Le type de la librairie m’avait demandé de passer le 21 janvier. Le 19, je faisais déjà le pied de grue. Appelez ça du harcèlement, et après tout peut-être... mais un inédit du scénariste de la Nuit du chasseur sort en France, et c'est un évènement pour moi. Titre: Brooklyn is... Un article de 1939, une commande, comme souvent avec Agee... Et au final refusée, comme souvent avec Agee. Et par le même magazine Fortune qui en 1936, déjà, n'avait pas voulu publier pour mille et une mauvaises raisons (un nombre de feuillets excédant 10 fois la commande, une férocité de ton, un ensevelissement de l'information sous un vortex de description à vous donner le vertige) la précédente enquête de James Agee et du photographe Walker Evans sur les métayers du Sud des États-Unis en proie à la Grande Dépression : Un gros machin de 450 pages qui dormira jusqu’en 1941 chez un éditeur avant de finir par sortir sous le titre de Louons maintenant les grands hommes… et devenir instamment le point de départ de toute une littérature américaine - qui court de Kerouac à William S. Vollmann - arrimée au reportage, le cahier de notes rempli sur place pour que ressorte davantage la tension d’une forme désormais écartelée pour toujours entre documentaire et mythologie.
Fortune magazine n’a pas non plus voulu de ce Brooklyn existe. Et on imagine leur tronche quand Agee, 30 ans, encore méprisé, leur a rendu ça en guise de reportage : 50 feuillets de poésie scandée, une seule phrase à l'intérieur de laquelle est venue s'enchainer une suite de segments retenus par une ponctuation tendant vers l'infini, une ponctuation qui ne connaît plus que les points virgules (;) et les deux points (:). Qui sur la page dessine un long mouvement panoramique infini prenant dans son filet des images furtives d’une vie anonyme, grise, charbonneuse.
La rue, les rues - Brooklyn excite. Là, devant "les kilomètres et les kilomètres d'une jungle de terres désertes, de petites usines, d'habitations bon marché", la rythmique Agee rejoint l’instantanéité des clichés de Walker Evans. Lequel est le plus photographique des deux, l'homme au stylo ou celui à la caméra? Quelle différence, puisque dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de (faire) voir... Agee va jusqu'à évoquer "les images projetées sur la rétine": il est une caméra en marche, un homme-machine. D'ailleurs, pour explorer Brooklyn, les gens de chez Fortune l'ont escorté cette fois non pas d’un photographe mais de deux autres journalistes (comme si Agee n'était plus assez journaliste lui-même)... deux petits snobinards éduqués et racistes dont Agee (qui faisait tout pour oublier qu'il sortait de Harvard) se moque tour à tour dans son texte, histoire d’armer sa psalmodie contre une caste. S'il n’est définitivement plus du coté de la rédaction, de ceux de Manhattan et du dédain, où se situe-t-il ? Chez les métèques de Brooklyn (où il vient juste de s'installer avec sa nouvelle femme) ? Non plus. Non, il s'est inventé une position de chasseur à longue vue qu'il théorisera trois ans après, quand devenu critique de cinéma il énoncera pour principe premier «Ne jamais m’excuser de ce que mes yeux me disent». Comme si, armé de cette confiance en son aptitude à instantanément tout retranscrire, tout enregistrer, tout capter, tout photographier du regard, il inventait en direct une "écriture photographique". Donnant sur quoi? Sur une Amérique complètement mixte (juifs, blacks) qui campe dans Brooklyn éparpillée en une multitude de zones imperméables, fauchées, minuscules et autarciques. Au-dehors comme autour : le mépris.
«Ou Carnasie, ce cul du monde, la risée de Brooklyn, son extrême limite ; désolation, abomination, les maisons réduites à rien du tout, le sable désert, le cabaret délabré avec l’enseigne « La fille que vous amenez est celle que vous raccompagnez », au milieu du silence dévastateur, le nouveau cabaret et ses décorations brillantes, disposées par des hommes ambitieux ; le long de la dernière rue, les auvents et, à l’entrée, un petit immeuble récent, en brique, le rez-de-chaussée occupé ; la rangée de plaques sombres qui, de l’autre coté d’un petit parc, font face au soleil déclinant et à la terre dénudée, l’air de dire : « En fait nous n’avons pas vraiment réussi dans la vie » ; (…)"
James Agee, Brooklyn existe (Brooklyn is), traduit par Anne Rabinovitch, Christian Bourgois, collection Titres, 2010
Saturday, 23 January 2010
Subscribe to:
Post Comments (Atom)
Agee fut le critique de cinéma de Time Magazine entre 1942 et 1948. magie d'internet (mais pour combien de temps encore ?), tous les articles de Time depuis 1923 sont disponible en accès libre sur le site du journal. sa rubrique cinéma (non signée) était intitulée "The New Pictures", et il suffit de taper ce terme dans le moteur de recherche du site, et d'en restreindre le champ aux bonnes dates (1942-1948, donc) pour récupérer les 300 articles de la période.
