Sunday, 23 September 2012
José Pedro Cortes, Things Here and Things Still to Come, 2011 + J Carrier, Elementary Calculus, 2012
Deux des photobooks les plus intenses sortis ces dix derniers mois ont pour cadre Tel Aviv. Le premier signé par un Portugais (né en 1976), le second par un Américain (né en 1974). Ni l'un ni l'autre n’ont regardé la même ville, n’ont côtoyé les mêmes gens, les mêmes causes. Raison de plus pour les poser en chiens de faïence. A terme, il pourrait se dire quelque chose de brut sur ce compliqué laboratoire d’existence qu’est, aujourd’hui, le Moyen Orient.
José Pedro Cortes a résidé neuf mois à Tel Aviv. Le temps d’y rencontrer (aimer ?) quatre filles. Toutes les quatre se ressemblent - même physique (cheveux mi-longs, potelées, grands yeux), même parcours : nées et grandies aux États-Unis, elles ont décidé d’émigrer en Israël à dix-huit ans, d’abord pour y faire leur service militaire puis, de là, y refaire leur vie. L'émouvante proximité qui ressort des portraits de Cortes vient de ce qu'il ne montre pas des filles-israéliennes-saisies-dans-leur-intimité (la tarte à la crème de la photo hipster) mais un truc bien plus délicat à capter : voici, comme rarement, la photo de ce sable mouvant qui hante chacun de nous dès qu’il s’agit de bâtir sa vie. Voici des photos instables de filles déterminées, accrochées à leur idée, et tant pis si c’est contre le reste du monde. D’où cette force peu commune qui émane de leurs portraits, comme si trois ou quatre courants contraires étaient venus traverser l’air au moment de la prise de vue. A les regarder, on peut sentir à la fois leur grande force terrienne et la profondeur abyssale de leur doute existentiel.
Cortes a entrecoupé ces quatre séries par des vues de la ville :végétation folle de Tel Aviv mariée au béton fatigué de Tel Aviv (en partie hérité du Bauhaus) contre lequel vient taper une lumière mille fois trop franche. Mais ici, au contraire des portraits des filles, les lignes posent les choses là où elles sont et tout semble parfaitement en ordre. Rien, si on écoute cet équilibre, ne peut se passer. Bien sûr, cela est faux. Bien sûr, tout ça n’est qu’une illusion d'optique – à Tel Aviv plus qu’ailleurs, la situation n’est jamais acquise. Mais c’est sur cette illusion d’une ville infrangible que s’ancrent les rêves de vies de ces quatre filles : Tel Aviv, comme elles la voient.
C’est rare un titre qui dit si précisément toutes les forces qui le pénètre : Things Here & Things To Come. Les choses en place, et celles qu’il va falloir faire advenir.
C’est par la poste qu’est arrivée la semaine dernière Elementary Calculus de J Carrier, un livre bleu qui s’ouvre sur une strophe de Marmoud Darwish. Aucun palestinien pourtant dans le champ de vision de Carrier. Ceux qu’il suit à la trace sont d’autres invisibles dans Tel Aviv : des émigrés à la peau sombre (somaliens? jordaniens?), ombres en creux qui revendent à la sauvette des prises de téléphone, des souris d’ordinateur, cobayes lumpen occupant ces terrains que Tel Aviv cache sous les palissades, exilés qui passent des coups de fils lointains depuis des cabines publiques – elles ne sont plus là que pour eux. A Tel Aviv, ces hommes ne sont même pas le "problème» (ce titre honorifique amer appartient aux palestiniens). Ils n’intéressent personne, et personne ne les voit. Ils ne forment aucune communauté, pas même ce premier degré de communauté nécessaire pour que, de l’autre côté de la rue, on commence à vous considérer comme une minorité.
Il y a ce garçon, à un moment donné du livre, qui marche de dos. Il porte une veste de survet’ sur lequel est inscrit le mot Distance. Tout le livre est là: comment eux doivent se tenir à distance, comment eux supportent la distance, comment Carrier doit, lui, s’efforcer pour les photographier de trouver la bonne distance. Trop loin, il les regarderait comme on va au zoo jeter un œil gentiment passif sur des espèces en voie de disparition. Trop près, il donnerait à ses photos un air revendicatif complètement à côté de la plaque – puisqu’il s’agit d’hommes qui ne s’accordent même pas le droit à la revendication. : à force de calculs élémentaires, Il faut croire qu’il a réussi à trouver une juste distance : ses photos ont cette force de signaler une présence, plutôt que de la signifier. En cela, il s’impose comme le meilleur disciple de Paul Graham, période A Shimmer of possibility.
J Carrier, Elementary Calculus, MACK, Londres, 2012
José Pedro Cortes, Things Here and Things Still to Come, Pierre von Kleist, Lisbonne, 2011
Le site de J Carrier: http://j-carrier.com/
Le site de José Pedro Cortes: http://www.josepedrocortes.com/
le site des (fantastiques) éditions Pierre von Kleist : http://www.pierrevonkleist.com/
Le site de Mack (juste le meilleur éditeur au monde en ce moment): http://www.mackbooks.co.uk/
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