, sous le sceau général de la confrontation. Le texte religieux devient le socle et/ou le paravent de toutes les barbaries. Son horizon, son excuse. Certains, surtout des photographes d’ailleurs, ont regretté toutefois que, par-delà le brio et la virtuosité dont ont toujours fait preuve B&C, le dispositif (qui consiste à souligner une phrase par page tirée de la bible et lui trouver dans les archives d’AMC son commentaire en image) n’arrive que trop rarement à dépasser l’intention ou la démonstration. Et qu’au fond, le duo n’arrive pas à inventer des écarts. Grand livre de guerre, malgré tout.
Vincent Delbrouck, As Dust Alights (Wilderness, Belgium)
Delbrouck (dont l’influence sur la jeune école belge ne cesse de grandir) transforme un projet himalayen qui aurait du tourner au livre documentaire en une courte nouvelle poétique, un « haiku » dit-il. Kerouac (période
Tristessa) mais avec une esthétique absolument contemporaine.
TWB books Serie 4 : Christian Patterson, Alessandra Sanguinetti, Raymond Meeks, Wolfgang Tillmans
Quatre livres fait main, avec une qualité d’impression de folie, sentant le gros carton bien épais, fragile et solide à la fois. Et dedans ? Christian Patterson confirme, deux ans après
Redhead Peckerwood, qu’il est touché par la grâce dès qu'il s'agit de faire sortir toute la présence d’un objet. Ce mec est de plus en plus fantomatique. Son
Bottom of the lake (Fond du Lac) justifie à lui seul la quête de cet objet rare. Alessandra Sanguinetti invente un roman de l’enfance sidérant, intérieur, Raymond Meeks déçoit un peu (dommage, pour une fois qu’un de ses livres était tiré à plus de 15 exemplaires) et Wolfgang Tillmans offre un série très douce sur un seul garçon - série belle mais mineure si on la compare aux planches de son livre majeur de l’an passé
Neue Welt (qui exposées à Arles démontrait tout à coup que celui que les abrutis avaient pris pour un photographe (de) mode était le dernier grand documentariste contemporain). Bel ensemble…
John Cage/ William Gedney, Iris Garden (Little Brown Mushroom, USA)
Inévitable bel objet 2013, ce petit
Iris Garden, édité par Alec Soth, composant sous la forme d’un livre aléatoire en lequel se plient et se déplient au hasard des assemblages des images de William Gedney représentant John Cage et d’haïkus écrits par le musicien. La forme, la forme, jusqu’au vertige. Un livre d’avant-garde américaine, dans la tradition conceptuelle et surtout très ludique de certains Robert Frank (qui est suisse, certes) des années 60. Une réussite.
Maira Soares – Este Seu Olhar (autoédité, Brésil)
Un carnet gris de tout petit format, enserré sous un noeud rose pale. On ose à peine ouvrir. Au recto les photos de la mère de Maira Soares, morte il y a trente-cinq ans. De l’autre, le remake à l’identique de ces photos par sa fille, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. La reprise après tout ce temps, d’une même image, son bégaiement qui est aussi le signe lourd de sa fatalité, la ressemblance comme seul héritage tissent autour de ce livre hanté quelque chose d’indicible. Maira Soares a, en plus, trouvé la forme et le format exact pour respecter l’intimité et la sensualité secrète qui est le cœur de son travail. Ne passez pas à coté de ce livre d’artiste troublant.
A rapprocher du fantastique
In This dark Wood de Elisabeth Tonnard dont nous vous parlions la semaine dernière
ici.
John Claridge – The Gorbals (Café Royal Books, London)
On suit toujours de près les fanzines que sortent au rythme d’un par semaine les éditions
Café Royal Books. D’une part parce qu’ils sont tirés à 150 copies seulement (vendus le prix d’un petit déjeuner) et d’autre part parce que Craig Atkinson, qui dirige tout cela tout en fournissant le 2/3 des livres avec ses propres photos, a bâti au fil des années une véritable mémoire de la photographie anglaise. Si on est resté scotché par la découverte du boulot contemporain, social, de Jim Mortram, on a été encore plus soufflé par
The Gorbals, une série méconnue de John Claridge datant de 1965. Claridge était un des grands noms de la photo de mode et de la publicité anglaise des années 60. The Gorbals le voit plonger de façon inattendu dans l’un des quartiers les plus pauvres du Glasgow de l’après-guerre, pour une immersion documentaire de deux jours. Il en ressort, noir comme à la mine, un livre d’une brutalité inouïe, sur les laissers-pour-compte des révolutions industrielles. On croirait que ces images ont un siècle et demie, contemporaine de Dickens ou de Stevenson. Elles n’ont pas cinquante ans…
pix upstair: Misha Pedan, The End of la Belle Epoque
pix downstair: Christian Patterson, Bottom of the lake