«Vendredi 25 mars 1921, 5 heures.
Que m’avez-vous donné ?
Votre soif, votre douceur, vos idées…
Vous avez bien voulu respirer quelques roses avec moi. Mais, mon chéri, je ne suis pas une dilettante. Je ne sais pas ne pas aller au bout de tout. Et les roses, dans une tête pareille, conduisent certainement à d’autres aventures, que leurs parfums.
Je pouvais avoir tort en vous demandant de changer un peu votre vie. Mais peut-être que je changeais assez de choses dans la mienne, Lionardo, pour avoir le droit de demander.
Aux heures les plus misérables que j’ai connues – moi que tant d’heures n’ont pas encore tuée – le mois passé, vous dîniez chez la princesse Soutzo, en grand tralala. Elle acceptait très bien que vous soyez un numéro cinq à son quadrige. Vous le savez et je le sais !
Vous m’écriviez quotidiennement. Mais la tendresse ou l’anxiété de vos lettres n’empêchait pas ces plaisantes agapes, que vous me cachiez avec soin.
Je suis revenue : faut-il recommencer la pauvre lutte, entre mon amour et votre « facilité » ? Non, non, Desum. Restez moi la compagnie bien aimée. N’éveillez pas, n’appelez-pas, en me prenant l’âme entière, qui n’aime pas mentir, ni qu’on lui mente, qui ne comprend pas que son amour se prête aux moins estimables amitiés, l’âme qui trouve naturel de gâcher une vie pour votre joie, mais demanderait que vous renonciez à quelques moments les moins beaux, en échange…
Et puis, que de papier noirci. »
Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, édition Claire Paulhan, 1997, réédition poche Phébus/Libreto, 2005
Monday 28 February 2011
Saturday 26 February 2011
Optimo: "We love the smell of napalm on a monday morning" (Loops n°1, 2009)
Jonnie Wilkes Optimo a offert à Paris l’un de ses plus beaux mix. C’était le 11 février dernier, au Point FMR, pour la release party du premier album de Discodeine. Ce n’est pas du prosélytisme Alainfinkielkrautrock, c’est juste la simple vérité. Est-ce si exceptionnel que ça, une belle nuit ? c’est en tout cas possible, du moins si des gens ouverts, intenses et intelligents s’occupent de vos émotions durant toute une soirée (et ces gens n’ont pas manqué cette fois, entre Tim Sweeney, Superpitcher, Tristesse contemporaine et, indeed, Discodeine). Mais c’est devenu chose de + en + rare : il y a toujours un imbécile pour mettre le mauvais disque au mauvais moment (n’est-ce pas Ryan Crosson, qui hier soir, en un ping pong désastre, a juste démoli, par sa vulgarité crasse, chaque tentative de Seth Troxler d'arriver à faire marcher un club sur l’eau).
L’intelligence est rare, mais elle peut être partout, à commencer par là où elle n'est pas censée être. La bonne musique est rare, mais elle n’est pas forcément QUE dans les disques. La littérature est rare, mais elle se glisse là où elle veut. On n'a jamais cru qu'à ça, ici. Comme ça a été aussi le credo de Loops, une revue littéraire lancée par Faber & Faber et Domino. "Writting Music". Il semblerait que l’aventure ait du mal à dépasser le stade du second numéro. On verra. Justement, dans le tout premier Loops, sorti à l’automne 2009, JD Twitch & JG Wilkes revenaient en interview sur l’épopée Optimo Espacio, dix ans à tenir la plus belle des résidences (résistances?), chaque dimanche soir, à Glasgow. Par ailleurs, cet entretien parle peut-être aussi d’autre chose - de l'âge, de la dignité, de nous, de vous.
Extraits.
"-What was the thinking behind the Sunday night ?
JD Twitch We could do whatever we liked, so this concept has just always been there… I like all this other music. Everyone knows me as this techno dj. I’m pretty bored with this and, more to the top, maybe i’ll stop djing – here’s an opportunity to do something that’s completely self-indulgent, doesn’t really matter whether it’s successful or not.
JG Wilkes You know, there wasn’t people going. We loved it, you know, but there wasn’t enough people there and to be fair the owner was like, « There’s something good about this night, i think we should persevere. » It just blew up then. The first generation of people that came were basically our mates and an handful of people that happened to wander in… But all at once, it was literally an overnight change fron one week to the next. For months, it had been like 50, 60 maybe a 100 people on a good night. Literally one week there were 400 and it stayed like that.
