Friday, 29 June 2012
Etat Brut, J. Michaux, 1982
La poésie, partout où elle se trouve. La littérature, où qu'elle se cache - Oui, nous sommes toujours un blog de livres, et la force des mots et de leur association est bel et bien ce qui explique ce post sur ce qui restera peut-être comme le plus obscur des groupes de synthpop/Indus/noise/DIY/novö belges : État Brut.
Géométrie d’un assassinat, leur deuxième album date de 1982, et comme l’ensemble de leur production (qui s’étire jusqu’en 1984), n’est jamais sorti qu’en cassette, distribué de la main à la main entre Bruxelles et Anvers. Comme tout arrive (enfin, surtout depuis Internet), il m’a fallu aller en Serbie pour entendre parler de ce groupe, par une bande de freaks qui n’étaient évidemment pas nés quand les deux membres permanents d’État Brut (deux profs de science qui s’appelaient tous les deux Philippe) faisaient des drônes comme d'autres font des coups d'état.
A Belgrade, ils écoutent Etat Brut en carburant au speed raki (soit un trait de speed et aussitôt après un verre cul-sec de raki pur…). Si vous trouvez un meilleur cocktail pour associer votre corps à ce morceau, si blanc, si médicamenteux, si saccageur, n’hésitez pas à nous en informer – Un jour, la curiosité nous perdra.
Accessoirement, J. Michaux est un des plus beaux textes (oui, texte) jamais écrit sur la solitude industrielle. La force directe des phrases («Et qu’est-ce que c’est que ça, Jaqueline Michaux ? C’est de l’abstrait ?»), cette façon en aplat de dire la lumière d’un port le dimanche après-midi a quelque chose de rare dans la production de l’époque, si bien que J. Michaux nous rappelle tout autant Ballard, les Waterfront Journals de David Wojnarowicz, La Pluie d'été de Duras, Novövision d'Yves Adrien, un ou deux films (au hasard, Radio On, de Christopher Petit, ou la Jeanne Dielman de Chantal Akerman) et une armée d'images photocopiées, salies, aux perspectives trompeuses (l'artwork post Chirico des 45 tours que sortaient Industrial records ? les pliages du 30/40 de Bazooka chez Futuropolis? - tout ça n’est pas loin).
Enfin, celui ou celle qui trouvera que J. Michaux ne sonne pas vraiment « été » est prié de nous dire où l’été a élu résidence, cet été.
"J’avais oublié ce matin que c’était dimanche
Et le dimanche derrière les docks, le long de la mer
Près de la gare de marchandises, tout autour de la ville
Il y a des hangars vides et des machines immobiles dans le noir
Dans tous les faubourgs, entre les murs interminables
Les usines, de longues files noires se sont mises en marche
Elles avancent lentement sur le centre de la ville.
Aujourd’hui, les maisons sont là
Mais elles ont perdu leur aspect rural
Ce sont des immeubles, des collectes
Au jardin public j’ai eu tout à l’heure une impression du même genre :
Les plantes, les pelouses, la fontaine avaient l’air obstiné à force d’être inexpressives
Je comprends : la ville m’abandonne la première
Je n’ai pas tout découvert et déjà je ne suis plus
Une ville se tait
Je trouve étrange
qu’il me faille demeurer deux heures encore
dans cette ville qui, sans plus se soucier de moi,
range ses meubles et les met sous des housses
pour pouvoir les découvrir dans toute leur fraîcheur ce soir
à de nouveaux arrivants.
Je me sens plus oubliée que jamais
Je fais quelques pas et je m’arrête
Je savoure cet oubli total où je suis tombée
Je suis entre deux villes
L’une m’ignore, l’autre ne me connaît plus
Qui se souvient de moi ?
Elle jouit ?
Mais je ne suis pas plus pour elle que si je ne l’avais jamais rencontrée
Elle s’est vidée de moi, d’un coup
Et toutes les autres consciences du monde sont elles aussi vides de moi
Ça me fait drôle…
Pourtant je sais bien que j’existe, que je suis ici.
À présent quand je dis Je, ça me semble creux
Je n’arrive plus très bien à me sentir, tellement je suis oubliée
Tout ce qui reste de réel en moi, c’est de l’existence qui se sent exister
Je baille doucement, longuement
Personne... Pour personne Jacqueline Michaux n’existe
Ça m’amuse…
Et qu’est-ce que c’est que ça, Jaqueline Michaux ?
C’est de l’abstrait ?
Un pâle souvenir de moi vacille dans ma conscience
Jacqueline Michaux
Et soudain le Je panique et ç’en est fait de cet Un."
Etat Brut, J. Michaux, in Géométrie d'un assassinat, Autoproduit (K7), Belgique, 1982
Subscribe to:
Post Comments (Atom)
No comments:
Post a Comment