WE ARE MODERN -WE TWEET!





-But if you'd rather watch a movie, you're also welcome at
Disorder in Discipline-



Thursday 29 March 2012

Billy Monk, 1967-1969


Des clichés en noir et blanc, à flux tendus, retracent la chronique du décadent Catacombs Club, haut lieu nocturne du Cape Town des années 60. Videur du nightclub de 1967 à 1969, le photographe Billy Monk, dit "le Moine" (!!!), traquait jusqu'au bout de la nuit, muni de son Pentax 35 mm, des clients exclusivement blancs - ségrégation oblige. De joyeux fêtards, noceurs et autres exhibitionnistes en tous genre, dont certains, épuisés et ivres, finissaient la soirée assoupis sur leurs chaises, ou les seins à l'air.


Si les photos de Monk fascinent bien au-delà du genre "photos d'oiseaux de nuit" (une taxidermie qui en vaut bien d'autres), c'est qu'elles ont une résonnance toute particulière. Au-delà des circonstances et de leurs transgressions, il nous faut aller chercher du côté de cette si forte empathie, de cette si brutale intimité que Monk établit ici avec ses sujets et son époque, cette abjecte insouciance d'une génération qui faisait régner l'apartheid.

Venu à la photographie plus par accident que par véritable vocation, Billy Monk ne sera reconnu comme photographe qu'après sa mort en 1982, via une exposition qui lui sera entièrement consacré à Johannesburg. Tué par balle à 45 ans en pleine rue après une bagarre, "le Moine" laisse une oeuvre réduite à ces quelques clichés, aussi sublimes que puissamment relâchés .

Billy Monk, Jac de Villiers (sous la dir de), David Goldblatt, Lin Sampson, Dewi Lewis Publishing, 2012

Tuesday 27 March 2012

Quote


Pix : Todd Hido

"Je sais ce que rien veut dire, et je continue à jouer"


Joan Didion, "Maria avec et sans rien", Pavillons poche, Robert Laffont, 2007.

Thursday 15 March 2012

Donald Ray Pollock, Le Diable, Tout Le Temps, 2012

Chaque fois que Willard essayait de la déplacer, elle s’évanouissait de douleur. Une escarre suppurante apparut dans son dos, et s’étendit jusqu’à atteindre la taille d’une assiette. Sa chambre avait une odeur aussi rance et fétide que le tronc à prière. Il n’avait pas plu depuis un mois, et la chaleur se maintenait. Willard acheta d’autres agneaux au parc à bestiaux, et versa des seaux de sang autour du tronc jusqu’à ce que cette pâtée boueuse leur monte par-dessus les chaussures. Un matin, pendant qu’il était absent, un bâtard boiteux et affamé, couvert d’une douce fourrure blanche, s’aventura timidement sur le porche la queue entre les jambes. Arvin lui donna quelques rogatons sortis du réfrigérateur et, au retour de son père, il l’avait déjà baptisé Jack. Sans un mot, Willard entra dans la maison et en ressortit avec son fusil. Il écarta Arvin du chien, puis l’abattit d’une balle entre les deux yeux pendant que le gamin le suppliait de ne pas faire ça. Il le tira dans les bois, et le cloua à l’une des croix. Après ça, Arvin cessa de lui parler. Il écoutait les gémissements de sa mère pendant que Willard errait dans le coin, en quête de nouvelles victimes pour ses sacrifices. Bientôt l’école allait reprendre et, de tout l’été, Arvin n’était pas descendu une seule fois de la colline. Il s’aperçut qu’il souhaitait que sa mère meurt. (pages 80 et 81)

Je n'avais pas prévu de retourner aussi rapidement à Knockemstiff. Mais je crois bien que ce deuxième voyage me laissera, il n’est pas totalement terminé, un souvenir encore plus intense que le premier, et, honnêtement, je ne pensais pas que cela puisse être possible.


