Thursday 5 August 2010
Pierre Guyotat, Coma, 2006
Dès le début de Discipline/Disorder, l’envie- en même temps que la crainte – de me confronter à ce livre qui me hante depuis que je l'ai lu une première fois en décembre 2007 (ma colère alors à ce que personne ne m’ait dit qu’un tel livre exista, bien qu’il y ait eu des articles partout, un prix Décembre, mais que rien qui n’ait su mieux me diriger à lui que cette photo obscène, en couverture de l’édition Folio: une danseuse de cabaret exécutant demie nue un mouvement devant des nazis, à Paris durant l’Occupation). Me retient jusqu’ici l’inutilité d’avoir à rajouter des mots à ceux de Guyotat, l’indécence d’écrire après ce qui a été si parfaitement, si calmement posé, dans la langue la plus parfaite qui soit. On ne dit rien et en tout cas pas grand-chose à préciser que Coma restitue en chapitres ce qui a survécu en image de l’expérience d’une dépression vécue comme une dépossession totale du Je, un abandon de soi. On peut toujours dire que le fou Guyotat (sa sainteté Guyotat) y a vu son corps (perte de la moitié de son poids) plier sous l’architecture d’un livre à faire – Histoires de Samora Machel, encore aujourd’hui inédit, en voie de correction – son être tout entier pris dans les tuyaux d’un livre à accoucher qui lui mangeait l’intérieur – « ai-je le droit de transformer une diphtongue en voyelle ? »… La terreur muette dura trois, quatre années, entre la fin de Giscard, l’élection de Mitterrand (qui avait fait très tôt une question personnelle de la levée des différentes interdictions qui frappaient la publication de précédents textes de Guyotat : Tombeau pour 500 000 soldats, Eden Eden Eden, Prostitution), et une ou deux réanimations.
Pourtant ce post. Pour aller très loin dans mon fétichisme des livres... celui-là n'est pas n’importe lequel, et je sais très bien ce que je fais au moment de l’emporter avec moi le soir dans les ruelles de Tanger en le priant d’être mon seul guide (tu voyages seul? oui, et non...), et qui dès lors qu’il se glisse dans ma poche me fait ouvrir toutes les portes. Emporter ce livre avec moi pour lui demander de m’emmener où il voudra. Coma, ce soir, me porte jusqu’à ce café sordide de la Médina où j’allais il y a trois ans, très tôt le matin, sept heures en hiver, fumer du kif, et devant lequel une connaissance s’était horrifiée tellement l’endroit lui apparaissait sale (je n’y ait pourtant jamais été malade) et que je retrouve intact, jusqu’à ses figurants, encastrés/encrassés à leur chaise, les dalles du sol juchées de cailloux charbonneux, les derniers morceaux cramoisis que d’un souffle on éjecte de la pipe. Abdou Aziz n’a que onze ans de plus que moi, mais si partiellement édenté que je le croyais plus proche de la soixantaine, et m’offre à fumer avec lui un kif au goût divin, au fumé voisin d’un babahranouch, simplement parce que je ne lui demande rien (mais Abdou Aziz, que Dieu te garde, je ne demande jamais rien à personne), tout en riant, et tout le café avec lui, d’un américain venu une fois, fumant n’importe comment et qui, raide, s'était fracassé le nez en tombant au sol, son sang d’américain salissant l’endroit. Je ressens ce moment d’humanité rare comme faisant désormais partie intégrante de la sensualité étrange dont est imprégnée Coma. La seule transmission que je puisse faire de ce livre tient pour moi dans cette dernière chaise libre au fonds de ce minuscule café qui n’en compte pas treize, persuadé que Coma en personne vient de me réserver cette place, trois ans après.
Le lendemain rebelote, n’ai pas peur ce n’est rien quand sur le coup des 23h, dans l’arrière-salle d’un autre café des hauteurs, le Baba, un son surgit de nulle part, d’aucun poste, un tango que je crois être de Gardel ou quelque chose du répertoire du Bel Canto, suspension de magie alors que le téléphone portable d’une tablée voisine crachote quelque chose de Dire Straits, et que neuf hommes m’entourent tirant sur des pipes qu’ils s’échangent sans prononcer un mot. La télévision au son coupé passe - peine perdue - John Rambo, mais ici la guerre est finie depuis longtemps... encore que ce café, comme éternel, n’ait rien apporté de bien neuf à sa décoration depuis son ouverture, en 1943.
Depuis ma table, gravée au coteau de fesses, de cœurs et de prénoms, j’aperçois une lucarne allumée, quelqu'un (me) veille... ainsi qu'un œuf sur un toit qui peut aussi bien être une parabolique. Et, de toits en toits, la descente de la Médina jusqu’à l’incurvé des lumières qui lovent le front de mer du nouveau Tanger, celui du béton, des plages payantes et des night clubs pour saoudiens, espagnols, français, avec ce scintillement dans la nuit qui fait croire que quelque chose bat son plein et que j’en suis exclu. Mais il ne se passe rien d’aussi plein ce soir que d’être assis là, inerte, insulaire jusqu’à saluer sans dégoût particulier la visite d’un sarsour, gros cafard marron merde, à ma table. Lequel sarsour, attentif, passe devant Coma, grand à lui comme un pâté de maison, s’arrête un moment devant ce livre immense et après réflexion continue sa course absurde.
«J’avance dans le son de la vie que je viens de quitter, celui des nuits, des arrière-salles, des couloirs à putains.
Ce que je ne vis naguère que sur quelques heures, quelques journées, au désert, dans le ménage, la dépression, s’installe en moi, coupe tous mes gestes de mon centre : seuls le travail, la langue, la composition des figures, des lieux, l’accentuation de chaque voix selon ce qu’elle fait, cela seul me maintient à proximité d’un monde qui pour moi n’existe plus que pour les cinq sens des autres. » (P.32-33)
Piere Guyotat, Coma, Mercure de France 2006, Folio 2007
Subscribe to:
Post Comments (Atom)
Mon vieux Pornochio, il ne faut jamais rien demander à personne, tu as raison, surtout lorsqu'on se trimballe si souvent sur cet axe si vif qui lie Tanger, Beyrouth, Tokyo, peut-être L.A. Avoir un Guyotat sur soi, c'est peut-être la meilleure idée, je cherche toujours le livre à ne pas oublier. En ce moment, j'ai Steelworks pour compagnon, et puis Bolano comme lecture. Hier, Arles, croisé un livre avec ton nom dessus et vu quelques belles photos qui m'ont fait réaliser que toutes ces images du Velvet de mes 19 ans étaient prises par Stephen Shore. Il faut laisser filer 20 ans parfois avant d'ouvrir les yeux.
ReplyDeleteJ'ai acheté ce livre à cause ou grâce à toi...
ReplyDeleteJe le lis, mais ne suis pas sûr de moi...
Peut être moi aussi vais je devoir attendre 20 ans pour ouvrir les yeux...
allez, j'y retourne...