What do you put that down to ?
JD Twitch Maybe just people’s curiosity. It seemed like people hadn’t got it before.People would come down, a few people loved it but everyone else would be like « Ooah fuck ! and they’d get really angry ‘cos i wasn’t playing techno. I was supposed to be this local techno hero and i’d betrayed… which i kind of always. I hate purism. »(…)
You must be playing now to people in their 20s and teens. Do you ever think, « Fuck we’re an institution now… » ?
JD Twitch It’s kind of interesting i mean…
JG Wilkes Fuck, we’re a pair of old spunkers.
JD Twitch I think it bothers us a lot more than it bothers… no one ever seems to, like, mention it that comes to the club. Sometimes, you’re thinking, « Jeez, we’re pretty old. »
JG Wilkes Bona fide old spunkers yeah. We try and deal with it with as much dignity as possible.
JD Twitch At the moment i spend my whole life wondering what i’m gonna do next. »
Loops, issue One, Autumn 2009, Faber & Faber/ Domino, UK.
L’intelligence est rare, mais elle peut être partout, à commencer par là où elle n'est pas censée être. La bonne musique est rare, mais elle n’est pas forcément QUE dans les disques. La littérature est rare, mais elle se glisse là où elle veut. On n'a jamais cru qu'à ça, ici. Comme ça a été aussi le credo de Loops, une revue littéraire lancée par Faber & Faber et Domino. "Writting Music". Il semblerait que l’aventure ait du mal à dépasser le stade du second numéro. On verra. Justement, dans le tout premier Loops, sorti à l’automne 2009, JD Twitch & JG Wilkes revenaient en interview sur l’épopée Optimo Espacio, dix ans à tenir la plus belle des résidences (résistances?), chaque dimanche soir, à Glasgow. Par ailleurs, cet entretien parle peut-être aussi d’autre chose - de l'âge, de la dignité, de nous, de vous.
Extraits.
"-What was the thinking behind the Sunday night ?
JD Twitch We could do whatever we liked, so this concept has just always been there… I like all this other music. Everyone knows me as this techno dj. I’m pretty bored with this and, more to the top, maybe i’ll stop djing – here’s an opportunity to do something that’s completely self-indulgent, doesn’t really matter whether it’s successful or not.
JG Wilkes You know, there wasn’t people going. We loved it, you know, but there wasn’t enough people there and to be fair the owner was like, « There’s something good about this night, i think we should persevere. » It just blew up then. The first generation of people that came were basically our mates and an handful of people that happened to wander in… But all at once, it was literally an overnight change fron one week to the next. For months, it had been like 50, 60 maybe a 100 people on a good night. Literally one week there were 400 and it stayed like that.
What do you put that down to ?
JD Twitch Maybe just people’s curiosity. It seemed like people hadn’t got it before.People would come down, a few people loved it but everyone else would be like « Ooah fuck ! and they’d get really angry ‘cos i wasn’t playing techno. I was supposed to be this local techno hero and i’d betrayed… which i kind of always. I hate purism. »(…)
You must be playing now to people in their 20s and teens. Do you ever think, « Fuck we’re an institution now… » ?
JD Twitch It’s kind of interesting i mean…
JG Wilkes Fuck, we’re a pair of old spunkers.
JD Twitch I think it bothers us a lot more than it bothers… no one ever seems to, like, mention it that comes to the club. Sometimes, you’re thinking, « Jeez, we’re pretty old. »
JG Wilkes Bona fide old spunkers yeah. We try and deal with it with as much dignity as possible.
JD Twitch At the moment i spend my whole life wondering what i’m gonna do next. »
Loops, issue One, Autumn 2009, Faber & Faber/ Domino, UK.
Thursday 10 February 2011
Mitch Cullin, King County Sheriff, 2000
Je ne le connaissais pas (j’avoue). En dos de couverture, il est dit que son premier roman Tideland avait été adapté en 2005 par Terry Gilliam (comment pourrais-je le savoir ? il n’y a pas un cinéaste au monde qui me fatigue autant). Il s’agit de 16 chants. Dégorgés sous forme de psaumes (ce qui renforce l’aspect illuminé du truc), seize chants de haine pure récités par le sheriff d’un bled du Texas baptisé Claude (à Ploucland, il y a rien à faire) - le sheriff, quant à lui, s’appelle Branches. Tout du long, il s’adresse à Danny, l'ado qui est en train de se noyer sous ses yeux dans un puits – Danny est le fils de sa compagne, et c’est Branches en personne qui l’a poussé dans le trou.
