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Disorder in Discipline-



Friday 31 December 2010

William S. Burroughs, Blade Runner (a movie), 1979

La meilleure façon d’achever rapidement le cadavre de l’année 2010, ce sera encore de vous parler, avec une percée d’avance, du premier bon livre de 2011. Un livre dans lequel revient de façon obsédante le mot… "Alligator". Un livre rare, écrit en 1979. Un roman bref que William Burroughs envisageait comme un scénario. Sa vision de ce que sera New York en 2014: Une ville inondée, livrées aux alligators et aux dealos, aux épidémies de variole, de lèpre et de cancer. La paranoïa des uns venant frapper à la porte de la panique des autres. Prolifération, partout. Son titre seul fait rêver : Blade Runner (a movie). Ridley Scott le lui piquera pour son film de 1983, adapté d’un autre gros parano: Philip K. Dick. Cette expression de Blade Runner, Burroughs l’avait lui-même empruntée, et avec ça quelques situations, à un auteur de science fiction besogneux mais honnête, Alan E Nourse. Ce roman de SF de gare de 1974 signé Nourse, The Bladerunner, Burroughs l’a samplé, repris, exagéré, réécrit (le cut-up, on s’en aperçoit mieux à la lecture de ce livre, n’a jamais été qu’une technique de contamination de l’écriture par l’écriture). Il lui a injecté quelques systèmes viraux de son choix, ces bacilles pourris qui font le jus de sa langue, la plus tranchante et jaunâtre qui soit. Dîtes 33.
Il a apposé sur ces images de catastrophe, de pédés portes lame et de médecins clandestins, tout le sens du désordre d’une civilisation photographiée en plein collapse. Il y a surtout injecté partout son sens de l’humour impitoyable. Il n’y a rien qui fasse plus peur que le rire de Burroughs. Il frappe partout, en permanence. Il entraîne toute sorte d’exagération. Il a quelque chose de contaminé. Je ne sais toujours pas quel sourire ont les alligators.

C’est Tristram qui publiera ce texte le 6 janvier… eux qui avaient baptisés en 1992 leur seul cd de voix d’écrivains les Alligators souriants. Tout se tient. Ne croyez pas toutefois la publicité qui voudrait que le Porte Lame soit inédit en français... il avait déjà été publié une fois, dans une traduction de la grande Sylvie Durastanti, c’était à l’intérieur d’un livre collectif, beau, essentiel (mais hélas épuisé de chez épuisé), l’Anthologie du cinéma invisible, aux éditions Jean-Michel Place, en 1995 – on vous en parlera vite de celui-là, c’est promis.
En attendant, un peu de lèpre et de violence, pour finir l’année en beauté – ou la démarrer dans le fracas.

« Billy dans le métro. Inondés, les tunnels des niveaux inférieurs sont devenus des canaux. L’essentiel du ravitaillement de New York transite ici par bateau, et par des motrices à vapeur et des draisines au niveau supérieur. Les stations sont désormais des marchés éclairés par des lucarnes en verre armé. Leur chiche lumière grise se fond dans la noirceur d’encre des tunnels et canaux obscurs. Ici, la lumière est une ressource précieuse, qu’il faut conserver et protéger. Un homme allume un instant sa torche et des ombres se rapprochent de tous cotés. Il dégaine son pistolet : « Touchez pas à ma lumière, crevures. »
Les gangs diesel vendent une électricité de contrebande produite par les groupes électrogènes du métro. La concurrence est serrée et la guerre des gangs est permanente. Lower Manhattan est souvent privée de courant. Les torches à dynamo sont très demandées et se vendent pour 200 dollars.
Billy traverse les étals de primeurs et les marchés aux fleurs. Une meute de chiens sauvages déboule d’un tunnel obscur. Le pistolet sonique de Billy les réduit à l’impuissance et ils se pissent dessus de frayeur. Les porte-lame les distancent au sprint puis arrêtent une gondole. Ils donnent une adresse.
« C’est mon vieux fourgueur d’héro. Il deale du pop, maintenant, à ce qu’on me dit. »
Lampe au carbure sur la proue de la gondole. Des alligators glissent hors des stations de métro et s’enfoncent dans l’eau ténébreuse que fendent des ailerons de requin… Droit devant, une lueur : une torche éclaire une jetée privée. Le dealer s’est creusé un bunker en abattant les cloisons d’un certain nombre de guichets et de toilettes.
Il hoche la tête tristement avec un affreux sourire italien… "Si c’était de l’héro, du Blues ou même du pop… mais le B-23… je marche pas ! Barrez-vous, ça vaudra mieux. »


William S. Burroughs, Le Porte-lame (Blade Runner, a movie, Blue Wind Press 1979) traduit par Bernard Sigaud, Tristram, 2011

Thursday 30 December 2010

Quote

"Chacun de ceux qu'il prenait pour cible le méritait largement.
D'un autre coté, il pouvait être drôle, tendre et doux, le plus souvent quand on s'y attendait le moins. C'était un homme aux aspects très divers, souvent contradictoires, et le souvenir qu'en ont gardé les gens qui l'ont approché est naturellement fonction de celui de ces aspects qu'ils ont pu connaître. Comme quelqu'un l'exprima: comment un homme qui inspira autant d'amour et de loyauté, a-t-il pu être un tel salopard?
Voilà une question intéressante."