Donald Ray Pollock, Le Diable, Tout Le Temps, 2012, Albin Michel

Wednesday 14 March 2012

Yves Chaland - Intégrale Tome 3 - Captivant / Bob Fish

La mort de Moebius m'a rappelé ce jour de l'été 1990 où j'ai appris la mort d'Yves Chaland, à 33 ans. Je l'avais découvert dans Astrapi où il dessinait Adolphus Claar (oui, et c'est aussi là que j'ai découvert Joost Swarte) et dans Spirou où il avait repris à la Franquin 1948 le personnage-titre du journal. Et, pour moi, à partir de ce moment, son univers bruxello-fifties au trait rapide est devenu le style définitif des années 1980 en matière de bande dessinée.

Mais mon album préféré de Chaland est le tome 3 de son intégrale, publié par les Humanoïdes Associés en 1997 mais reprenant ses premiers albums des années 1978-1980. Parce qu'il renferme ce trésor ironique et infiniment jouissif, Captivant, ou la reproduction des quelques numéros de septembre et novembre 1954 (du moins, c'est qui est écrit sur leur couverture) du journal du même nom, faux illustré franco-belge pour enfants pas sages.

Il s'agissait en fait de strips et de fausses rubriques dont Chaland et son compère Cornillon parsemèrent les marges de Métal Hurlant à la fin des années 1970, réunies et remises en page dans une parfaite imitation des Spirou et Tintin de l'âge classique. On y trouve donc les mêmes histoires édifiantes et colonialistes mais, ici, elles sont pleines d'aventuriers lubriques, de rock'n'roll et d'horreurs lovecraftiennes, et dessinées dans un style à chaque fois différent, allant de Will Eisner à Willy Vandersteen (Bob et Bobette) ou Breccia, en passant naturellement par Franquin, Jijé et Tillieux, les dieux rigolards de Marcinelle. Chaland y est absolument virtuose, et l'on voit peu à peu se former son style si particulier, qui éclatera dans l'album suivant, repris dans le même recueil, Bob Fish, d'où sortira également le Jeune Albert, qui deviendra son héros fétiche.


A un moment dans Captivant, dans une histoire de SF idiote à la manière d'Alex Raymond, Chaland a griffonné ce message : "Merde Tillieux est mort ! Tout fout le camp !". Il venait d'apprendre la mort du père de Gil Jourdan dans un accident de voiture. Douze ans plus tard, c'est lui qui succombera sur la route des vacances, et l'on ne peut que rager en pensant à tout ce qu'il aurait pu encore donner au dessin et à la bande dessinée.

