Wednesday, 2 March 2011
Seiichi Furuya, Mémoires. 1984-1987
Le 7 octobre 1985, jour de l’anniversaire de la RDA, la femme du photographe japonais Seiichi Furuya s’est jetée de la fenêtre de son appartement de Berlin-Est. Depuis 1982, Christine Gössler commençait à montrer des symptômes de schizophrénie. Elle fit quelques allers-retours en hôpital psychiatrique, à Graz (où Furuya et elle s’étaient rencontrés en 1978), à Vienne (où elle avait commencé à faire des études d’art dramatique, avant de les abandonner à cause de la maladie). Furuya, diplômé de l’école de photographie de Tokyo, voyageait depuis 1975 entre Vienne, Graz et Berlin Est, après un long trip post soixantehuitard à bord du Transsibérien. On connait un peu aujourd'hui son travail au sein de la revue Camera Austria, où on lui doit d'avoir été l'un des premiers en Europe à montrer Daido Moryama ou Araki; mais lorsqu’il rencontra Christine, en février 1978, Furuya ne vivait pas de ses photos. Il vivait de petits boulots de traductions. Photographier était pour lui une tentative d’y voir clair, de traduire par l'image ce silencieux bloc de l’Est qui lui apparaissait indéchiffrable: des rues, du quotidien, des perspectives et des tramways, perçus avec un oeil doucement ironique, étranger, dans un style proche de Gary Winogrand. Bien entendu, pas mal de ses photos étaient des portraits de cette femme au très beau visage sombre et de leur petit garçon, Komiyo Klaus, né en 1981. Des photos moins rieuses que celles montrant les villes de l’Europe de l’Est, comme si aucun angle ne pouvait réussir à atteindre jamais cette femme qui s’éloignait progressivement du réel, lui devenait étrangère. La veille de son suicide, Seiichi Furuya la photographiait encore, dans un jardin aux couleurs d’automne. Son regard à elle tente d’accrocher celui de l’appareil photo, mais il est évident qu’elle n’y arrive plus; l’adieu est déjà acté. Le suicide de Christine coupe en deux le livre. La seconde moitié est intégralement hantée par son absence – ce sont les même immeubles les mêmes rues, les mêmes jardins, le même ciel, le même bloc communiste encore et toujours en glaciation, mais une pièce manque, qui déséquilibre l'architecture de l'ensemble. Le silence ne la remplace pas. Où est passée Christine ? Par quelle collure s'est-elle échappée ?
A l’exacte césure du livre, à la date du 7 avril 1985, on trouve une planche contact, on ne le remarque pas tout de suite, les photographies sont trop nombreuses, minuscules, mais sur l’une d’elles, on aperçoit un corps écrasé contre l’herbe verte, un carré de verdure au milieu de tours de bétons. On comprend que cette photo a été prise depuis la fenêtre d’où ce corps même s’est éjecté. Une photo que Furuya n’agrandira pas, n’exposera pas. Une photo qui défie l’art, la photographie, la vie, l’entendement. On ne sait pas ce qui se passe dans sa tête lorsqu’il fait cette photo-là, à ce moment-là. On sait en revanche dans quel vide il habite depuis, son art ne masquant qu'à peine sa douleur sous un faux anodin - des dizaines de photos d’un appartement sans vie, des dizaines de photos de terres pleins et d’herbes qui repoussent en effaçant toujours un peu plus les traces, des dizaines de photos de chars, de marches, toutes ces fêtes célébrant tous les 7 octobre une République vide de sens, un état promptement indéchiffrable.
Seiichi Furuya, Mémoires. 1984-1987, Izu Photo/Camera Austria, Tokyo/Graz, 2010
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hypothèse (sans rien connaitre du sujet): et si elle s'était aussi jetée par la fenêtre par ce qu'elle savait qu'il allait justement prendre cette photo. De plus, Le principe de dissimuler le cliché tout en le montrant me laisse perplexe...
ReplyDeleteJ'ai mis du temps à réaliser que cette photo existait : pendant une semaine, je ne l'ai littéralement pas vue, et le livre avait une autre douleur, plus silencieuse. Depuis, je ne sais pas trop quoi faire avec: je trouve le reflexe de prendre cette photo fou, au sens d'inquiétant,flippant. En même temps cette image est là, et elle donne sens à toutes les photos qui précèdent (elles ne sont que l'enregistrement de ce qui va arriver) et à tout ce qui va venir après (voué aux regrets), elle domine tout le travail. Mais ce qui est inquiétant, effectivement, c'est qu'on puisse parler ici de "travail". Ce que j'y vois, c'est qu'aucune des images prises durant ces cinq années n'était au présent. Celles d'avant 85 sont des prémonitions. Celles d'après 85 sont hantées par le passé.
ReplyDeletedésolé de revenir encore là-dessus, mais karine a raison, cette question est centrale. Si cette photo de sa femme suicidée m'impressionne mais ne me choque pas, si j'arrive à ne pas la trouver obscène ou sensationelle, c'est aussi parce que les photos de Furuya en général trahissent une sorte d'incompréhension globale à ce qui lui arrive, et qu'il se sert de la photo pour comprendre un réel qui lui échappe complètement. C'est vraiment troublant dans toutes ses photos, cette impression qu'il reste étranger, malgrè lui, à ce qui l'entoure.
ReplyDeletece que l'on a surtout envie de savoir c'est au delà du pourquoi (les réponses si elles existent sont au niveau de la folie, tu as bien raison), c'est surtout quand est ce qu'il a pris cette photo (sur l'instant de la découverte? en attendant les flics? Est il descendu voir le corps? est il ensuite remonté pour le photographier?). Mais je parle sans avoir lu ce livre ni connaitre le travail de ce photographe...
ReplyDeleteLa photo a été prise avant l'arrivée de la police - sur la planche contact, suivent deux photos prises au pieds de l'immeuble, le corps est recouvert et la police entoure le brancard. Les photos suivantes sont celle de l'avion qui ramènera le corps à Graz, en Autriche.
ReplyDeleteLorsque que Seiichi Furuya a exposé ses photos à la MEP, il y a quelques années, peu de gens prenaient le temps de s’arrêter devant cette planche contact, accrochée sur un mur, un peu à l’écart. La salle était pleine de la présence de sa compagne qu’il n’avait jamais cessé de photographier dans l’instant (C’est une des raisons pour laquelle cette succession d’images fait sens.) Depuis, en renouvelant à chaque fois sa manière de montrer son « travail », qu’il s’agisse d’une expo, ou d’un livre, il prolonge son geste, sa relation avec elle. J’ai le souvenir de l’image qui précède la découverte du corps étendu, celle d’une fenêtre ouverte avec une paire de chaussure laissé au sol, juste dessous ; et de celle venant après, quelques objets sur la table de la cuisine. Un gouffre.
ReplyDeleteCa me fait penser au travail d'Araki sur sa femme agonisante, comme tombeau poétique.
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