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Monday 25 October 2010

Takuma Nakahira, For a Language to Come, 1970

Je regarde ces photos depuis deux jours déjà (j’en suis tombé amoureux au premier coup d’œil), et plus le temps passe et moins je me sens capable de désigner ce monde sur lequel elles sont censées nous renseigner. Je reconnais des éléments parmi le trouble, mais je reconnais avant toute chose le trouble. Je peux dire là la fièvre, là le sentiment de panique, là le tremblé, là la colère mais pas le reste. Devant elles, j’ai perdu le nom des choses.












Takuma Nakahira commence à appeler une photographie une photographie quand une voiture n’est plus tout à fait une voiture. Ni un corps un corps. J’ai lu quelque part que Takuma Nakahira a été entre 1977-79 alcoolique au point de ne plus voir grand chose et de ne se souvenir de rien. Avant cela, il avait été hospitalisé en 1973 pour avoir abusé de narcoleptiques qui lui procurait le sommeil. Je ne sais pas s’il s’en servait pour travailler – j’ai envie de le croire. Il semblerait bien, à voir ces photos qui précèdent de cinq ou huit ans ce double ravage éthylique et chimique : le principe d’ensevelissement de sa vision et de sa reconnaissance y est déjà à l'oeuvre. Et si jamais avec lui la photographie se risquait à être « un langage à venir », parions que ce langage aurait la phonétique absurde d’un bégaiement, du mot qui trébuche contre sa propre consonance au point de n’être plus qu’un phonème se cognant dans la bouche. Ici, et pour la première fois, la photographie est coupée de ce langage qui lui servait jusqu’alors à désigner le monde. Voici le commencement d'autre chose : Grainy, Blurry, and Unfocused.

Ce livre est la toute première réédition à l’identique (limitée à 1000 exemplaires, somptueuse, avec des tirages d'une densité hallucinante) d’un livre paru à Tokyo en novembre 1970. A cette époque, Takuma Nakahira avait trente deux ans, il était diplômé du département d’espagnol de l’université de Tokyo, s’était passionné pour la révolution cubaine, écrivait des essais sur le cinéma et la photographie (sous influence Barthes/Godard) tout en se lançant à corps perdu dans la pratique de la photographie avec une rage politique qui lui fit tenir les reines théoriques et esthétiques du plus sauvage des mouvements que la photo nippone ait connu : Provoke - à la fois nom de guerre, nom de bande et non d’une revue.
L’idée derrière Provoke étant d’abattre la barrière entre le photographe et le monde, déposséder le photographe de sa propre maîtrise, l’abandonner à l’inconscience jusqu’à lui faire atteindre un point (désespéré ?) de résistance contre le paysage et l'architecture. Provoke menait une guerre civile du sensible contre le visible. For a Language to Come marquait à la fois l’apogée du style Provoke en même temps qu’il signait la dissolution du mouvement en tant que tel.
Quarante ans après, sa force semble en être décuplée. Même si Daido Moriyama, son frère d’arme au sein de Provoke (un génie total, mais ça vous le savez) nous a depuis beaucoup habitué à cette saturation des signes, à ce brouillard. Mais une telle force d'injonction ne s'évapore pas, on est toujours vierge devant cette qualité de noir qui s'empare de l'image, la domine jusqu'à en faire autre chose qu’une simple empreinte du réel: la rendre (au sens vomitif du terme) méconnaissable, plus nue que nue : scalpée.
Regardez ces deux filles, leur peau à vif.
En 1974 Gilles Deleuze, que Michel Cressole accusait de garder longs ses ongles de la même façon que Garbo portait des lunettes noires et Marilyn une robe rose au corsage plissé, lui répondit que si on observait l’extrémité de ses doigts, on verrait qu’il lui manque les empreintes digitales ordinairement protectrices; si bien que toucher du doigt un objet et surtout un tissus lui était une douleur nerveuse qui exigeait la protection d’ongles longs. Les photos de Takuma Nakahira sont comme un doigt (majeur brandi ?) de Deleuze à qui l’on aurait arraché un ongle avant de l’obliger à appuyer de toute sa douleur sur le déclencheur de la caméra.
Chef d'oeuvre, pas moins.


Takuma Nakahira, For a Language to Come, Osiris, Japon, 2010

3 comments:

  1. Il y a deux adresses à Paris où trouver cette rareté: à l'excellente librairie du BAL (impasse de la Défense, près de la place de Cichy) et dans cette boutique merveilleuse abritée sous un porche métro Odéon, en direction des beaux arts...

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  2. Wow ! superbe post !

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  3. on y va quand du reste?
    avant la st glin glin j'espere

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