Tuesday 13 March 2012

Quote


Pix : Anonyme

" À la moitié des années cinquante, dans les repas de famille, les adolescents restaient à table, écoutant les propos sans s'y mêler, souriant poliment aux plaisante­ries qui ne les faisaient pas rire, aux remarques approba­trices dont ils étaient l'objet sur leur développement physique, aux grivoiseries voilées destinées à les faire rougir, se contentant de répondre aux questions émises précautionneusement sur leurs études, ne se sentant pas encore prêts à entrer de plein droit dans la conversation générale, même si le vin, les liqueurs et les cigarettes blondes autorisées au dessert marquaient le début de leur intronisation dans le cercle des adultes. On se pénétrait de la douceur de la tablée festive où la dureté habituelle du jugement social s'atténue, se mue en molle aménité, et les fâchés à mort de l'année dernière réconciliés se passent le bol de mayonnaise. On s'ennuyait un peu mais pas au point de préférer être au lendemain en cours de maths.
Après les commentaires sur les plats en train d'être dégustés, qui appelaient les souvenirs des mêmes man­gés en d'autres circonstances, les conseils sur la meil­leure façon de les préparer, les convives discutaient de la réalité des soucoupes volantes, du Spoutnik et de qui, des Américains ou des Russes, irait les premiers sur la Lune, des cités d'urgence de l'abbé Pierre, de la vie chère. La guerre finissait par revenir sur le tapis. Es rap­pelaient l'Exode, les bombardements, les restrictions de l'après-guerre, les zazous, les pantalons de golf. C'était le roman de notre naissance et de notre petite enfance, qu'on écoutait dans une nostalgie indéfinissable, la même qu'on ressentait en récitant avec ferveur Souviens-toi, Bar­bara, recopié dans un cahier personnel de poèmes. Mais dans le ton des voix il y avait de l'éloignement. Quelque chose s'en était allé avec des grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres, les enfants qui poussent, la reconstruction achevée des villes, le progrès et les meubles à tempérament. Les souvenirs des privations de l'Occupa­tion et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. Les gens avaient tellement la conviction de vivre mieux.
Il n'était déjà plus question de l'Indochine, si loin­taine, si exotique - « deux sacs de riz suspendus de part et d'autre d'une tige de bambou », selon le manuel de géographie - et perdue sans excès de regret à Diên Biên Phu, où n'avaient combattu que des têtes brûlées, des engagés volontaires qui n'avaient pas de métier dans les mains. C'était un conflit qui n'avait jamais été dans le présent des gens. Ils n'avaient pas non plus envie d'as­sombrir l'atmosphère avec les troubles en Algérie, dont personne au juste ne savait comment ils avaient com­mencé. Mais ils étaient tous d'accord, et nous aussi qui l'avions au programme du BEPC, l'Algérie avec ses trois départements était la France, comme une grande partie de l'Afrique où nos possessions couvraient sur l'atlas la moitié du continent. Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés les « nids de fellaghas », ces égorgeurs ra­pides dont on voyait l'ombre traîtresse sur la figure basa­née du pourtant gentil sidi-mon-z'ami colportant des des­centes de lit sur son dos. À la dérision dont les Arabes et leurs mots étaient rituellement l'objet, habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c'est chaud, s'ajoutait la certitude de leur sauvagerie. Normal donc que les sol­dats du contingent et des rappelés soient envoyés pour rétablir l'ordre, même si de l'avis général c'était malheu­reux pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont la photo figurait dans le journal régio­nal sous la mention « tombé dans une embuscade ». C'était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup. Il n'y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille On n'avait pas un sentiment de guerre. La prochaine viendrait de l'Est, avec les chars russes comme à Budapest pour détruire le monde libre et il était inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance. Déjà, on avait eu chaud avec le canal de Suez.
Personne ne parlait des camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C'était devenu un malheur privé.
Au dessert, les chansons patriotiques d'après la Libéra­tion avaient disparu. Les parents entonnaient Parlez-moi d'amour, de vieux jeunes gens Mexico et les enfants, Ma grand-mère était cow-boy. Nous, on aurait eu trop honte de chanter comme avant Étoile des neiges. Priés d'en pousser une, on prétendait ne connaître aucune chanson en entier, certains que Brassens et Brel détonneraient dans la béa­titude des fins de repas, qu'il fallait de préférence des chansons que d'autres repas et des larmes essuyées avec le coin de la serviette avaient consacrées. On répugnait farouchement à dévoiler des goûts musicaux qu'ils ne pouvaient comprendre, eux qui ne connaissaient pas un mot d'anglais en dehors de fuck you appris à la Libéra­tion, ignoraient l'existence des Platters et de Bill Haley.
Mais le lendemain, dans le silence de la salle d'études, au sentiment de vide qui nous envahissait, on savait que la veille avait été, même si on s'en défendait, qu'on avait cru rester extérieurs et s'ennuyer, un jour de fête. "

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008.