Vers après vers, à la façon d'un apostolat redneck, Mitch Cullin s'enfonce délicatement dans l’horreur viscérale, comme ces alcoolos qui attendent qu’il ne reste qu’un fond de liquide pour fourrer leurs doigts dans la bouteille à la recherche du Secret. Stylistiquement parlant, cela fait un peu le même effet coup de sang que lorsque vous avez entendu Birthday Party pour la première fois (il n’est d'ailleurs pas impossible que Mitch Cullin soit l’écrivain que Nick Cave envisageait d’être). Quelque chose comme du Jim Thompson en vers libre. Les fans de Lee Marvin et de Donald Ray Pollock viennent de se trouver un nouvel ami.
«Bootlegger,
distille ton breuvage
dans le garage
et ingurgite-le
dans ton salon
pendant que tu berces l’enfant
dans tes bras sales;
Mais d’abord,
fais-moi une orgie de gnôle
qu’est juste un peu plus forte
que du pétrole.
Demain
t’en sortiras aveugle.
Mais d’abord,
torche-toi à l’alcool
pour t’assurer de son effet.
Puis sois bien comateux
et mauvais (…) »
Mitch Cullin, King County Sheriff (Branches), Permanent press, NY, 2000, et Inculte, Paris, 2011, traduit de l’anglais (USA) par Yoko Lacour, 137 pages.
Vers après vers, à la façon d'un apostolat redneck, Mitch Cullin s'enfonce délicatement dans l’horreur viscérale, comme ces alcoolos qui attendent qu’il ne reste qu’un fond de liquide pour fourrer leurs doigts dans la bouteille à la recherche du Secret. Stylistiquement parlant, cela fait un peu le même effet coup de sang que lorsque vous avez entendu Birthday Party pour la première fois (il n’est d'ailleurs pas impossible que Mitch Cullin soit l’écrivain que Nick Cave envisageait d’être). Quelque chose comme du Jim Thompson en vers libre. Les fans de Lee Marvin et de Donald Ray Pollock viennent de se trouver un nouvel ami.
«Bootlegger,
distille ton breuvage
dans le garage
et ingurgite-le
dans ton salon
pendant que tu berces l’enfant
dans tes bras sales;
Mais d’abord,
fais-moi une orgie de gnôle
qu’est juste un peu plus forte
que du pétrole.
Demain
t’en sortiras aveugle.
Mais d’abord,
torche-toi à l’alcool
pour t’assurer de son effet.
Puis sois bien comateux
et mauvais (…) »
Mitch Cullin, King County Sheriff (Branches), Permanent press, NY, 2000, et Inculte, Paris, 2011, traduit de l’anglais (USA) par Yoko Lacour, 137 pages.
Monday 7 February 2011
William T. Vollmann, Le Roi de l'opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est, 1991-2001
Nous sommes quelques-uns ici à partager l’idée que le monde serait insupportable sans héros : Jeffrey Lee Pierce, Humphrey Bogart, Eustache, Deleuze, le photographe japonais Takuma Nakahira, ce sont les miens. Plus deux ou trois autres que je me retiens de citer – il m’arrive de les croiser et c’est par-dessus ma timidité d’avoir à avouer quelque chose comme ça. En littérature, un nom toujours avant les autres : William T. Vollmann. (hmm, je regarde cette liste, et je n’y vois que des infréquentables).
Depuis deux ans, la naissance de ce blog, pas une semaine sans songer à faire enfin un post sur les Fusils, ou sur les Nuits du papillon – deux de ses livres que je préfère - pas forcément ceux que vous conseillent les libraires ou les critiques. L’un (le Papillon) parce qu’il est devenu difficile à trouver, l’autre (The Rifles) parce qu’il demande qu’on le lise – c’est souvent aussi simple et bête que cela… Mais ces post tardent à venir... Pourquoi les livres que l’on préfère sont aussi les plus difficiles à présenter – on voudrait être à leur hauteur ? Ou est-ce que cela aussi fait partie de la timidité maladive du truc ?