Nathaniel Benchley, Vie et mort de Humphrey Bogart, Lherminier, 1979

William Eggleston, Horses and Dogs, 1994

William Eggleston est un chien. Quand on lui pose des questions sur son art, en bon southerner il répond qu’il prend moins de photographies que la moyenne des humains sur cette terre. Il rôde en ville, aperçoit un truc qui lui plait, le prend. Une photo seulement. Jamais deux. La capture unique. Pas de planche contact pour Eggleston - qui va jusqu'à prétendre que la majorité de ses photos ont été exposées (mais peu de gens savent que la première personne à l’avoir exposé, à Memphis,était la mère d’Alex Chilton. Ce qui explique en partie pourquoi Eggleston a fait certaines des pochettes de Big Star et se retrouve à jouer du piano sur la cover de Nature boy sur Third/Sister lovers). Il dit pouvoir laisser passer des mois sans ressentir le besoin de faire une photo. Son caractère réputé orageux aurait épuisé des hordes d’assistants (dont un, Tav Falco, préfèrera finir par faire du rock). Lui, voudrait nous faire croire qu’il s’en fout, de ça comme du reste. Fumier.
Horses & Dogs est un livre de 1994, devenu assez rare, publié dans cette incroyable collection qu’était A Smithonian series (des livres flexibles, vendus le prix d’une bouteille de vodka, mais à l’intérieur ce sont des tirages d’une qualité insolente). Eggleston a volontairement choisi pour eux le sujet d'étude le plus nul qui soit : des chiens et des chevaux. Qui voudrait acheter un livre avec des photos de chiens ? Toute l’arrogance d’Eggleston est résumée là, car vous ouvrez le livre et ce n’est que démonstration d’une supériorité totale sur tout : l’espace, le sujet, la composition, la lumière (visiblement, ce type a des yeux qui ne sont pas équalisés de la même manière que nous autres, il possède la balance chromatique la plus aigu qui soit).
Il n’a pas besoin de se cacher derrière un paravent de cynisme comme Martin Parr. L’humanisme lui semble assez étranger. Il est une sorte d’animal du détachement. L’espace s’offre à lui, et il n’a jamais douté une seconde qu’il n’avait qu’à se servir. Tout n’est qu’une histoire de concentration.

Quand on lui demande, comme chez Michel Drucker, pourquoi les chiens, il répond juste « They seem to be everywhere ». Gary Winnogrand lui a un jour confié qu’on pouvait faire une bonne photo sur n’importe quoi. En l’occurrence, lorsqu’il prend en photo des chiens, des chevaux, ce «n’importe quoi» fait tout de même ressortir ce qu’il reste de sauvage dans un monde qui voudrait tout domestiquer. Les chevaux d’Eggleston, dans leur enclos, ont l’air ailleurs. Ils rêvent d’Apalaches. Ses chiens se répartissent en deux races : ceux qui errent, prêts à mordre. Et ceux qui font semblant d’être chez eux en ce jardin. Qui sait à quoi ils songent vraiment, à quelle dernière vengeance ?
Physiquement, William Eggleston ressemble beaucoup à William Burroughs. Même élégance cassante. Même voix nasillarde. Le même orgueil de gentlemen farmers devenus, par la force des choses, des parasites sociaux, avec ce que cela suppose de dédain assumé - celui des derniers de la race profitant d’une époque sans héroïsme. L’interviewant une fois (et c’est une drôle de paire de manches que d’interviewer Eggleston : vous parlez, vous meublez, et lui daigne de temps à autre, décrocher une phrase. Si possible assassine), il en était venu à parler de Bob Dylan, avec qui il a un temps traîné. Enfin... parler... il a seulement balancé, comme si il s'agissait d’un simple pote de défonce, «Bob is ok. » Ah? c’est tout?… Bob is ok… William Eggleston est juste un putain d’enfoiré.

William Eggleston, Horses and Dogs, Smithsonian Institution Press, Washington, 1994.