Sunday 11 March 2012

William T. Vollmann, Fukushima - Dans la zone interdite, 2012

Fukushima a un an. Au rythme où vont les choses, cela devrait nous sembler loin et enseveli. Mais non. On ne se souvient plus de la mort de Ben Laden, de la tuerie d’Oslo, on a déjà tout oublié du Printemps Arabe, mais chaque jour Fukushima se rappelle à nous. Et si Fukushima ne veut pas passer, c’est sans doute parce que cette fois on ne sait pas combien de temps ses effets vont durer. Et Fukushima de durer encore. C’en est même un cauchemar permanent : «Oh tu peux manger tous le poisson que tu veux», me disaient des amis japonais en décembre dans un Tokyo vidé de ses touristes, ce qui à tout prendre semblait préférable aux japonais parce q’au moins cela leur permettait d’encaisser la « punition » Fukushima en l’absence quasi totale de regards extérieurs. «Donc tu peux manger tout le poisson que tu veux, simplement parce qu’ils nous disent que les effets commenceront à se faire sentir dans notre organisme dans quarante ans… et dans quarante ans on sera vieux et quasiment déjà morts, alors… Mais en même temps ils nous mentent sur tout, Alors pas d’autre solution que de faire comme chacun peut…» Cette affolante résignation silencieuse qui régnait en décembre est partout dans les témoignages qui servent de mur porteur à ce court livre que William T.Vollmann a ramené d’une visite kamikaze à Fukushima entre fin mars et début avril 2011, deux semaines après le tsunami et la catastrophe.
Ce livre sort un peu partout dans le monde en même temps, mais déjà Vollmann a demandé à ce que les prochaines éditions US ne portent plus pour titre le très Paris Match « Into the forbidden zone », mais s’intituleront désormais: « When the wind blows from the south (Quand le vent vient du sud).
Ce passage d’un titre ouvertement journalistique à un titre plus poétique et plus écologique, quasi pastoral, est exactement le cheminent du livre, le voyage qu’il entreprend d’une écriture l’autre. Ça commence comme un reportage gonzoïdal, où Vollmann livre un numéro très au point mêlant données scientifiques et mise en scène de lui-même en Tintin de l’extrême - pas son meilleur pour l’heure, trop abonné à son propre cliché. Le déclic arrive en milieu de voyage, quand le paysage du désastre se présente à vue et recouvre progressivement le surmoi du texte. On comprend alors que le vrai livre commence là, et qu’il est un des plus beau de son auteur, un Vollmann très proche au fonds des premières pages des Fusils, qui étaient à couper le souffle. Où plus on s’enfonce dans la mort et la dévastation, plus on approche d’une description calme et insoutenable de la beauté.
William Vollmann est un Thoreau des enfers.

«Le vent frais encore dans mon dos, et le bruit du ruisseau couvrant presque tout le reste, j’examinai un tout jeune oiseau dans l’herbe, la rouille sur une rambarde, des pins taillés, puis contemplai un trottoir absolument vide. Je remontai une autre allée et sonnai à la porte. Elle était verrouillée ; la sonnerie résonna à n’en plus finir.
Pour je ne sais qu’elle raison, je me souviens surtout des bicyclettes appuyées bien en ordre contre les maisons vides qui les tenaient dans l’ombre.
Chaque fois que je le regardais, le chauffeur lançait le moteur avec empressement. Il me rappelait le garçon esseulé qui doit rester sur le trottoir enneigé, à l’entrée des sources chaudes près de Sendai, prêt à s’incliner dès qu’un hôte arrive. Pour finir je lui demandai comment il allait : « je ne suis pas vraiment inquiet, dit-il, mais je me sens un peu mal à l’aise. »
"Et qu’est-ce qui vous met le plus mal à l’aise ? »
« Je vois les voitures, mais pas les gens.»


William T. Vollmann, Fukushima, Dans la zone interdite, Voyage à travers l’enfer et les hautes eaux de l’après-seisme, traduit par Jean-Paul Mourlon, Tristram, Auch, 2012

