Écrire la guerre de 14 après Céline est une forme avérée de suicide littéraire – autant partir au front, la fleur au fusil, avec l'assurance d’en revenir battu. 14 pourtant, ou l’histoire de la Grande Guerre en quinze chapitres : le plus beau roman français (ou squelette de roman français) de ces dernières saisons sera le plus elliptique aussi : 123 pages presque maigres, toujours précises. Où une bataille est comparée à un Opéra. Mais c’est la photographie que le livre convoque. Parce que l’un des personnages (Charles, le noble Charles, Charles le dédaigneux) transporte avec lui un appareil photo, par goût de pratiquer une activité pas encore démocratique, et par pressentiment qu'il y a urgence à tirer le portrait des poilus dans ce qu’ils ont encore de vivant. Charles, ses photographies tendant déjà à précipiter l'équipée vers la mort. Eux, ils pensaient partir pour deux semaines.
C’est la totalité de 14 qui est une grande photographie, c’est-à-dire cet espace-temps court, un enclos où la vie est décrite dans son passage hâtif. Une vie, quatre vies, cinq vies flashées dans la détresse fugitive de la tragédie. Une image juste avant que la vie ne soit fauchée, amputée. La vie dans son déroulé blanc brumeux. La leçon du livre c'est qu'à terme, ça fait peu de mots, ça pèse léger à terme, toute cette jeunesse finie. La modernité de 14 tient dans sa précision de tir. On a pu lire qu’Echenoz travaillait en pointillé – mais encore faut-il rajouter que chacun de ces pointillés pèse le poids mort d’un concentré d’existence. Pour sa concision à dire la mort qui vient, 14 rappelle ce que Pialat avait pu faire d'Abel Gance et d'Alfred Machin dans sa série de 1974 La Maison des bois, ou ce que Mark Hollis fit en 1998 de l'héritage Ravel pour son unique album solo: dans les deux cas, une sorte d'amaigrissement des évènements. L'équarrissage de la langue même.
D’une perfection comme nulle pareille en cet automne (pas même le Modiano, pourtant si beau) allant toujours à l’essentiel – soit au cœur du point de détail, la main d’Echenoz ne tremble pas, ne faillit pas. Elle rentre peu à peu dans le déroulé de sa scène jusqu’à faire croire, sur dix lignes, que son écriture pourrait se confondre toute entière avec celle du personnage. Une fois cette illusion atteinte, Echenoz retourne la phrase, comme on retourne une photo, une carte à jouer, se met à écrire comme une caméra qui s’élèverait pour, dans un dernier panoramique, exécuter un demi cercle. Tout le livre est écrit comme ça, mis en scène comme ça, regardé comme ça. Quand le mince chapitre se termine, rien ne manque et rien ne saurait se rajouter
14 fait l’effet d’avoir été rédigé dans une langue étrangère, l’usage de mots fantômes revenus d’un autre temps, blessants comme des armes de précision. Tout un français oublié, fracassé en quatre mois de novembre contre les tranchées, toute une langue qui servait à décrire des objets et des actions qui n’existent plus, toute une langue qu’Echenoz est allé déterrée de la boue de Verdun.
«Puis, la manille à trois n’allant pas de soi, Padioleau s’endormant et Bossis dodelinant lui-même, Anthime a mis un terme au jeu et pris le parti d’aller explorer les wagons voisins, recherchant vaguement Charles sans vraie envie de le voir, le présumant seul dans un coin, toujours dédaigneux de ses semblables mais forcément au milieu d’eux. Or pas du tout : bien installé dans une voiture à sièges, il a fini par l’apercevoir assis près d’une fenêtre, photographiant le paysage, en compagnie d’une grappe de sous-officiers dont il tirait également le portrait, relevant ensuite leur adresse pour faire parvenir ultérieurement le cliché. Anthime s’est éloigné.
Dans les Ardennes, à peine débarqués du train, à peine a-t-on eu le temps de se faire à ce nouveau paysage – sans même savoir le nom du village où se trouvait ce premier cantonnement, ni combien de temps on allait y passer – que des sergents ont miq les hommes en rang, puis le capitaine a fait un discours au pied de la croix, sur la place. On était un peu fatigués, on n’avait plus très envie d’échanger des blagues à voix basse mais on l’a quand même écouté au garde-à-vous, ce discours, en regardant les arbres d’un genre qu’on avait jamais vu, les oiseaux dans ces arbres commençant de s’accorder, s’apprêtant à sonner la fin du jour.» (p.29-31)
Jean Echenoz, 14, Minuit, Paris, 2012, 124 pp.
Sunday, 14 October 2012
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