Wednesday 29 December 2010

Une liste (de 2010)



(pix : Mike Brodie)
Ce fut tout sauf facile... DinD au maximum du doute : as-t-on raison ou pas de faire une telle liste ? Bazooka et Karine étaient assez pour, Pierre éloigné par l’écriture de son propre livre, Gatitox accaparé… moi, emmerdé. Une liste DiD 2010, mais une liste comment ? Le best of de l’année écoulée, n’est-ce pas le propre même de ce que l’on a toujours essayé d’éviter ici (par haine du temps inscrit et des hiérarchies) ? Mais si le jeu est nécessaire pour faire le point à un moment donné, qui mettre ? Les grands oubliés ? Ceux que vous connaissez déjà, parce qu’on les a défendus aussitôt durant l’année (Nakahira, Dodge, Lestrade, Ellis, Agee, Bolano, Davidson, Burns), voire avant, car si on voulait crâner un peu, on rappellerait qu’en 2009 on (Gatitox, surtout) vous parlait déjà de Knockemstiff, de London Orbital, de The Rest is noise, ou de Zebulon… ? Une liste 2010 pour dire que Don DeLillo est un génie (super... mais pour ça, lisez juste les Noms, avant toute chose) ? Ou une liste piégée truffée de rééditions, juste pour s’apercevoir que, par pur anticorps, nous nous sommes tenus à (bonne) distance de la rentrée littéraire. Et donc, obligatoirement, de certains titres qui, à les voir, là cette après-midi chez Gibert ou chez Compagnie, avaient quand même, pour deux ou trois d’entre eux, un petit intérêt – à partir du moment où on laisse le soufflet médiatique retomber de lui même -, mais ceux-là on ne les mentionnera pas encore, nous qui ne les avons toujours pas achetés…
Au final - et sur le fil - une liste. Volontiers lacunaire. Une photo vide de sens.
Il n’y a pas eu vote. Pas eu de vrai classement avec décompte des points. Pas eu d’échanges d’enveloppes bourrées de narcodollars (hmm dommage). Pas eu de bourrage des urnes. Juste des noms de livres, comme sauvés de la pile. Ils vous donneront peut-être envie d’y aller à votre tour - puisque c'est ça, l'idée. La plupart méritent mieux que de finir dans ce classement : ils méritent un post entier, sinon rien. On peut toujours rêver que cette liste soit comme le trailer de textes à venir en 2011 (j’en entends rire au fond: des promesses, des promesses, toujours des promesses...). Mais en vrai, elle ne servira qu’à une chose : vous démontrer que même en lisant chaque jour, de tout, on n’a rien lu, ou si peu. Que nous ne sommes pas des surlecteurs, que nous ne valons pas mieux que vous, et qu’à ce titre, cette liste (aussi fière soit-elle) n’a aucune légitimité, si ce n'est, peut-être, d’appeler en comments vos propres listes.
En attendant, voilà la notre - dans le plus complet désordre.



Donald Ray Pollock – Knockemstiff (Buchet Chastel)
Doug Rickard – A New American Picture (Schaden White Press :le BAL) (une rupture épistémologique dans l'histoire de la photographie. peut-être le livre le plus important en ce domaine pour les dix ans à venir. 200 ex only!)
Hans Magnus Enzensberger – Hammerstein ou l’intransigeance (Gallimard)
Takuma Nakahira - For a language to come (photo) (Osiris)
Rodrigo Fresan – le Fond du ciel (Seuil) / Mantra (Passage du Nord Ouest)
Iain Sinclair – London Orbital (Inculte)
Alejandra Pizarnik - Journal (José Corti)
Hilda Doolittle – Pour l’amour de Freud (Des femmes)
Alan Pauls – Histoire des cheveux (Bourgois)
Don DeLillo – Omega Point (Acte Sud)
Ralf Marsault - Résistance à l’effacement (Presse du réel)
Laëtitia Donval – Nerves (photo) (autoédité à 170 exemplaires)
Pauline kael – Chroniques américaines/ Chroniques Européennes (Sonatine)
Jim Dodge – L’oiseau Canadèche (Cambourakis)
Roberto Bolano - Le 3ème Reich (Bourgois)
Antoine De Baecque – Jean-Luc Godard, biographie (Grasset)
Marilyn Monroe – Fragments (Seuil)
Ishiuchi Miyako – Sweet Home Yokosuka (photo) (PPP éditions)
Mireille Havet : Heroïne, cocaïne ! la nuit s’avance (Claire Paulhan)
Familiar feelings – sobre el grupo de Boston (Xunta de Galicia)
James Agee : Brooklyn existe (Bourgois)/ le Vagabond d’un nouveau monde (Capricci)
Reinhard Jirgl - Renégat (Quidam)
Susan Sontag – Renaître (Bourgois)
Alex Ross – The rest is noise (Acte Sud)
Didier Lestrade – Chroniques du Dance floor (l’éditeur singulier)
Jean Narboni – Pourquoi les coiffeurs ? (Capricci)
Charles Burns – Toxic (X’d out/Cornelius)
Dulce equis negra (n°10 ; revue de photo absolument dingue publiée en argentine)
Bruce Davidson – Inside/Outside (Steidl) (photo)
Julio Cortazar – Crépuscule d’automne, poésie (José Corti-)
Roberto Arlt : Les 7 fous (Belfond)/ Eaux fortes de Buenos Aires (Asphalte)
Leonor Fini/André Pieyre de Mandiargues – L’ombre portée, correspondance (le Promeneur)
Hédi Kaddour – Savoir-vivre (Gallimard)
Wendy Guerra – Poser nue à la Havane (Stock)
Franck Smith – Guantanamo (Seuil)
Jean Genet – La Sentence (Gallimard)
Studs Terkel – Races (histoires orales d’une obsession américaine) (Amsterdam)
Mick Brown – Phil Spector, le mur du son (Sonatine)
Michael Boehlke & Henryk Gericke -Too much future (Allia)
Bret Easton Ellis – Imperial bedrooms (Robert Laffont)
Raymond Carver – Débutants (L’Olivier)
Rudolph Wurlitzer – Zebulon (Bourgois)