Saturday 10 March 2012

Charles Bukowski, Shakespeare n'a jamais fait ça, 2012

Pour moi le grand Dieu est juste un peu trop balèze, trop infaillible, trop puissant. Je ne veux ni être pardonné, ni accepté, ni sauvé, je veux quelque chose de modeste, pas la lune - une femme moyennement belle de corps et d'esprit, une automobile, un toit au-dessus de ma tête, de quoi manger, pas trop de maux de dents ni de pneus crevés, pas de longue maladie mortelle ; même une télé avec de mauvaises émissions fera l'affaire, et ce serait sympa d'avoir un chien, très peu d'amis, une bonne plomberie, assez de pinard pour remplir les vides jusqu'à la mort - que (pour un lâche) je ne redoute pas tellement. La mort ne représente pas grand-chose pour moi. C'est la dernière mauvaise blague d'une longue série. La mort, ce n'est pas un problème pour les morts. La mort, c'est un film comme un autre, ça va. La mort ne pose problème qu'à ceux qui restent, à ceux qui étaient liés au défunt, et les problèmes augmentent proportionnellement aux biens laissés. Si c'était un clodo des quartiers pauvres, le seul problème sera de déblayer les quelques saletés qu'il possédait. Certains sont nés une cuillère en argent dans la bouche, mais tout le monde s'en va les poches vides. Bien entendu, le cas d'un artiste est différent : il laisse derrière lui ce petit fumet parfois appelé "immortalité" et, bien sûr, plus il aura assuré dans son domaine, plus la puanteur se répandra - par mille canaux : couleur, son, page de texte, pierre... C'est la faute aux vivants, cette immortalité, ils s'accrochent à la puanteur, ils l'adorent. L'artiste n'y est pour rien, il sait que ça n'appartient pas plus à l'immortalité que ça n'appartenait à la vie ; il a tenté sa chance, ça suffit, au suivant ! (pages 142 et 143)

Ça fait combien de temps que je n'ai pas ouvert un livre de Bukowski ? 20 ans, au moins ! Ça remonte à cet âge où il m'a dépucelé la cervelle me donnant enfin la force de prendre dans mon sac Hervé Chapelier un des cahiers, que l'on ne remplissait jamais jusqu'au bout, pour y écrire sur les dernières pages ces poèmes (à quelques détails près, les mêmes que les vôtres) qui sommeillaient en moi et que j'ai préféré oublier avec le temps (
comme vous avec les vôtres). Il faut dire que Bukowski avait sérieusement désacralisé ce passage à l'acte, contrairement à monsieur Vialas et ses Trois Contes de Flaubert.
Comme Ma première fois, Bukowski ne m'évoquera à jamais qu'un seul mot : tendresse.




Charles Bukowski, Shakespeare n'a jamais fait ça, 2012, 13e note éditions

Moebius/Dan O'Bannon, The Long Tomorrow, 1975



Jean Giraud/Moebius RIP this morning. The Long Goodbye...

(PS: The Long Tomorrow a paru en deux épisodes dans Métal Hurlant en 1976. Il y a dedans littéralement tout Blade Runner, tout le cyberpunk et les germes de l’Incal . En 1981, j’ai traîné mon père dans une librairie de Montpellier pour qu’il m’accompagne à une séance de dédicace de Moebius. J’étais le seul enfant présent ce jour là, uniquement des adultes aiguisés, pourtant Moebius était en ville pour présenter le dessin animé Les Maîtres du temps (qu’il avait réalisé avec René Laloux et Jean-Patrick Manchette - un truc qui me fait pleurer chaque fois que je comprends que le vieux Silbad et le petit Piel ne font qu’une seule et même personne). J’ai tendu L’Incal Noir à Moebius pour qu’il me le signe, il a été un peu surpris (« c’est une drôle de lecture pour un enfant de neuf ans ») puis il s’est mis à me dessiner sur la page et à me parler, dans cette sorte de langage chamanique qui était désormais le sien, me disant des choses fortes que j’ai toujours en moi et qui, je l’avoue, m’ont permis de tenir plus d’une fois. Il est fort possible que j'ai fait mon entrée dans le monde des adultes cette après-midi là. Moebius est mort ce matin d’un cancer. La longue marche a commencé.)

