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Tuesday, 14 February 2012

Henri Rollin, L’apocalypse de notre temps, 1939 (rééd. Allia)




Paru l’année dernière en France, le (pas très bon) roman d’Umberto Eco Le cimetière de Prague avait pour toile de fond la rédaction des Protocoles aux Sages de Sion, le plus fameux faux antisémite de l’époque contemporaine - un thème qui n’est pas nouveau pour Eco, qui en parlait déjà dans un chapitre de son recueil d’essais de 1994, Six Walks in the Fictional Woods, qu’il cite dans son introduction d’un autre livre consacré au même sujet, The Plot, l’ultime graphic novel de Will Eisner.

Dans la volumineuse bibliographie qu’a suscitée ce texte méphitique (rien moins que 43 titres cités à la fin de The Plot), on trouve aussi les pavés touffus de P-A Taguieff et Histoire d'un mythe, le livre aujourd’hui classique de Norman Cohn - un nom que les amateurs de littérature subculturelle connaissent au moins pour deux autres raisons (il est l’auteur des Fanatiques de l’Apocalypse, histoire du millénarisme révolutionnaire qui fut l’une des lectures capitales de Vaneigem lorsqu’il appartenait encore à l’IS ; et il est le père de Nik ‘Another Saturday Night’ Cohn, qu’évoque Pornochio dans son récent salut à Felt). Mais, bizarrement, on ne trouve pas dans ces 43 titres L’apocalypse de notre temps, somme de 740 pages du journaliste (et agent secret) français Henri Rollin publiée en septembre 1939, saisie par les Allemands en juin 1940, qui sera la source principale de Cohn mais ne sera rééditée qu’en 1991 grâce aux éditions Allia de Gérard Berréby.

C’est un livre au parfum vieillot, issu d’une époque tourmentée, peuplée de cauchemars et de démons que Rollin s’efforçait de combattre avec pour seules armes son érudition méticuleuse et son souci maladif du détail. Sous-titré « Les dessous de la propagande allemande d’après des documents inédits », L’Apocalypse se présente comme un texte de circonstance, la riposte d’un patriote français à l’arme idéologique principale de l’Allemagne nazie - ce « mythe du mystérieux complot judéo-maçonnico-bolcheviste » que Hitler était allé récupérer dans les poubelles du tsar, et dont il fera la source capitale de l’eschatologie du IIIème Reich.

Pourtant, malgré son titre, l’ouvrage ne s’appesantit pas sur la philologie de ce monument du conspirationnisme antisémite ; Rollin ne remonte pas la généalogie des Protocoles jusque dans les œuvres d’Eugène Sue (Le Juif errant) et d'Alexandre Dumas (Joseph Balsamo) comme Umberto Eco, préférant intégrer l’histoire de leur fabrication et de leur diffusion dans une vaste fresque des relations diplomatiques secrètes entre la Russie, la France, l’Angleterre et l’Allemagne depuis la fin du XIXème siècle. Et son livre est ainsi un labyrinthe d’intrigues obscures peuplé de personnages troubles, tous réunis au service de l’écrasement de la liberté : professionnels de la manipulation policière comme Ratchkovski, le chef de la police tsariste à Paris qui commandera la réalisation des Protocoles, faux anarchistes provocateurs tel Azev, terroriste meurtrier rémunéré par l’Okhrana, agents d’influence aux menées retorses comme Elie de Cyon, calomniateurs stipendiés comme Edouard Drumont, pour ne rien dire de Henry Ford, des voitures du même nom, inventeur du 20ème siècle industriel et réactionnaire au dernier degré, qui introduisit les Protocoles aux Etats-Unis en 1920.

L’approche totalement dépourvue de romanesque de Rollin fait de toutes ces figures des agents uniquement mus par leur position au service de la réaction, ce qui donne à son récit un côté béhaviouriste manchettien où les automatiques auraient été remplacés par la calomnie imprimée, les fausses nouvelles et les bombes opportunes. L’antisémitisme n’est ici traité que pour ce pourquoi il était utilisé : un mensonge, bien sûr, mais surtout une arme, au service d’un but : la défense de la Sainte Russie obscurantiste contre le premier ministre libéral Witté (contre qui fut rédigée la version « originale » des Protocoles), la défense de l’ordre établi contre la vague révolutionnaire de l’après Octobre 1917, l’expansionnisme nazi.

Et parfois l’intrigue vire de Manchette à Adèle Blanc-Sec, lorsque Rollin ressuscite le petit milieu de mystiques frappés et de charlatans de l’occultisme qui jouèrent un grand rôle dans l’inspiration ou dans la diffusion des Protocoles. On y croise ainsi le mage Philippe, prédécesseur français de Raspoutine auprès de Nicolas II, Gérard Encausse, alias Papus, fondateur du martinisme et figure du Paris fin-de-siècle, le moine fanatique Serguei Nilus, dont le traité antisémite Le Grand dans le Petit, qui contenait la première version intégrale des Protocoles, fut l’un des trois livres retrouvés dans les affaires personnelles de la tsarine après son exécution, ou encore Léo Taxil, l’incroyable mystificateur dont les faux pamphlets anti-maçons abusèrent jusqu’au pape dans les années 1880-1890.

J’ai lu ce livre il y a près de 15 ans, avec une curiosité mêlée d’incrédulité devant l’incroyable destinée de ces thèses détournées d’un texte anti-napoléonien des années 1860 devenues la Bible (ou plutôt, comme le dit Rollin, l’Apocalypse) des antisémites du monde entier. Mais entre temps sont passés « l’il-n’y-a-pas-eu-d’avion-dans-le-Pentagone » de T. Meyssan et les faux listings de l’affaire Clearstream et, en le reprenant pour écrire cette chronique, je me rends compte que c’est aussi de notre époque qu’il parle. Et que, si cette histoire invraisemblable est une fantastique matière à fictions, elle est aussi la démonstration du pouvoir dramatique que la fiction peut avoir sur la réalité. Car - et c’est que souligne pour sa part Eco lorsqu’il en dévoile les ressorts de roman feuilleton - qu’étaient au fond Les Protocoles aux Sages de Sion, sinon une histoire inventée, une fiction, dont ses auteurs firent une arme mortelle ?

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