Inquiétude sourde en ce matin électoral : on ne saura sûrement que tard dans la nuit, et pas avant, les résultats des élections législatives libanaises, les premières sans la lourde tutelle syrienne, un scrutin hautement risqué (la menace plane d’une victoire possible du Hezbollah, aux conséquences géopolitiques inconnues). Au téléphone, les amis me décrivent une Beyrouth étrangement calme, et ce n’est jamais bon signe dans cette ville qui ne connaît que l’hystérie. Ils avouent aussi qu’ils ne savent toujours pas s’ils vont aller voter, dégoûtés par des politiciens archaïques et claniques, retourneurs de vestes professionnels qui ne disent rien de leurs vies, ne feront jamais rien pour une société civile – la seule révolution désormais enviable dans ce pays, son ultime utopie. Je ne sais pas. Je me souviens juste que la dernière fois, c’était à la toute fin du mois d’avril, il n’y avait soudain plus trace d'affiches évoquant les guerres passées, elles qui d'habitude recouvraient les moindres murs de la ville. L’amnésie encore une fois au service du futur - Chaque bord trouvant, comme par miracle, un intérêt spécifique à ne plus réveiller, comme il en a toujours été l'usage, la mémoire des morts. Certains visages, fixés au béton armé pour l’éternité, et qui, j’en étais certains, me contempleraient pour toujours, ont été effacés au Carsher. Je pourrais aussi bien m'en foutre, car je sais qu’au même moment Zeina Maasri, une jeune prof en graphisme de l’AUB (American University of Beirut) a enfin sorti en volume son essaie sur les affiches politiques de la guerre civile, établi à partir de sa propre collection de posters propagandistes et guerriers. Collection qui avait fait au printemps 2008 l’objet d’une expo difficile à oublier: sur les murs d'une galerie de fortune s'affrontaient dix neuf principales factions politiques, les mêmes qui ont mené la guerre civile de 1975 à 1990 – et comme le résumait si bien Mike Davis dans sa Petite histoire de la voiture piégée: «On ne connaît pas d’autre exemple historique d’une ville ayant servie de champ de bataille à un nombre aussi grand d’idéologies, d’allégeances confessionnelles, de vendettas locales, de conspirations et d’interventions étrangères »… Non... On cherche, mais on n’en connaît pas.
A comparer les affiches, leur graphisme, leur évolution dans la chronologie, que voit-on voit s’élaborer sur 15 ans ? Rien d’autre que l'apprentissage d‘un savoir certain quant à la manipulation des esprits. Les premiers posters, très marqués seventies avec des colombes dans tous les coins, avaient encore cette naïveté un peu baba dans le dessin (d’inspiration perse ou importé des luttes gauchistes d'Amérique du sud), cette candeur dans le message qui pouvait même choquer, vu les circonstances, mais qui fait aussi partie de l’enthousiasme spontané des libanais pour toute forme d’autodestruction envisagée comme une façon de vivre l’instant plus intensément. Tout ça mêlé d’un fort symbolisme religieux, sans lequel l'ensemble manquerait quand même d'exaltation. L’arrogance publicitaire (le poids des mots, le choc des photos) et l’invention du martyr kamikaze seront le lot des sauvages années 80; l’invasion israélienne de 1982 marquant un pas dans l'escalade meurtrière et donnant désormais aux affiches une fonction de résistance teintée d'orgueil (à quoi servirait sinon de couvrir une ville d'images de mort quand cette même ville embrasse la mort nuit et jour?).
Je regrette de ne pas retrouver dans Off the Wall l’affiche (insoutenable) du kataeb (chrétiens phalangistes) qui m’avait tant impressionnée à l’expo : retournant le cynisme publicitaire de l'industrie du tourisme, elle détournait le slogan «This summer, you have to visit Lebanon» en le plaquant sur une photo de corps d’enfants déchiquetés (les médias libanais ne censurent aucune photo de cadavres, aucun détail de membres amputés : les livres sur la guerre sortis durant la guerre, sorte d’almanachs de l’horreur interminable, livres que je collectionne sans fierté, se font un point d’honneur à restituer la violence libanaise dans l’intégralité de son effroi. C’est d’ailleurs là qu’ils sonnent justes : ils se situent tout à coup, et exceptionnellement, par-delà les clivages politiques ou confessionnels. Dans son horreur pure, le corps sacrifié, mutilé, amputé devient celui de tout le pays. C’est le paradoxe du truc : aussi incroyable que cela paraisse, il faut aussi croire très fort en une unité nationale possible, la regarder comme un idéal à portée de main, pour se lancer sans le moindre doute dans une guerre civile longue de 15 ans et des poussières – interminables, les poussières).
A la lecture d’Off the wall (judicieusement édité dans un format essaie, hors de question de faire un indécent coffee table book avec ça, et doté d'un titre à tiroir bien choisi - oui, le LP séminal de Michael Jackson a beaucoup beaucoup tourné dans les soirées de la guerre), c’est le chapitre baptisé Martyrdom qui retient mon attention. J'y retrouve ces visages devenus familiers, gardiens fantômes des murs de la ville. Ils sont tous là, partis par partis, quartier par quartier: Bashir Gemayel, Kamal Jumblatt (toujours aussi classe), Mussa al-Sadr, Abu Hassan : les leaders assassinés. Chacun le sien. Mais les leaders n’auront jamais le mystère insondable des visages, jeunes, fous et anonymes des martyrs à qui on a « vendu » l’éternité, une éternité imprimée et collée à même les murs. Il y a ce garçon qui porte encore le duvet, ce qui atteste de son trop jeune âge, et dont on a souvent réédité le portrait, toujours nimbé d’une aura divine, photoshopé juste au dessus d’une image d’immeuble en décombres. Garçon au regard doux, qui a la même bouche épaisse que moi et dont je devais partager au même âge l’allure de bon élève… je sais maintenant son nom, ses faits de guerre : il s’appelait Ahmad Kassir, il est entré dans la légende en devenant le premier kamikaze chiite mort dans un attentat à la voiture piégée en 1982 lorsque sa voiture chargée de dynamite fit exploser le quartier général de Tsahal à Tyr, tuant d'un souffle 141 personnes… Et cette jolie brune aux yeux noirs grands et pétillants, vêtue d‘un treillis et coiffée d’un béret rouge, qui en avril 2008 me regardait soir et matin entrer et sortir de mon hôtel dans Hamra, au point que j’avais pris l’habitude, en passant, de la saluer en couvrant sa paupière d'un baiser ? C’est Sana’a Mehaidli, photographiée le 9 avril 1985, tout sourire à quelques secondes de devenir, à 16 ans, la première femme prête à se sacrifier dans un attentat-suicide, sa Peugeot bourrée d’explosif lancée sur un convoi israélien à un carrefour de Jezzin, une petite ville du Sud Liban que je connais bien, mes racines familiales prenant source dans un village dont je porte aussi le nom, situé à trois kilomètres de là. J’ai froid dans le dos, tout à coup (mais il a plu ce matin, et ça doit être sûrement pour cela).
"The great wars of this century are extraordinary not so much in the unprecedent scale on which they permitted people to kill, as in the colossal numbers persuaded to lay down their lives. »
Off the wall (Political posters of the lebanese civil war), Zeina Maasri, I.B.Tauris (www.ibtauris.com), 2009
Sunday 7 June 2009
Subscribe to:
Post Comments (Atom)
No comments:
Post a Comment