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Disorder in Discipline-



Saturday 12 November 2011

Mathias Énard, Zone, 2008

Sa ZONE de déploiement est pour ainsi dire la mienne: Beyrouth, Tanger, Barcelone, Thessalonique, Alger, Alexandrie, Istanbul, Venise, le désert de Palmyre (Syrie), la gare de Milano Centrale, Novi Sad (Serbie)... les mêmes points de croisements au fur et à mesure des année, il ne me manque que Trieste pour que soit au complet la longue liste des correspondances troublantes. Je peux même aller jusqu'à croire que Zone soit ce livre dont je serais le héros, à la façon des Dungeons & Dragons (D&D) dévorés ado. Et bien sur, maintes fois Zone évoque en retour la possibilité qu’il existe sur terre un livre qui vous ressemble - j’aurais trouvé le mien ?
Je n’ai jamais rencontré Mathias Énard, même si on a peu ou prou le même âge, les mêmes obsessions, fréquenté les mêmes lieux (probabilité maximale que nous nous soyons croisé au Baromètre ou au Café Baba).
Est-ce que cette proximité - trop loin trop proche- qui explique aussi ma gêne durant trois ans devant ce gros volume? En 2008, quand ce pavé de 600 pages est sorti, des piles me tendaient les bras, je passais chez Gibert, j’allais vers le livre, que je prenais, que je reposais. En décembre dernier à Tanger, il s’en est fallu de peu, avec Philippe qui me racontait justement cette fin d'après-midi là sa fascination pour un autre texte de Mathias Énard : Bréviaire des artificiers… finalement, on est parti visiter une synagogue de la ville, à deux pas des Colonnes en se faisant passer pour des touristes juifs... Je n'ai pas acheté le livre. J’ai attendu octobre, d’être à Alger - la librairie de la Place Kennedy, sous des trombes d’eau… le bouquin m'attendait. De quelle zone, tu parlais ?
Zone est obèse et violent. Zone peut faire peur, Zone fait peur. Zone a un appétit monstre pour toutes les guerres... Guerres de droite, guerres de gauche. Guerres d’enjeu, guerres de trahisons, guerres barbares (Liban, Serbie), guerres bien complexes, si bien que plus personne ayant passée là deux ou trois années, ne sait plus quel sens leur donner. Des guerres sans raison, des guerres qui ont perdu toute interprétation – ça arrive plus souvent qu’on ne le croit, c’est pour cela qu’on n’y envoie des journalistes, et puis qu’un jour on finit par ne plus y envoyer personne, quand personne n’est en mesure d’en dire quoi que ce soit d’intelligible. Et que faire de ces guerres têtues, celles qui continuent bien après qu’on les ait enterrées, dans les coulisses des accords de paix, des cours martiales internationales. Et les guerres qui collent aux talons, qui refusent de s’effacer, qui se poursuivent entre espions…
Est-ce pour ressembler à ces guerres infatigables que Zone est sans terminaison ? Énard n’a pas écrit un (gros) livre, il a tiré, comme à la pèche à la ligne, une seule et longue phrase de 517 pages. Qui avance comme un train, traverse des tunnels de souvenirs embrouillés, des photos, des dossiers, des morts, des noms, noms de lieux, noms d’espions, noms de chefs de guerres, noms de femmes aimées, noms des femmes quittées, déclinaison des crimes de guerre, déclinaison des modes de tortures (ceux que l’on égorge, ceux que l’on brûle, ceux que l’on traîne sur des kilomètres les poignets attachés par des barbelés au pare-choc d’une jeep). Son voyage est hors temps, hors géographie, ziguezague où ça veut bien dériver, jusqu’à finir en bréviaire des livres lus - il est permis de penser que Zone ne soit à terme qu'un livre sur la littérature (sur la bataille que se livre à elle-même la littérature) - et rien d’autre.