Friday 9 March 2012

William S. Burroughs: A letter adressed to Truman Capote, 1970

Ecco Press publie ce mois-ci aux États-Unis Rub out the words : The letters of William S. Burroughs, 1959-1974, épais volume de correspondance foldingue dans lequel on trouve cette lettre adressée par Burroughs à Truman Capote le 23 juillet 1970, et dont on doute qu’il l’ait au final jamais envoyée. On voit bien pourquoi : Burroughs, en plein fièvre paranoïaque, s’y fait passer pour un anonyme « lecteur » au sens maison d’édition du terme, attaché à un département purement imaginaire, qui vient de terminer De sang froid, et couvre aussitôt d’insultes Truman Capote avec une force telle que l’on peut se demander si cette lettre n’est pas , littéralement, une parodie ou une facétie. In cold blood est quand même un grand livre, le New Yorker ne mérite sans doute pas d’être ainsi arrosé au vinaigre, on a toujours raison d’être parano mais on n’est pas obligé de croire tout ce que dit Burroughs sur paroles (ce que la toxicomanie vous fait faire, parfois…), et surtout on avait très envie de passer la pause de midi à retranscrire cette missive pour Discipline. Simplement parce que l’enthousiasme et la mélancolie ont souvent leur place dans DinD, mais rarement la mauvaise humeur. Et comme, ces jours-ci, on est de mauvaise humeur….

«My dear Mr. Truman Capote,
This is not a letter in the usual sense – unless you refer to ceiling fans in Panama. Rather call this a letter from « the reader » - vital statistics are not in capital letters – a selection from marginal notes on material submitted, as well « writing » is submitted to this department. I have followed your literary development from its inception, conducting on behalf the department I represent a series of enquiries as exhaustive as your own recent investigations in the Sunflower State. Your recent appearance before a senatorial committee on which occasion you spoke in favor of continuing the present police practice of extracting confessions by denying the accused the right of consulting prior to making a statement also came to my attention.
I have in line of duty read all your published work. The early works was in some respects promising – I refer particularly to the short stories. You were granted an area for psychic development. It seemed for a while as if you would make good use of this grant. You choose instead to sell out a talent that is not yours to sell.
You have written a dull unreadable book which could have been written by any staff writer on The New Yorker – (an undercover reactionary periodical dedicated to the interest of vested American wealth). You have placed your services at the disposal of interests who are turning America into a police state by the simple device of deliberately fostering the conditions that give rise to criminality and then demanding increased police powers and the retention of capital punishment to deal with the situation they have created. You have betrayed and sold out the talent that was granted you by this department. That talent is now officially withdrawn.
Enjoy your dirty money. You will never have anything else. You will never write another sentence above the level of In cold blood. As a writer you are finished. Over and out. Are you tracking me? Know who I am? You know me, Truman. You have known me for a long time. This is my last visit.”


Rub out the words : The letters of William S. Burroughs, 1959-1974, edited by Bill Morgan, Ecco Press, New York, 2012

Thursday 8 March 2012

Roberto Piva, Paranoïa, 1963


Au Bal, l’exposition FOTO/GRAFICA présente un petit livre aux images solaires, vagues, surexposées, à l’esthétique très Provoke…
En couverture, la photo d’un miroir déformant trouvée dans un parc d’attractions illustre PARANOÏA. Un titre troublant qui annonce un dérèglement à venir. Un livre malade... De format portefeuille, Paranoïa travaille sur le dialogue texte/image. Un long poème à l’écriture sensorielle et fragmentaire accompagne des photos en clair-obscur, floues et saturées, du Sao Paulo décapant des années 60.












La prose délirante et érotisée du poète brésilien Roberto Piva s’entrechoque au monde chaotique et explosif des photos de Wesley
Duke Lee. Pendant plus de sept mois, en 1963, Piva et Lee ont arpenté ensemble les lieux préférés du poète, enregistrant des images tout aussi perturbées que le texte. Pour donner une vision hallucinée et désenchantée des rues paulistes, peuplées de marginaux, d’adolescents en quête, d’inconnues éperdues, de chiens errants....
De libres associations comme la photo d’une fillette accoudée à une fontaine accompagne les vers poético-érotiques : « La Vierge lave ses fesses immaculées dans les fonds baptismaux ». Délire paranoïco-critique inspiré de l’écriture automatique du surréalisme, des effets de stupéfiants que Piva expérimentaient dans la lignée de la Beat generation.
Violence, folie, provocation, sensualité… Paranoïa est un livre, hanté par la drogue, dont le secret des images réside dans la transgression du texte, la fantasmagorie du langage.
