ReplyDeletetous ne sont pas de la plume d'Agee, mais c'est un plaisir de naviguer dans ces comptes-rendus souvent factuels, mais parfois très évocateurs dans leur laconisme. Ainsi cette remarque sur le jeu de Mitchum dans la Griffe du Passé (Out of the Past), dont on a déjà parlé ici (sous l'appellation de "lethargic chic") :
"In love scenes his curious languor, which suggests Bing Crosby supersaturated with barbiturates, becomes a brand of sexual complacency that is not endearing. Jane Greer, on the other hand, can best be described, in an ancient idiom, as a hot number."
Hoooo, je vais aller chercher ça dare dare. Merci Pierre. Une partie de ses critiques ont été traduites en français dans les années 90 aux Cahiers du Cinéma/édition de l'Etoile. Je crois que le titre était tout simplement Ecrits sur le cinéma.
ReplyDeleteps: magie d'internet... Tu aurais peur d'Hadopi?
peur d'Hadopi, non. du reverrouillage payant des sites d'archives gratuites des grands journaux, oui (à moins que les choses aillent encore plus mal que je ne le pense, et que, finalement, la demande pour ce genre de contenu soit si faible qu'elle ne vaille même plus la peine d'être taxée)
ReplyDeleteagee a non seulement été le meilleur critique de cinéma (et le premier, chronologiquement), mais il a aussi été le premier américain à avoir un goût pré-nouvelle vague sur les films de son pays (aimer hawks, çà ne se faisait pas, mais pas du tout, outre atlantique) ... à part ses écrits qu'on trouve en anglais et en français, aux cahiers, lire ses merveilleux scénarios/dialogues: la nuit du chasseur, african queen ... excusez du peu ...
ReplyDeletelire aussi les deux premières pages de son roman, une mort dans la famille: ce qu'on a écrit de plus beau, de plus émouvant aussi, sur les premiers charlot ...
(j'ai vu aussi à la télé il y a une trentaine d'années un petit film merveilleux, presque anonyme de facture, qu'il avait co-signé)
Louis, je pense qu'il s'agit de In the street, co réalisé avec la photographe Helen Levitt et Janice Loeb,juste à la fin de la guerre. C'était un 15 minutes filmées dans les rues de Harlem?
ReplyDeleteoui, c'est ça
ReplyDeleteMagie d'internet: In the street est sur You Tube, en 2 parties:
ReplyDeletehttp://www.youtube.com/watch?v=2mT5i5SFQdo
et
http://www.youtube.com/watch?v=wZ_hV269l5Q
merci de l'info ... je viens de mettre le film sur mon blog (skorecki.blogspot.com)
ReplyDeleteEt une petite partie (seulement, et en français hélas) des deux pages d'Agee sur Chaplin postée en quote un peu plus haut, à la date du 4 février.
ReplyDeletemerci pour ce beau texte d'agee, je l'ai moi-même publié intégralement dans les cahiers et libé ... au moins 3 ou 4 fois, tant je l'aime (et merci pour le film ... je n'avais jamais pensé à chercher sur youtube ... mais je pense si peu au cinéma ...)
ReplyDeleteMusique, pizza...
ReplyDeleteThis comment has been removed by a blog administrator.
ReplyDeleteJames Agee est donc le scénariste de "La nuit du chasseur" ! Je ne savais pas. Ce film reste une présence très forte en moi, comme la plupart de ceux qui l'ont vus je pense. Si je ne devais retenir que 10 films, c'est sur qu'il serait sur la liste (avec un Lynch, "Mulholland Drive" bien sur).
ReplyDeleteComme souvent (voir toujours) quand je viens ici, je découvre plein de livres ou objets artistiques en tout genre. Merci pour cela !
James Agee à l'air d'avoir une sacré plume, un style percutent et poétique. Je vais essayer d'en connaitre plus sur son travail.
Merci encore et longue vie à Discipline in disorder !!!
ce qui différencie la nuit du chasseur de tant d'autres pseudo grands films, comme ceux de lynch, c'est que c'est l'un des rares vrais chefs d'oeuvre universels, à la fois aimés des critiques et du public (avec les premiers charlot, et certains welles comme la soif du mal) ... on trouve en anglais (peut-être aussi en français aux éditions des cahiers) les trois scénarios d'agee: la nuit du chasseur, noa noa ... ... ... une histoire
ReplyDeletejamais tournée sur gauguin à papeete, et african queen, l'un des seuls bons huston ...