La virtuosité m’apparaît toujours d’abord suspecte. 500 pages d’un seul trait, et puis quoi encore ? Mais Zone m’agrippe pour mieux me plonger la tête dans l’horreur du sujet, dans sa précision. Dans sa jouissance, aussi… et la jouissance d’une guerre, ce n’est pas sa barbarie mais sa complexité, ses paradoxes : seuls les espions s’en amusent, car ils sont sans cause, pure intelligence, pur service, pure malice. Ils regardent les guerres se retourner comme des vestes. Zone est l’histoire d’un espion qui espionne pas un camp mais la guerre même, la guerre comme idée.
Zone, c’est SAS passé sous le scalpel des cut-ups de Burroughs (InterZone ?), l’Agent secret de Conrad raturé par W.T. Vollmann, le Troisième homme de Graham Greene raconté tambour battant, comme si notre homme à La Havane avait soudain un train à prendre pour le Proche Orient ou les Balkans.
Il faut emmener Zone avec soi en voyage, car il y a quelque chose de rassurant au fond à tenir dans sa main la trajectoire d’un espion. En Algérie, Zone me prépare, me protège, m’alerte. Abandonner son destin à Zone, c’est se retrouver vivre dans la Zone, avancer avec la paranoïa de Zone pour seule amie… Je le pose devant moi à la terrasse du Milk Bar d’Alger (là où la première bombe fut posée en septembre 1956) en me souvenant de l'effet produit par le livre la veille, à Béjaïa, dans la grande salle du café Richelieu inondée de soleil matinal, quand toutes les fenêtres donnent sur la mer: face à moi un ancien communiste libanais me donnait le nom de la faction qui organise désormais le racket des bars de Hamra, à Beirut Ouest. Notez que je ne lui avais rien demandé, ce qui est la preuve irréfutable que les livres que l’on emporte avec soi écrivent nos voyages à notre place… Il semblerait que Zone, c’est utile, attire les informateurs comme les mouches. Zone es donc posé en évidence sur la table du café, et depuis la fenêtre du Richelieu, je regarde la mer, où j’imagine soudain faire parti à mon tour de la « catégorie des noyés » que le livre dessine à grand trait. Glou Glou Glou...

«(…) des libanais présents au Caire à l’époque la grande majorité sont morts prématurément, Elie Hobeika le boucher de Chatila a explosé dans sa voiture le 24 janvier 2002, Mike Nassar grand vendeur d’armes le 7 mars de la même année, et ainsi de suite, Ghazi Kanaan l’ogre vigoureux accueillait tous ces futurs cadavres chez lui pour dîner, le 22 janvier Elie Hobeika est invité chez le Syrien aux traits saillants, que lui dit-il, il ne parlent certainement pas des palestiniens massacrés dans les camps en 1982 sous les yeux de l’armée israélienne, ni des islamistes réduits en cendre par le pouvoir de Damas la même année, peut-être parlent-ils du procès que la Belgique intente à Ariel Sharon pour crime contre l’humanité, dans lequel Hobeika est appelé à témoigner, ils sourient, peut-être rient-ils même de la bonne blague que les belges viennent de jouer à Sharon, c’est tout à fait improbable mais on ne sait jamais – les syriens voulaient surtout ne pas tout perdre dans la tempête de l’après-11 Septembre, l’invasion de l’Irak, le New deal oriental de Bush le naïf ardent, Damas avait peur, pauvre Hobeika, tout le monde avait intérêt à sa mort, les palestiniens, les israéliens, les libanais, c’est peut-être pour cela que Ghazi Kanaan l’invite à dîner, il le caresse une dernière fois comme un vieux chien malade avant son euthanasie, il sait qu’il va sacrifier Hobeika avant qu’il ne parle trop, poussé par la nécessité de l’étau qui se referme, et basta, ce que dans les romans on appelle sacrifier un pion, c’est à dire en jargon « clarifier la situation », nous allons clarifier la situation signifiait que selon toute vraisemblance quelqu’un allait disparaître dans la grande clarté d’une voiture piégée… » (p284-285)

Mathias Énard, Zone, Actes Sud, 2008 (réédité en poche Babel 2010)

3 comments:

  1. Ce Zone m'avait fait le même effet. J'ai jamais été invité à dîner chez Kanaan (sinon je ne serai pas en train de t'écrire), mais je me souviens du jour où le dernier soupir de Hobeika m'a tiré du lit, façon siège éjectable.

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  2. Mnih ya khayé, et toujours résolu à croiser ta pomme un de ces jours.

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