« Une hallucination sur le bout de tes yeux », nous dit Piva, qui a coup de poèmes hallucinogènes, opère un bouleversement de perception des images. Qui s’insinuent en nous au fil des pages en une lente et progressive intoxication.
Paranoïa est cette exploration des limites, des marges. Une géographie électrique faite d’images spectrales d’anonymes, dont on ne cherchera pas à s’extraire…

« A estátua de Álvares de Azevedo é devorada com paciência pela paisagem de morfina
a praça leva pontes aplicadas no centro de seu corpo e crianças brincando na tarde de esterco
Praça da República dos meus sonhos
onde tudo se faz febre e pombas crucificadas
onde beatificados vêm agitar as massas
onde Garcia Lorca espera seu dentista
onde conquistamos a imensa desolação dos dias mais doces (...) »
in « Praça da República dos meus Sonhos ».


Roberto Piva, Paranoïa, Sao Paulo, Editora Massao Ohno, 1963.(réédition Instituto Moreira salle, 2000)

Wednesday 7 March 2012

Quote


Pix : Anonyme

"Ma vie ne me plaisait pas. Les nuits continuaient à être claires et diaphanes, mais moi je commençais à cesser d’être une orpheline et à m’avancer dans un territoire encore plus précaire, où je ne tarderais pas à être une délinquante.
Quel genre de délinquante ? Aucune importance. Je m’en fichais, même si je savais que dans le royaume de la délinquance il y avait beaucoup de degrés et de marches et que, malgré tous les efforts que je ferais, jamais je ne pourrais accéder aux postes les plus élevés.
J’avais peur d’être une pute. Je n’aurais pas aimé être une pute. Je devinais cependant que tout était question d’habitude. Parfois je serrais les poings, pendant que j’étais au salon de coiffure et que je travaillais, et j’essayais d’imaginer mon futur. Voleuse, meurtrière, dealeuse de drogue au détail, contrebandière, escroc. Non, escroc probablement pas, parce que les escrocs ont toujours un maître qui leur montre comment faire, et à moi qui allait me montrer quoique ce soit ? Je n’aurais pas aimé non plu être dealeuse. Je n’aime pas les drogués. Je n’ai rien contre eux, mais avoir affaire à des drogués toute la journée me paraissait insupportable (maintenant non, maintenant je n‘ai plus cette impression, maintenant je crois que ceux qui sont avec les drogués sont des sortes de saints et que les drogués eux-mêmes sont aussi des saints). Au cours de moment de grande exaltation, je me voyais en voleuse ou en meurtrière. Dans le fond, je savais que le plus viable était d’être pute.
Quoi qu’il en soit, durant ces jours-là, je devinais que je m’approchais de manière inexorable du territoire de la délinquance et cette proximité me donnait le vertige, j’étais comme ivre, je dormais mal, je faisais des rêves où rien n’avait de sens, des rêves sans liens où j’avais le courage de faire ce que je voulais, même si ce que je faisais dans les rêves n’était pas vraiment ce que j’aurais fait dans la vie réelle, ce que j’avais envie de faire dans la vie réelle.
Dans le fond, j’ai toujours été quelqu’un de simple. Aujourd’hui, je suis quelqu’un de simple et avant, lorsque les nuits étaient aussi claires que les jours, aussi. Je ne m’en rendais pas compte, mais je l’étais. Je me regardais et la lumière de la glace m’aveuglait. Je ne laissais pas mon âme en paix. (…)
A partir de ce moment-là mon histoire perd encore plus ses contours."

Roberto Bolano, Un petit roman lumpen, Christian Bourgois, 2012, p. 47-49.

Sunday 4 March 2012

Dirk Braeckman, Catalogue, 1993-2011

Après tout, il n’est pas impossible que l’enjeu de la photographie soit de défier le langage, le mettre à l’amende. Que sa visée profonde soit de déjouer la reconnaissance.
Des japonais déjà, au milieu des années 60, s’y sont employés : Takuma Nakahira et son comparse Daïdo Moriyama (Farewell Photography, le titre de son livre de 1972 n’est pas à entendre comme un adieu à la photo mais comme un au revoir à la photographie d’identification).






