On se damnerait pour avoir écrit une fois dans sa vie une page semblable à celle ci-dessous – peut-être l’une des intro les plus parfaites de la littérature du XXème siècle. Et pourtant, Gregor von Rezzori reste le dernier méconnu de la littérature d'Europe de l’est. Il avait pris le parti d’en rire : pensez-vous qu’il soit facile d’être le plus grand écrivain d’un pays dont personne n’a jamais entendu parler - la Bucovine (aux confins de la Transylvanie) ? Il oubliait ça en faisant l’acteur dans des merdes franco-italiennes (il avait une gueule) et en signant des scénarios pour Louis Malle (Viva Maria).
C’est dans les colonnes du New Yorker qu’il se fit enfin connaître à la fin des années soixante en publiant en feuilleton Les Mémoires d’un antisémite. Une hermine à Tchernopol, écrit en 1958, fait partie du cycle de ses propres mémoires (celles d'un non antisémite). Mais cela reste malgré tout un texte complètement truqué. Pure littérature - pur miroitement.
«Titubant, un homme s’extrait de la débauche d’un caboulot où les braillements se sont tus pour se glisser dans l’aube incertaine.
A l’assurance dangereusement compromise de ses mouvements, imitations clownesques d’une mortelle gravité, on reconnaît qu’il s’agit d’un buveur invétéré.
Son visage est le cratère qu’aurait laissé un satellite égaré.
Ses sens exacerbés sont pris d’un bouillonnement où se mêlent beuglements de taverne, querelle philologiques, orgueil, humiliation, amour, citations, grivoiseries, haine, solitude, crédulité, pureté, désespoir…
Il ne retrouve pas le chemin pour rentrer chez lui.
Aussi s’avance-t-il d’un pas de somnambule jusqu’au carrefour le plus proche que viennent croiser deux serpents aux reflets mats, les rails du tramway.
Une fois arrivée, la tête levée comme un aveugle, il tâtonne avec sa canne qu’il enfonce dans l’une des rainures du rail pour se laisser guider comme au bout d’une perche.
Pareille à des vagues d’étrave, la pointe de sa canne soulève des feuilles moisies et des détritus, des gravillons, de la boue et du purin ; ses souliers pataugent dans des flaques, ses chevilles se tordent sur des pavés bossus, trébuchent sur des traverses, s’enfoncent dans la caillasse, traînent dans la poussière. Le brouillard humecte son visage comme un tampon de ouate humide, le vent tire sur les mèches qui dépassent de son chapeau et lui tombent sur le front, la rosée se dépose sur ses lèvres auxquelles elle donne un goût de sel, se concentre en fines gouttelettes qui le chatouillent au creux des deux rides ourlant sa bouche : l’éponge de ses joues, trop grasse, ne parvient plus à les absorber. Il marmonne, parle parfois tout seul, à voix haute, entonne une chanson, s’interrompt, rit, se tait, se remet à marmonner. Ses yeux grands ouverts fixent droit devant comme ceux des aveugles, sans un battement de cils, comme ceux des dieux.
C’est ainsi qu’il traverse la ville d’un bout à l’autre.
La ville, située quelque part dans un recoin perdu du sud est de l’Europe, s’appelle Tchernopol.
Il ignore tout de sa réalité.
Il ne remarque pas qu’elle est en tain de s’éveiller, ne perçoit pas que la lumière crue, qui tombe des lampes à arc suspendues dans le ciel blafard en une pluie de perles, s’éteint au-dessus de lui, et qu’autour des maisons bordant les rues à droite et à gauche s’ouvre l’espace qui les soustraira à l’obscurité pour les hisser jusqu’au petit matin. (…)
Nul ne fait jamais rien d’autre qu’aller au-devant de sa mort.
Aussi n’entend-il pas non plus, au loin, lançant leur languissante plainte, l’appel des trains quittant la ville de Tchernopol pour se hâter, solitaires, vers la campagne désolée et se diriger vers une autre réalité solitaire et opiniâtre, nostalgiquement perdue.
Car chacun est livré à sa solitude, les êtres comme les villes."
Gregor von Rezzori, Une hermine à Tchernopol (Ein Hermelin in Tschernopol), traduit de l'allemand par Catherine Mazellier-Lajarrige et Jacques Lajarrige, Editions de l'Olivier, 2011
Wednesday 2 February 2011
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les textes comme les vies sont tous truqués. Il faut être courageux, téméraire (inconscient?) pour ne pas se déguisser tous les jours en costume gris, pour ne pas se truquer en scénariste, en acteur des merdes italiennes ou en ...en fin pour se deguisser.
ReplyDeleteSi, une des introductions les plus parfaites. Pure littérature, pure retorique.