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Sunday, 18 July 2010

Nikos Kavvadias, le Quart, 1954

La fille avant-hier soir au restaurant voulait savoir ce que je lisais et sans me demander s’est emparée du livre posé sur la chaise, en a parcouru une page et me l’a rendue, horrifiée. Je n’ai pas eu le temps de la prévenir. Que le Quart était le plus infâme des livres. Qu’il était porteur de lèpre. Que chaque ligne y est insoutenable, car chaque ligne authentique.
C’est, si on veut, une manière de roman africain, récits de griots, parole folle ravalée toute honte bue. Des marins qui, quand sonne l’heure de leur quart, face à la nuit, se racontent à eux-mêmes ou au radio venu partager une cigarette de haschish, des histoires de femmes en carte, de filles rencontrées en maisons, dans tous les ports du monde. Pas une putain oubliée sur le nombre désastreux de filles achetées pour une heure, une nuit ou une semaine, à Colombo, à Anvers, à Marseille, à Beyrouth ou dans les ports de la Mer de Chine. Et Bombay et ses « cages de fer pleine de femmes noires qui ont une odeur de taureau ». C’est le livre d’heure de la marine pourrie. Epuisant les derniers chants malades de la « vieille Europe au cul défoncé », ses ruelles qui sentent l’ail et l’opium. « N’importe où. Il suffit que le carrefour soit éclairé d’une lumière rouge ». L’horreur parfois caressée est celle d’une époque en noir et blanc dont nous sommes encore les petits fils.

Kavvadias a été radiotelegraphiste sur des cargos, le plus long de sa vie. Il a très peu écrit en dehors de ce livre-ci, et essentiellement des poèmes. Mais après avoir lu le Quart, on se demande bien ce qu’il aurait pu rajouter à ça : toute la peur du monde y est consignée - des récits relevant moins de la littérature que du tatouage.
Les soixante quinze pages hallucinées qui constituent la seconde partie, pages maudites qu’il faut lire à 5h du matin par une nuit d’insomnie, atteignent un tel point de nudité qu’elles réussiraient à faire passer Genet et Bataille pour des saints innocents : «Je voudrais que l’on oublie mes ossements , mais dans un bordel. Et que les femmes s’en servent comme canules pour leurs bocks, comme fumes-cigarettes, comme sifflets. » …Kavvadias n’est pas pour rien considéré comme le dernier des grands poètes grecs, sa langue pour parler des petites filles céphaloniennes que l’on vend aux marins à peine franchi le caïque, possédant la même qualité d’effroi que celle du Marcel Schwob dépliant le Livre de Monelle. Pas tremblé comme ça devant un livre depuis Coma de Guyotat.

« C’était à l’époque le spectacle le plus cher d’Alexandrie : une livre. A présent les étables n’existent plus. Nous sommes arrivés. Il montait une odeur de fumier qui vous piquait le nez. Je suis entré avec un mot de passe. Deux ou trois vieilles touristes, une fille aux joues couvertes de taches de son et deux marins étrangers en uniforme étaient là, tous debout. Au milieu de l’étable, il y avait une piste entourée d’une barrière. Un arabe vêtu d’une djellaba sale vendait des photographies et des cigarettes au haschish. Un autre encaissait les livres. Deux hommes ont amené en le tirant un âne du Nil, malingre, conçu comme on dit au mois d’août, et l’ont laissé au milieu de la piste. Une femme a sauté la barrière avec grâce et est venue le rejoindre. Elle portait un kimono noir brodé d’oiseaux rouges. Ouvert de haut en bas. Je ne peux pas en dire plus. Reviens demain, je te dirai la suite.
-Go on, dirty mate.
-Alors Marie-Laure est venue se placer devant l’animal tranquille et lui a caressé délicatement la tête.
…….. »


Nikos Kavvadias, Vardia (le Quart), traduit du grec par Michel Saunier, 10/18, 1994 (existe aussi chez Denoël, 2005 et viens tout juste d'être édité en Folio)

1 comment:

  1. Félicitation, quel chronique ! De la trempe de celle qui vous donne le tournis et l'irrésistible envie d'acheter le livre et de se risquer à le lire (un peu comme dans "L'Antre de la folie" de John Carpenter avec cet écrivain sataniste et envoutant) !
    Un livre énigmatique !!!

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