Sunday 26 December 2010

Quote

« Aller au-devant, rompre, ne rien admettre, détruire et rejeter tout ce qui, même de très loin, menace une seconde l'indépendance, voici mes lois. Ce n'est pas une politique de conciliation, c'est exactement une révolte. Je ne mangerai pas de votre pain. Je serai abracadabrante jusqu'au bout. »

Mireille Havet, Journal 1927-1928 :« Héroïne, Cocaïne! La nuit s'avance... », Editions Claire Paulhan, 2010.

Friday 24 December 2010

A message to you, rude readers...












All of us, at DInD, we wish you a Merry Christmas.

Washington Phillips - I am born to preach the gospel
Homer Quincy Smith - I want Jesus to talk with me
-pix: Shelby Lee Adams, Leatherwood, Kentucky, 1992-

Tuesday 14 December 2010

The Paris Review Interviews


Profitant d’une petite pause entre deux chapitres (on en reparlera peut-être, j’espère, l’année prochaine), je reviens à DinD. Par l’internet, comme souvent, cette bibliothèque dont je ne me lasse pas de l’incroyable profondeur des rayonnages infinis. Cet automne, c’est une nouvelle section de la galerie des périodiques qui s’est ouverte.

J’ai déjà dit mon amour des vieux journaux, et de leurs archives (je suis le genre de type qui, après avoir vu Les portes du paradis, va rechercher dans les archives du New-York Times l’article évoquant la « Guerre du Wyoming » qui inspira la fresque de Cimino). J’aurais pu par exemple détailler mes dérives parmi les articles millésimés de Time Magazine, qui sont tous en ligne, et gratuitement, depuis quelques années (de 1923 à 2010 : on trouvera par exemple ici celui sur le massacre de la Saint-Valentin, l’un des plus hauts (mé)faits d’Al Capone), ou la photothèque de Life Magazine, dont les couvertures en noir et blanc me faisaient rêver ado aux forties ligne claire à la Floc’h (mais dont le site est aujourd’hui absolument hideux, et impose de filtrer systématiquement ses recherches pour ne pas se retrouver avec des kilomètres d’inintéressants clichés de tapis rouges des années 2000).

C’est de l’ouverture d’un incroyable trésor dont je veux parler : la mise en ligne de toutes les interviews de la Paris Review, cette revue fondée entre autres par Georges Plimpton lorsqu’il dérivait expatrié à Paris avec Alexander Trocchi au début des années 1950. La plupart des grandes plumes de la littérature occidentale s’y sont livrées, dans un format théâtral assez inhabituel, et c’est un plaisir sans cesse renouvelé de sauter d’un Burroughs de 1965, plus Harvard du junk que jamais, à Hemingway décrit par Plimpton au milieu d’un capharnaüm où les écrits de Napoléon sur la campagne de Russie voisinent avec des jouets mécaniques, une petite tortue en métal « et un petit modèle réduit d’un biplan de l’US Navy (avec une roue qui manque) », en passant par un Houellebecq et un Crumb tous récents, et Borges, et Cocteau, et Ginsberg, et Mailer, et Huxley, et Nabokov (et je n’ai même pas fouillé les décennies 1970, 1980 et 1990…). Il y a là de quoi passer des heures devant son écran, ou épuiser toute l’encre de son imprimante, pour ceux qui ne conçoivent la lecture que sur papier.