Shinji Aoyama était à Paris début juillet pour quelques jours. Il venait présenter Sad Vacation, la suite d’Eureka, qui est avec son magnifique Eli Eli (deux types font du noise sauvage pour que le bruit blanc empêche une épidémie de suicide !), ce que le cinéma japonais contemporain nous a offert de plus beau et de moins rassurant (à tous points de vue) ces dix dernières années. Il serait tant que ça se sache un peu plus par ici.
Shinji est aussi venu présenter un cinéaste inconnu en France, Sadao Yamanaka, surnommé à Tokyo « le Jean Vigo Japonais », un homme qui ne fit que trois films dans les années 30 et mourut, comme Vigo, trop vite. La soirée est presque fraîche, Jun nous a rejoint, on mange en fausse terrasse d’un restaurant chinois de Belleville, le vin est rouge, et de plus en plus rouge, et vient enfin après deux heures à se donner des nouvelles d’amis dans un anglais malhabile le moment où, comme toujours avec Shinji, ça décolle. Ça se remarque à de petites choses, il parle en fermant complètement les yeux et en renversant la tête, il s’exprime soudain en japonais, Jun fait la passerelle en rajoutant une ou deux idées théoriques au passage.
On parle, comme souvent, d’un livre qui nous est cher à nous trois : les carnets intimes que Yasujiro Ozu aura tenu durant trois décennies, des années 3O à sa mort en 1963. Ozu : l’un des dix plus grands cinéastes classiques, mais encore le premier moderne. Ozu, maître total (le seul?) est une obsession pour nous tous, qui plusieurs fois firent ensemble (guidés par Abi-san) le pèlerinage jusqu’à sa tombe, au cimetière de Kita-Kamakura, à 30 bornes de Tokyo, y déposer comme le veut la tradition des bouteilles de saké et de bière japonaise: Ozu, St Buveur. Ce cimetière et la petite gare qui le borde, il est possible de les apercevoir dans deux films d'Ozu (Printemps tardif et Eté précoce). Il avait donc filmé de son vivant le siège de son éternité. Il vivait là, dans cette banlieue minuscule, jolie mais morne, entouré de cerisiers majestueux à en crever. Tout comme vivait là Setsuko Hara, son actrice (et sans doute le grand amour -secret- de sa vie), et le fidèle Chishu Ryu, acteur et alter-égo de toujours. Sur la tombe du maître, un signe – Mu. Qui, une fois traduit, veut dire RIEN. Rien de Rien. Tchi. Néant total. Vide. Toute la filmographie d’Ozu dévisagée en un idéogramme.
A propos de rien, ou de coquille vide, Shinji me dit qu’il commence à en avoir assez d’être invité dans les festivals occidentaux en tant que « cinéaste japonais ». Qu’il en a marre aussi d’entendre parler de « cinéastes iraniens », « thaïlandais"... qu’il s’agit peut-être d’une défaite collective des cinéastes et des critiques – viendra-t-il celui qui, après Godard, après Oliveira (Shinji m’avouant qu'à chaque fois qu’il se pose une question de mise en scène, il s’aperçoit que le vieux Manoel se l'est déjà posée) symbolisera tout le cinéma et non pas seulement une production nationale ?
On cherche du coté des exilés volontaires, en commençant par l’Allemagne (Herzog, Schroeter, Wenders) en faisant un zigzag par l’Italie (Pasolini, Antonioni) à la poursuite des motivations intimes de ceux qui sont allés filmer d’autres pays. Pour quelles raisons d'ailleurs?: Pour découvrir le monde? pour aller vérifier les autres images? pour se coltiner à ses mythes? ou par haine féroce de sa propre terre? Dans ce magma des chemins, le nom d’Ozu revient vite - Lui qui pourtant n'a jamais filmé que quelques quartiers de Tokyo et de ses environs... Mais voilà, Ozu a été à la fois le Japon et le Cinéma - leur signe pur à chacun. Et comme il a voulu enregistrer la permanence des choses, il n'a jamais fini que par en capturer son contraire : la moindre variation du monde, son oscillation.
Et Yamanaka, le Vigo japonais fauché trop tôt ? "Lui, il a été plus international encore, glisse Shinji, paupières closes. Il a été le premier à filmer des gens de dos au Japon. Le premier, avant Naruse, à filmer la marche et pas la course. Et le premier à choisir la brise contre la tempête. Il a surtout été le premier à vouloir dialoguer avec les cinéastes américains des années 30, avec Walsh, avec Ford. » Ce qui nous ramène aux Carnets d’Ozu. Jun, Shinji comme moi sommes d’accord : les plus beaux passages, plus fascinants encore que le nombre astronomique de bouteilles de saké que Ozu engloutissait tout en en reportant scrupuleusement le nombre sur ses carnets (ce qui en fait un livre de vie et d’alcool à la fois), ce sont tous ces passages du début des années 30 où Ozu, encore jeune homme, s’épanouissait dans le Tokyo moderne, rejoignait deux ou trois autres cinéastes ou critiques de cinéma dans le quartier rénové de Ginza pour aller voir en salle des films américains, Scarface par exemple, et apprendre auprès d’eux. «Moi, je ne serais calmé que le jour où je réaliserai un film aussi rugueux et sensuel que le Toni de Jean Renoir. Mais pas avant. Je crois maintenant que cette internationale des cinéastes me manque », regrette Shinji, définitivement saoul comme un polonais. Il est le dernier grand punk cinéaste, un chef sioux sans réserve. Le cinéma indépendant à peut-être inventé les cinéastes solitaires, les festivals et la critique ont peut-être inventé les cinéastes nationalisés (de grès de force), je viens surement de passer une des plus belles nuits cinéphiles d'un été plus étrange que les autres (moi qui parle si peu souvent de cinéma), et le vin était rouge.
« Lundi 4 avril 1955.
Vapeurs tenaces de l’alcool que j’ai bu hier.
Appel de Shigéko, tôt ce matin, pour me dire qu’elle venait cet après-midi. Elle est venue seule à 16h. On a bu du saké, et on a préféré dîner à la maison, plutôt que de sortir. Elle est repartie vers 22h, et je l’ai accompagnée à la gare. De retour à la maison, je me suis remis à boire, et j’ai immédiatement sombré dans l’ivresse. »
Yasujiro Ozu, Carnets 1933-1963, Traduction de Josiane Pinon-Kawataké, Editions Alive, 1996
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Merci pour votre retranscription de cette soirée alcoolisée, vous m'avez fait découvrir deux cinéastes dont il me faut incessamment voir les oeuvres !
ReplyDeletePlease see on Sadao Yamanaka: http://vermillionandonenights.blogspot.com/2010/10/kochiyama-soshun.html
ReplyDeleteJ'étais amoureux de setsuko et je l'ai oubliée.
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