Je ne sais pas si ce que vous lisez en ce moment est un vrai post sur Vollmann, un vrai post viendra bientôt je crois, mais plutôt un conseil en toute amitié… Tristram sort cette semaine un livre que l'on ne pensait jamais être en mesure de lire ici : En 2003, Vollmann a sorti (en souscription) chez McSweeney’s à San Francisco Rising up & Rising down une étude en sept volumes sur la violence. Ce qui doit faire un annuaire de près de quatre mille pages. Seules les mille premières ont fait l’objet d’une édition commerciale "abrégée". Que Tristram a fait paraitre en français en 2009 sous le titre du Livre des violences. Ce qu’on ne savait pas c’est que les 3000 pages restantes (et inacessibles, même en anglais) étaient déjà en cours de traduction. Le roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est (qui constituait une partie du volume V initial) ouvre la voie à d’autres textes à paraitre dans les mois à venir sur l’Afrique, l’Amérique du sud, le monde musulman… tous en provenance de version non éditées des reportages que Vollmann a fait en plongeant la tête la première au coeur des ténèbres(mais comme il refuse de tirer des conclusions hâtives, bon nombre de ces articles sont restés en carafe, refusés par leur commanditaires : New Yorker, Spin, Esquire, Vice…).
Tout fait peur chez Vollmann, son regard, son style, l’obésité de son corps assimilable à celle de ses livres, les lieux qu’il explore (dévastés), les gens qu’il dévisage (maudits). Les 400 pages du Roi de l’opium, je les ai dévorées en deux ou trois nuits. Blanches, et dures (les pages, comme les nuits). Les chapitres sur le Cambodge sont les plus effrayants (ils sont à la mesure du Cambodge lui-même après le passage des Khmers rouges de Pol Pot). Ceux sur le Japon les plus concis. Ceux sur la Thaïlande les plus immoraux, et celui sur la Birmanie le moins inspiré. Et les deux chapitres sur les gangs cambodgiens de Long Island ? ils sont les plus… oh et puis lisez plutôt ça par vous-même (ci-dessous)... :
«Aurais-je du observer le membre d’un gang tuant la famille de quelqu’un et la dévorant ? Je n’en avais pas envie. Peut-être voudriez-vous tirer davantage de ce récit ; parfois les chefs de rubrique qui me rétribuent en me disant que je devrais « aller plus loin », clarifier en rendant les choses plus extrêmes ; si j’avais traîné avec les gens qu’il faut, j’aurais sans doute pu voir le cadavre d’un gamin. Mais la plupart de ces gens ne menaient pas une existence de guerre concentrée. La vie se traînait, en grande partie, avec une mesquinerie qui n’avait rien de remarquable. Pour la même raison, je ne veux pas dire que Little Phnom Penh était pire qu’elle ne l’est. Phnom Penh elle-même avait été pire, jusqu’à une date toute récente ; deux mois à peine auparavant, lors de mon dernier voyage au Cambodge, j’avais vu des choses bien plus sordides. La réplique de Phnom Penh à Long Island avait ses maisons classe ouvrière avec des cours clôturées mais fertiles, et parfois de beaux arbres et des buissons de fleurs. Le mur d’un garage s’ornait d’une fresque de danseuses cambodgiennes. Le restaurant New Paradise avait été incendié par un gang cambodgien, avais-je lu et entendu, mais il était désormais reconstruit, et Soeun et moi y mangions tous les jours ; elle disait que la nourriture était meilleure que jamais. Je ne nierai pas qu’Anaheim Street est la rue des enseignes à demi mortes.»
(p.175)
William T. Vollmann, Le Roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est (Rising up & rising down – Studies and consequences, 2003), traduit de l’anglais par Jean-Paul Mourlon, Tristram, 2011
Depuis deux ans, la naissance de ce blog, pas une semaine sans songer à faire enfin un post sur les Fusils, ou sur les Nuits du papillon – deux de ses livres que je préfère - pas forcément ceux que vous conseillent les libraires ou les critiques. L’un (le Papillon) parce qu’il est devenu difficile à trouver, l’autre (The Rifles) parce qu’il demande qu’on le lise – c’est souvent aussi simple et bête que cela… Mais ces post tardent à venir... Pourquoi les livres que l’on préfère sont aussi les plus difficiles à présenter – on voudrait être à leur hauteur ? Ou est-ce que cela aussi fait partie de la timidité maladive du truc ?
