Avoir 20 ans dans les années 90 c’était lire 20 ans. Pour la première (et sans doute la dernière) fois de l’histoire de la presse féminine française, un journal ne nous mentait pas, ne nous promettait pas le bonheur éternel contre l’achat d’une paire de ballerines, mais nous disait frontalement que si l’on était petite, grosse et moche… et bien on allait en baver.
20 ans, dirigé sur une décennie (1993-2003) par une femme, Isabelle Chazot, était écrit principalement par des hommes à la plume acérée (Simon Liberati, Alain Soral - et oui… -, Laurent Bon, Diastème, Frédéric Chaleil…) qui avaient décidé d’appliquer une méthode bien à eux pour traiter nos problèmes d’acné et de cœur : celle du lance-flamme. Avec des articles cinglants, désespérés, d’un humour ravageur comme Je hais les jeunes filles, l’amour c’est l’enfer, que dire lorsqu’on n’a rien à dire ? La tyrannie du second degré, Le vice vaut-il d’être vécu etc. 20 ans nous a simplement appris à rire d’un destin forcément funeste (vieillir, mourir, épargner, vivre en société…) et à se méfier des faux-semblants comme des idées reçues. 20 ans ne nous prenait pas pour des connes et c’est pour cela qu’on le lisait au lieu de le feuilleter. Sous l’influence de Michel Clouscard (le capitalisme de la séduction) et de Michel Houellebecq (qui venait de publier Extension du domaine de la lutte), 20 ans était un mensuel unique, à la fois féministe et moraliste, contre la dictature de la mode, de la jeunesse et de la célébrité, revisitant le marxisme du point de vue de la poitrine de Pamela Anderson. Lire aujourd’hui cette anthologie du magazine, où la parole est donnée à ses créateurs comme à ses lectrices, nous replonge avec violence dans notre passé. Nous étions à la fac, nous lisions Proust et Infos du monde, nous découvrions la techno, la drogue et les garçons. Nous avions le pressentiment que l’avenir serait sans pitié et nous avons sans doute pleuré le jour où Kurt Cobain s'est flingué. Nos parents avaient eu 20 ans en 1968, nous avons eu 20 ans en 1994.
La Grâce
Eugène Mansfield et Yvon Marie-Saint
20 ans, mai 1994.
Fille de l’élégance et de la facilité, la Grâce ne se laisse pas facilement définir, même si tout le monde est d’accord pour la reconnaître. Telle l’auréole lumineuse qui nimbe le front des saints dans les peintures anciennes, elle est quasiment visible à l’œil nu. Généreux et souverains, les « grâcieux » règnent dans l’existence, sans violence et sans peine. Car la Grâce ne se gagne pas et ne s’achète pas non plus. Elle se donne au premier venu pour mieux se refuser aux gens sérieux qui la mériteraient par leur travail ou leur pouvoir d’achat. Madonna aura beau faire, s’efforcer, investir, aucun faiseur de clip ne lui donnera jamais l’évanescence de Marilyn dans Something’s Got to Give. Parce qu’elle ne s’obtient pas au mérite, ni à l’ancienneté, la Grâce est immorale et déplaît aux gens moraux. Un spécialiste, surnommé le « docteur de la Grâce », le théologien saint Augustin, a bien résumé le problème dans cette phrase célèbre : « Nous savons que la Grâce n’est pas donnée à tous les hommes. » Repise et commentée par le Hollandais Jansenius et par Pascal dans les Provinciales, cette phrase a été à l’origine de la dispute entre jésuites et jansénistes. Les jésuites préférant, comme Madonna, miser sur le salut par le travail.
Un cadeau du ciel donc. L’avoir de son côté facilite la vie quotidienne et rend supportables toutes les conditions. De caractère souvent nonchalant, le vrai gracieux va aux galères sans se salir. Il peut même se permettre de rater sa vie en beauté. L’échec est pénible à celui qui a quelque chose à se prouver.Qu’importe à l’enfant chéri des dieux de se retrouver serveuse dans une gargote à Istanbul, comme une princesse russe de Paul Morand, ou vendeuse de prêt-à-porter après avoir été star hollywoodienne comme Giene Tierney. Quand on naît gracieux, on n’est pas prétentieux. Et on a parfois ainsi raison de l’adversité, puisque c’est en faisant son petit boulot de bonne grâce que l’ex-héroïne de Laura rencontra son dernier mari : un milliardaire texan !
Chez nous – les banals-, elle s’envole et elle revient. Les jours avec, nous nous sentons irrésistibles. Les jours sans ressembleraient plutôt à des lendemains de cuite. Quel est donc cet anabolisant, inclassable dans un tableau médical, qui nous rend plus forts et nous fait passer sans efforts une barre qui demain peut être redeviendra inaccessible ? Mystère. Inutile de demander aux abonnés, car ce ne sont pas ceux qu’elle touche qui en parlent le mieux. Superstition, modestie, bêtise, ils font semblant de la trouver naturelle. Alors qu’elle est évidemment surnaturelle.
20 ans, Je hais les jeunes filles, 20 ans magazine, anthologie.Ouvrage coordoné par Marie Barbier Editions Rue Fromentin, 2011.
J'étais un grand lecteur de 20 Ans ! Maintenant j'me cogne Biba ou Cosmo !
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