Je n’ai pas saisi tout de suite, à sa sortie il y a deux ans, que c’était là un des livres les plus grands qui ait été écrit en France/sur la France.
Jusqu’à avant-hier, je pensais qu’il s’agissait d’un roman (ce pourrait être aussi bien le titre d’un film), ou d’une petite biographie. C’est un immense livre de philosophie politique. Ou encore la seule façon de (bien) faire de la sociologie, en 2011. Eribon, prof à Amiens et à Berkeley, biographe de Foucault, meilleur intellectuel de ce coté-ci de l’Atlantique à avoir traité la question gay, n’a jamais été althusserien (il s’en explique formidablement bien, au deux tiers du livre), lui qui lui a toujours préféré/opposé Sartre. Pourtant, davantage qu’aux Mots, c’est à l’Avenir dure longtemps, l’incroyable autobiographie d’Althusser que l’on songe ici (la folie furieuse en moins). Althusser avait fait du récit de sa vie une construction psychanalytique. Quand Eribon fait de son retour à Reims, quelques jours après les obsèques de son père, auxquelles il n’a pas voulu assister, la coupe sociologique et intime d’une France, ouvrière (mère femme de ménage, père ouvrier puis agent de maîtrise, famille traditionnellement raciste et homophobe, votant autrefois PC, puis aujourd’hui pour le FN ou pour le représentant arrogant d’une bourgeoisie des affaires), d’où il est issu et contre laquelle il s’est constitué. Une classe sociale regardée pour une fois sans cette mythologie (rance) qui continue de l’accompagner (la dispute entre Ranciere et Eribon). Une classe ouvrière questionnée sous un jour qui n’est plus celui de règlement de compte ou de la fuite éperdue mais celui de sa résistance : comment arrive-t-on à résister à ses origines ? Qu’est-ce qui, de ces origines, résiste encore en nous ?
Classes, identités, trajectoires : Où à quel moment un garçon devient un sujet, son propre sujet, son propre minoritaire, en se coupant des habitus de son milieu, en les empêchant (et à quel prix) de jouer leur rôle - lequel consiste le 3/4 du temps à nous faire faire du surplace. Où quand tout pourrait tenir en une phrase de Sartre, dans son livre sur Genet : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous. » Le genre, c’est compliqué, a toujours eu l’habitude de nous dire Elisabeth...
Retour à Reims est le récit de ce « travail de soi sur soi ». Écrit dans une langue volontairement limpide - ce serait le contre-sens total de ce livre que de se montrer excluant dans son écriture, quand sa morale l’amène, au contraire, à regarder sa trajectoire de vie depuis l’instant où plus rien, y compris la famille, y compris la classe honnie, y compris le père haï, ne saurait être écarté. «Ce à quoi l’on a été arraché ou ce à quoi l’on a voulu s’arracher continue d’être partie intégrante de ce que l’on est.» Oui (ou hélas, oui).
Je ne suis pas à 100% certain de savoir situer Reims sur une carte de France, il m’a pourtant semblé que ce livre, à plusieurs reprises, me racontait : les mauvaises études dans les mauvaises facs, pour bien se rassurer de n’être jamais légitime en rien… et puis le temps impensable qu’il faut pour être capable un jour de prendre la parole, et pire la prendre « en toute légitimité ».
Qu’on se rassure : Retour à Reims fait le même poignant effet de miroir à tout le monde : à Bazooka, à Olivier, à Laurent, au jeune mec de la librairie qui me l’a vendu, mardi. Le hasard veut même qu’il parle aussi de la séquence politique dans laquelle nous venons d’être précipités (cf. le passage sur les femmes de chambre sur lesquelles les maîtres avaient usage d’exercer leurs abus de pouvoir). Tout cela parce qu’Eribon refuse l’assujettissement dans lequel l’époque nous enfermerait bien volontiers. Une fois encore, un des livres les plus importants de ces derniers mois, provoquant un attachement fou.
«On n’est jamais libre ou libéré. On s’émancipe plus ou moins du poids que l’ordre social et sa force assujettissante font peser sur tous et à chaque instant. Si la « honte est une « énergie transformatrice », selon la belle formule d’Eve Kosofsky Sedgwick, la transformation de soi ne s’opère jamais sans intégrer les traces du passé. (…) Par conséquent, on se reformule, on se recrée (comme une tâche à reprendre indéfiniment), mais on ne se formule pas, on ne se crée pas.» (p.229)
Didier Eribon, Retour à Reims, Librairie Arthème Fayard, 2009, réédition poche Flammarion, Champs essais, 2010, 248 pages.
ps: voir aussi le site personnel de Didier Eribon
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merci p ! - je vais de ce pas l'acheter !
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