Je ne sais pas si ce que vous lisez en ce moment est un vrai post sur Vollmann, un vrai post viendra bientôt je crois, mais plutôt un conseil en toute amitié… Tristram sort cette semaine un livre que l'on ne pensait jamais être en mesure de lire ici : En 2003, Vollmann a sorti (en souscription) chez McSweeney’s à San Francisco Rising up & Rising down une étude en sept volumes sur la violence. Ce qui doit faire un annuaire de près de quatre mille pages. Seules les mille premières ont fait l’objet d’une édition commerciale "abrégée". Que Tristram a fait paraitre en français en 2009 sous le titre du Livre des violences. Ce qu’on ne savait pas c’est que les 3000 pages restantes (et inacessibles, même en anglais) étaient déjà en cours de traduction. Le roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est (qui constituait une partie du volume V initial) ouvre la voie à d’autres textes à paraitre dans les mois à venir sur l’Afrique, l’Amérique du sud, le monde musulman… tous en provenance de version non éditées des reportages que Vollmann a fait en plongeant la tête la première au coeur des ténèbres(mais comme il refuse de tirer des conclusions hâtives, bon nombre de ces articles sont restés en carafe, refusés par leur commanditaires : New Yorker, Spin, Esquire, Vice…).
Tout fait peur chez Vollmann, son regard, son style, l’obésité de son corps assimilable à celle de ses livres, les lieux qu’il explore (dévastés), les gens qu’il dévisage (maudits). Les 400 pages du Roi de l’opium, je les ai dévorées en deux ou trois nuits. Blanches, et dures (les pages, comme les nuits). Les chapitres sur le Cambodge sont les plus effrayants (ils sont à la mesure du Cambodge lui-même après le passage des Khmers rouges de Pol Pot). Ceux sur le Japon les plus concis. Ceux sur la Thaïlande les plus immoraux, et celui sur la Birmanie le moins inspiré. Et les deux chapitres sur les gangs cambodgiens de Long Island ? ils sont les plus… oh et puis lisez plutôt ça par vous-même (ci-dessous)... :
«Aurais-je du observer le membre d’un gang tuant la famille de quelqu’un et la dévorant ? Je n’en avais pas envie. Peut-être voudriez-vous tirer davantage de ce récit ; parfois les chefs de rubrique qui me rétribuent en me disant que je devrais « aller plus loin », clarifier en rendant les choses plus extrêmes ; si j’avais traîné avec les gens qu’il faut, j’aurais sans doute pu voir le cadavre d’un gamin. Mais la plupart de ces gens ne menaient pas une existence de guerre concentrée. La vie se traînait, en grande partie, avec une mesquinerie qui n’avait rien de remarquable. Pour la même raison, je ne veux pas dire que Little Phnom Penh était pire qu’elle ne l’est. Phnom Penh elle-même avait été pire, jusqu’à une date toute récente ; deux mois à peine auparavant, lors de mon dernier voyage au Cambodge, j’avais vu des choses bien plus sordides. La réplique de Phnom Penh à Long Island avait ses maisons classe ouvrière avec des cours clôturées mais fertiles, et parfois de beaux arbres et des buissons de fleurs. Le mur d’un garage s’ornait d’une fresque de danseuses cambodgiennes. Le restaurant New Paradise avait été incendié par un gang cambodgien, avais-je lu et entendu, mais il était désormais reconstruit, et Soeun et moi y mangions tous les jours ; elle disait que la nourriture était meilleure que jamais. Je ne nierai pas qu’Anaheim Street est la rue des enseignes à demi mortes.»
(p.175)
William T. Vollmann, Le Roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est (Rising up & rising down – Studies and consequences, 2003), traduit de l’anglais par Jean-Paul Mourlon, Tristram, 2011
Saturday 5 February 2011
Message
Thursday 3 February 2011
Jaime Semprun, Andromaque, je pense à vous !, Encyclopédie des Nuisances 2011
C'est peut-être le dernier livre que l'on lira sous le nom de Jaime Semprun. C'est en tout cas le premier à être publié depuis le décès du fondateur de l'Encyclopédie des Nuisances. Une plaquette, plutôt, presque un faire-part, 27 pages réunissant quelques fragments épars d'une succession dont nous sommes les légataires inconsolables.
Le livre réunit trois textes de nature variée : une bouleversante élégie de Paris écrite en 2000 a l'occasion de l’anniversaire de la mort de la mère de l'auteur, la comédienne Loleh Bellon, un essai étrange sur la peinture, sans aucun nom de peintres, selon cette manière précieuse des stylistes post-debordiens, et un bouquet de thèses contre l'escroquerie de l'art contemporain.
Des trois, c'est le texte le plus faible. De par sa forme même, notes de travail en vue d’un essai à peine ébauché, dont il ne restera à jamais que cette succession d'affirmations sans surprise contre les petits et grands marchands de la Duchamp, Inc. Il manque à ces esquisses le style de Semprun, qui aurait transformé ces plates condamnations en aphorismes crépusculaires, et peut-être aussi un peu de fantaisie, de cette jubilation qu'avait par exemple Baudrillard lorsqu'il se moquait de la réalité nulle de l'art dit contemporain.