Dirk Braeckman (né en 1958 à Gand), que l’on découvre enfin, hallucinés, coupe lui aussi à ras l’herbe sous les pieds du commentaire. Mais de façon presqu’inverse : les japonais Provoke faisaient trembler le monde, lui le fige dans une sorte de lumière gelée. Ou alors braque sur lui un flash inquisiteur, violemment éblouissant. De près, une image de Braeckman ne repose plus, comme d’habitude, sur une transaction qui va du monde au papier : il semble que, techniquement parlant, il projette son image sur un mur de plâtre blanc un peu graveleux un peu marqué avant de la re-photographier. Ou alors (seconde voie) il travaille tellement le moment du tirage qu’il obtient quelque chose qui est à la limite du tactile. Une image de coton. Une photographie ouate - à laquelle les reproductions que nous postons ici, parce que trop claires, ne rendent pas justice: il faut voir ça sur livre, profondément sombres, pour ressentir cet effet d'étrangeté, comme si le monde réel avait fondu dans le gris du papier-peint. Pour qu’ainsi sa matière ait l’air aplatie, recrachée, dévidée. Il n’y a pas beaucoup de bruits dans les photographies de Braeckman. Elles évoquent quelques compositions de John Cage ou de Morton Feldman, voire un Durutti Column de réclusion.



La photo est l’agent de cette transformation du monde en monolithe gris. La mutation a lieu là en direct sous nos yeux, on se retrouve donc chez Dirk Braeckman au pire moment du commentaire, face à quelque chose que nous ne saisissons pas encore ou que nous n’identifions plus de la même façon, quelque chose face à quoi nous n’avons ni les armes ni les mots.
C’est d’autant plus troublant qu’il y a souvent des corps dans ces images, dans ces pièces qui ressemblaient encore il y a peu à des chambres d’hôtels. Des corps de femmes nues ou faisant l’amour. C’est embarrassant de ne plus soudain savoir nommer ça. Alors, comme en amour, on laisse faire le choc, on se laisse fondre dans cette sensation forte qu’aucune explication technique ne saurait dégager. Où l'on se contentera de dire qu’il fait noir, que l’air manque.

Exposées, ses photos fade to grey sont immenses. Les voir enfin en livre, dans un format moins écrasant, efface les malentendus : ce n’est ni de la photo plasticienne, conceptuelle, docte et froide. Ce n’est pas non plus de la photo de mode, même si les filles qui traversent ces couloirs aux ténèbres sont suffisamment bien foutues pour qu’on puisse les soupçonner d’être mannequins ou modèles professionnels. C'est une photographie qui, depuis vingt ans, s'engage sur un terrain où le monde est réordonné pour décevoir le sens. C’est la jeune photographie qui aujourd'hui éclaire enfin Braeckman - celle entre autre qui se pratique en Hollande avec ironie (je pense en premier lieu à l’incroyable Paul Kooiker des débuts, période Showground ou Room Service, ce Kooiker en chambre qui, me semble-t-il, tient de Braeckman sa façon de se servir de la lumière par éclaboussures). Ce n’est pas non plus un hasard si tout le monde aux USA le redécouvre maintenant - à commencer par Alec Soth qui a mis ce livre très haut dans sa liste des photobooks 2011, ce qui est rare pour un bouquin qui se présente comme un catalogue d’expo rétrospectif... c’est dire l’ampleur du choc. Déjà, Braeckman pendant longtemps ne voulait pas entendre parler de livre, pas si mécontent au final d’avoir enfermé ses photos dans leur propre obscurité. On a perdu un peu de temps, mais ce temps là nous a été profitable: car il nous a fallu désapprendre, et accepter que des photos ne cherchent ni à avoir un sujet ni à avoir une signification évidente. Il faut admettre que leur secret est ailleurs, dans le surgissement d'un sentiment d'inconnu, obtus et mystérieux – l’image comme négatif photographique du langage. Se souvenir de ce que chantait Visage: Devenir Gris.




Dirk Braeckman, (with essays by Martin Germann & Dirk Lauwaert), Roma Publication, Amsterdam 2011, 384 pages.

Jérôme Brézillon 1964-2012.






So long Jérôme.