On dira que c'est parce que Semprun était un pro-situ de la deuxième époque, un "politique", quoi, stratège en chambre d’une insurrection qui ne vint pas, plutôt qu’un "artiste" un peu raté à la Pinot-Gallizio.
"Notes sur des tableaux", le deuxième texte du recueil, vient pourtant démentir partiellement cette image. Sans un exemple, sans une reproduction (trop d'images distrait le spectateur ?), il se remémore les paysages anciens de "ce monde encore construit "a la main"", de ce "monde englouti" dont le souvenir persiste par la magie de cet art tranquille et simple, la peinture. Et le texte se termine ainsi sur une stupéfiante célébration - pour qui se souvient des textes de l'IS du début des années 1960 - de la peinture comme représentation de l'Atlantide des paysages et des gestes perdus : "Cette Atlantide, il nous en reste un goût, irremplaçable, mais qui peut encore être dit – quoique la représentation soit là plus efficace que les mots".
Mais le véritable joyau, le trésor qui fait pleurer de rage la perte de Semprun, ce sont ces pages magnifiques qui ouvrent le livre, toutes en longues phrases mélancoliques sur un Paris qui s'échappe comme la vie. Tout à coup, c'est un Semprun lyrique et débordant d'émotion que l'on découvre, loin du prosateur glacial de l’Encyclopédie des Nuisances. Et l'on pense aux travellings vénitiens de Debord dans In Girum Imus Nocte…, dont ce texte extraordinaire partage la nostalgie à la fois douce et tranchante. L’Eneide renaît sur les rives de la Seine et à la plaine Monceau, on passe le square du Vert Galant, perdu dans des rêveries psycho-géographiques où passent les fantômes de Breton et de Baudelaire à qui il emprunte son titre, qui est aussi celui de ce volume en forme d’épitaphe.
"Là-haut, à Montmartre, la foule devant la baraque foraine se mettrait à vivre peu à peu, comme de l’eau chante dans la casserole et s’évapore. Il y aurait toujours, non loin des boues diamantifères de la place Clichy, l’atelier de la rue Fontaine : "avec vue sur le Néant", avait dit André Breton en montrant par la fenêtre le cabaret qui portait ce nom ; et entre Montmartre et les quais, tout un monde : le chaos des vivantes cités."
Jaime Semprun
Andromaque, je pense à vous !
Wednesday 2 February 2011
Gregor von Rezzori, Une hermine à Tchernopol, 1958
On se damnerait pour avoir écrit une fois dans sa vie une page semblable à celle ci-dessous – peut-être l’une des intro les plus parfaites de la littérature du XXème siècle. Et pourtant, Gregor von Rezzori reste le dernier méconnu de la littérature d'Europe de l’est. Il avait pris le parti d’en rire : pensez-vous qu’il soit facile d’être le plus grand écrivain d’un pays dont personne n’a jamais entendu parler - la Bucovine (aux confins de la Transylvanie) ? Il oubliait ça en faisant l’acteur dans des merdes franco-italiennes (il avait une gueule) et en signant des scénarios pour Louis Malle (Viva Maria).
C’est dans les colonnes du New Yorker qu’il se fit enfin connaître à la fin des années soixante en publiant en feuilleton Les Mémoires d’un antisémite. Une hermine à Tchernopol, écrit en 1958, fait partie du cycle de ses propres mémoires (celles d'un non antisémite). Mais cela reste malgré tout un texte complètement truqué. Pure littérature - pur miroitement.
«Titubant, un homme s’extrait de la débauche d’un caboulot où les braillements se sont tus pour se glisser dans l’aube incertaine.
A l’assurance dangereusement compromise de ses mouvements, imitations clownesques d’une mortelle gravité, on reconnaît qu’il s’agit d’un buveur invétéré.
Son visage est le cratère qu’aurait laissé un satellite égaré.
Ses sens exacerbés sont pris d’un bouillonnement où se mêlent beuglements de taverne, querelle philologiques, orgueil, humiliation, amour, citations, grivoiseries, haine, solitude, crédulité, pureté, désespoir…
Il ne retrouve pas le chemin pour rentrer chez lui.
Aussi s’avance-t-il d’un pas de somnambule jusqu’au carrefour le plus proche que viennent croiser deux serpents aux reflets mats, les rails du tramway.
Une fois arrivée, la tête levée comme un aveugle, il tâtonne avec sa canne qu’il enfonce dans l’une des rainures du rail pour se laisser guider comme au bout d’une perche.
Pareille à des vagues d’étrave, la pointe de sa canne soulève des feuilles moisies et des détritus, des gravillons, de la boue et du purin ; ses souliers pataugent dans des flaques, ses chevilles se tordent sur des pavés bossus, trébuchent sur des traverses, s’enfoncent dans la caillasse, traînent dans la poussière. Le brouillard humecte son visage comme un tampon de ouate humide, le vent tire sur les mèches qui dépassent de son chapeau et lui tombent sur le front, la rosée se dépose sur ses lèvres auxquelles elle donne un goût de sel, se concentre en fines gouttelettes qui le chatouillent au creux des deux rides ourlant sa bouche : l’éponge de ses joues, trop grasse, ne parvient plus à les absorber. Il marmonne, parle parfois tout seul, à voix haute, entonne une chanson, s’interrompt, rit, se tait, se remet à marmonner. Ses yeux grands ouverts fixent droit devant comme ceux des aveugles, sans un battement de cils, comme ceux des dieux.
C’est ainsi qu’il traverse la ville d’un bout à l’autre.
La ville, située quelque part dans un recoin perdu du sud est de l’Europe, s’appelle Tchernopol.
Il ignore tout de sa réalité.
Il ne remarque pas qu’elle est en tain de s’éveiller, ne perçoit pas que la lumière crue, qui tombe des lampes à arc suspendues dans le ciel blafard en une pluie de perles, s’éteint au-dessus de lui, et qu’autour des maisons bordant les rues à droite et à gauche s’ouvre l’espace qui les soustraira à l’obscurité pour les hisser jusqu’au petit matin. (…)
Nul ne fait jamais rien d’autre qu’aller au-devant de sa mort.
Aussi n’entend-il pas non plus, au loin, lançant leur languissante plainte, l’appel des trains quittant la ville de Tchernopol pour se hâter, solitaires, vers la campagne désolée et se diriger vers une autre réalité solitaire et opiniâtre, nostalgiquement perdue.
Car chacun est livré à sa solitude, les êtres comme les villes."
Gregor von Rezzori, Une hermine à Tchernopol (Ein Hermelin in Tschernopol), traduit de l'allemand par Catherine Mazellier-Lajarrige et Jacques Lajarrige, Editions de l'Olivier, 2011
C’est dans les colonnes du New Yorker qu’il se fit enfin connaître à la fin des années soixante en publiant en feuilleton Les Mémoires d’un antisémite. Une hermine à Tchernopol, écrit en 1958, fait partie du cycle de ses propres mémoires (celles d'un non antisémite). Mais cela reste malgré tout un texte complètement truqué. Pure littérature - pur miroitement.
«Titubant, un homme s’extrait de la débauche d’un caboulot où les braillements se sont tus pour se glisser dans l’aube incertaine.
A l’assurance dangereusement compromise de ses mouvements, imitations clownesques d’une mortelle gravité, on reconnaît qu’il s’agit d’un buveur invétéré.
Son visage est le cratère qu’aurait laissé un satellite égaré.
Ses sens exacerbés sont pris d’un bouillonnement où se mêlent beuglements de taverne, querelle philologiques, orgueil, humiliation, amour, citations, grivoiseries, haine, solitude, crédulité, pureté, désespoir…
Il ne retrouve pas le chemin pour rentrer chez lui.
Aussi s’avance-t-il d’un pas de somnambule jusqu’au carrefour le plus proche que viennent croiser deux serpents aux reflets mats, les rails du tramway.
Une fois arrivée, la tête levée comme un aveugle, il tâtonne avec sa canne qu’il enfonce dans l’une des rainures du rail pour se laisser guider comme au bout d’une perche.
Pareille à des vagues d’étrave, la pointe de sa canne soulève des feuilles moisies et des détritus, des gravillons, de la boue et du purin ; ses souliers pataugent dans des flaques, ses chevilles se tordent sur des pavés bossus, trébuchent sur des traverses, s’enfoncent dans la caillasse, traînent dans la poussière. Le brouillard humecte son visage comme un tampon de ouate humide, le vent tire sur les mèches qui dépassent de son chapeau et lui tombent sur le front, la rosée se dépose sur ses lèvres auxquelles elle donne un goût de sel, se concentre en fines gouttelettes qui le chatouillent au creux des deux rides ourlant sa bouche : l’éponge de ses joues, trop grasse, ne parvient plus à les absorber. Il marmonne, parle parfois tout seul, à voix haute, entonne une chanson, s’interrompt, rit, se tait, se remet à marmonner. Ses yeux grands ouverts fixent droit devant comme ceux des aveugles, sans un battement de cils, comme ceux des dieux.
C’est ainsi qu’il traverse la ville d’un bout à l’autre.
La ville, située quelque part dans un recoin perdu du sud est de l’Europe, s’appelle Tchernopol.
Il ignore tout de sa réalité.
Il ne remarque pas qu’elle est en tain de s’éveiller, ne perçoit pas que la lumière crue, qui tombe des lampes à arc suspendues dans le ciel blafard en une pluie de perles, s’éteint au-dessus de lui, et qu’autour des maisons bordant les rues à droite et à gauche s’ouvre l’espace qui les soustraira à l’obscurité pour les hisser jusqu’au petit matin. (…)
Nul ne fait jamais rien d’autre qu’aller au-devant de sa mort.
Aussi n’entend-il pas non plus, au loin, lançant leur languissante plainte, l’appel des trains quittant la ville de Tchernopol pour se hâter, solitaires, vers la campagne désolée et se diriger vers une autre réalité solitaire et opiniâtre, nostalgiquement perdue.
Car chacun est livré à sa solitude, les êtres comme les villes."
Gregor von Rezzori, Une hermine à Tchernopol (Ein Hermelin in Tschernopol), traduit de l'allemand par Catherine Mazellier-Lajarrige et Jacques Lajarrige, Editions de l'Olivier, 2011
Tuesday 1 February 2011
Jon Savage, Machine Soul, 1993
1993... Pour le numéro d’été du Village Voice, le grand Jon Savage regarde dix minutes dans le rétroviseur et retrace dix ans de musique électronique. En vingt-cinq feuillets serrés, il recommence tout, n’oublie personne (sauf Madchester, ironiquement -volontairement?), raconte, décrit, laisse parler. C’est clair comme de l’eau de roche, donc parfait pour ceux qui, dix huit ans plus tard, continuent de ne pas voir de quelle « âme » cette musique est le coeur. Mais pour vous, qui passez par ici comme par là, et dont on présume que vous savez déjà tout ça sur le bout du filtre, qu’il y a-t-il de neuf sous le soleil levant de la rave ? Rien, sinon le plaisir vif de lire quelqu’un d’intelligent écrire sur la techno un article fleuve aussi sociologique et historien sans être cuistre, et traversé de questions qui restent brûlantes : Que peut faire l’industrie du disque quand la technologie emporte le partage de la musique vers sa gratuité ? De l’Angleterre au Japon, est-ce donc là le son d'un village global ? Quelle musique produire pour un parterre de défoncés ?
«A cette époque, Derrick enregistrait sur un équipement analogique très rudimentaire : « Nude Photo », par exemple, a été enregistré directement sur une cassette, qui tenait lieu de bande master. Quand vous recourrez à ce type de matériel, le mixage doit rester très simple. Vous ne pouvez pas faire d’overdub, ni ajouter trop d’éléments en même temps, et c’est pour ça que le morceau est si dépouillé. Derrick est venu me voir, un sac de cassettes à la main, dont certaines n’avaient même pas de nom, avec des titres devenus des classiques comme « Sinister » et «Strings of life ».»
Jon Savage, Machine Soul, Traduit de l’anglais par Etienne Menu, Paris, Allia, 201I, 58 pages, 3 euros.
PS: Etienne, big up - & hope reading you here sooner or later
«A cette époque, Derrick enregistrait sur un équipement analogique très rudimentaire : « Nude Photo », par exemple, a été enregistré directement sur une cassette, qui tenait lieu de bande master. Quand vous recourrez à ce type de matériel, le mixage doit rester très simple. Vous ne pouvez pas faire d’overdub, ni ajouter trop d’éléments en même temps, et c’est pour ça que le morceau est si dépouillé. Derrick est venu me voir, un sac de cassettes à la main, dont certaines n’avaient même pas de nom, avec des titres devenus des classiques comme « Sinister » et «Strings of life ».»
Jon Savage, Machine Soul, Traduit de l’anglais par Etienne Menu, Paris, Allia, 201I, 58 pages, 3 euros.
PS: Etienne, big up - & hope reading you here sooner or later
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