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La patronne (comme on le surnommait au service ciné… même s’il est difficile de faire plus hétéro que S.J.) Pendant les sept ans où il fut mon rédac chef à Libé, on ne s’est parlé qu’une fois, brièvement, lors d’un déjeuner à Cannes. Je m’étais tâché la minute avant avec une brochette de poisson arrosée d’huile d’olive, et j’ai passé une partie de la conversation, très sympa au demeurant, à m'enrouler dans une feuille de palmier géante tout en m’aspergeant de sel - c’est ce qu’il y a de mieux pour boire les tâches de gras, ça vaut aussi pour le vin - pour l'avancement, en revanche... Anyhow, un mois après, S.J. négociait la survie de Libé contre son départ, et on a pu assister devant l'annonce de ce mauvais deal à un mélange d’émotion vive et de sentiments confus dans la vis du journal : une partie de la rédaction, la plus jeune souvent, ne savait plus trop quoi penser de July, l’image du grand patron de presse, médiatique mangeur de « caouettes », nous faisait vaguement chier, et l’édito sur le référendum européen avait fini de déterrer la hache de guerre. Les plus anciens, eux, accusaient le coup. Ils se souvenaient que dans une précédente vie, Serge July avait été journaliste.
En juillet 2006, deux mois avaient passé depuis ce départ, j’ai trouvé ce livre de poche dans un puce du sud de la France. Une guerre subite venait de s'abattre sur le Liban, mon billet pour Beyrouth prenait la poussière, obsolète. Impuissant, je regardais Euronews en boucle, et, back to the future, le titre de cette compilation d’article écrits entre 1977 et 1979, semblait tout à coup me parler sans détour de cet été violent. J’étais dans un de ces moments où, maman, on ne voit plus du tout à quoi ça pouvait bien ressembler, « l’avant ». Ce truc, je l’aurais acheté de toute façon (un livre introuvable ne se refuse pas) mais il n’est pas dit que je l’aurais commencé dans l’après-midi. Là, chaque jour de ce mois de juillet de saccage, pour tenir, pour ne pas devenir fou, j’ai replongé dans cette façon Libé de faire du journalisme qui était alors sans équivalent dans la presse quotidienne en France (le gonzo + l’engagement, pour aller très très vite), et qui, parce qu’elle s’étalait sur trois années très très chargées en mutations historiques (le passage aux années 80 s’est joué là, entre 1976 et 1979) traversait une suite de faits qui constitue aujourd’hui, 30 ans après, un imaginaire : Mesrine, assassinat de Pierre Goldman, Bazooka fout la merde (à Libé, à Actuel, à Métal, partout : punks), la RAF, L’IRA, mais aussi l’IRAN (le papier le plus craignos à relire aujourd’hui, puisqu’on sait qu’il n’y avait vraiment pas de quoi se réjouir de la révolution islamistes), Khomeiny, Carter, Giscard, le Palace, Apocalypse Now, Lauren Bacall sur le plateau d’Apostrophe (« Quand tu as besoin de moi, siffle »), l'exécution d’Aldo Moro, le suicide de Robert Boulin, tout se mélange - plaisir. Tout ça écrit à vif, au jour le jour, dans la vitesse du quotidien (qui, j’en reste persuadé, constitue la dope la plus puissante et la plus additive qui soit).
L’histoire, ce n’est pas que ses articles étaient bons, mais bel et bien qu’ils aient autorisé tout un journal à se lâcher totalement. En retour, la façon dont le journal collectivement s’écrivait l’obligeait lui, le redac chef’, à tenir cette rythmique puissante, forcément puisante. Surprise, en 2006 tout ça avait incroyablement passé la rampe du quotidien et celle, plus ingrate, du temps – cela due en partie à cette tension nerveuse farouche, cette urgence comparable au type de décharge immédiate qui ressort, pour prendre un exemple d'époque, d’un titre comme Damaged goods de Gang of Four.
July, on lui en sera grès, n’a jamais essayé de jouer au punk. Il n’a d’ailleurs, je crois, jamais compris grand chose à la musique (c’est du reste un bon cinéphile et un amateur de polar éclairé), mais il a décidé, au moment même où l’extrême gauche vivait un impasse, à Libé comme ailleurs, d’ouvrir le journal à Pacadis, Bayon, aux Bazooka, c’est à dire à des anti babas (le lectorat naturel du Libération première mouture) qui tenaient le laboratoire de l’époque : en goût, en style de vie, en mode graphique comme en écriture. La leçon, si leçon il doit y avoir, est là.
Aussi je tiens ce livre, où il n’est jamais question de musique, comme un livre sur le punk et l’after punk. Il est venu se ranger naturellement, entre Novövision et Mémoires d’un jeune homme chic. Après tout, le bon Dr Thompson n’a jamais rien écrit lui non plus sur la musique et vous le rangez bien aux cotés de Lester Bangs. Vous doutez ? Vous croyez que je m’apitoie, que je vieillis, que le culte du chef me foudroie bien tard ? Mais alors, comme écrivait Daney au moment du suicide d’Althusser «On s’est choisi des maîtres et on s’est débrouillé de les choisir faibles». Disons, pour aller vite, que je garde juste en mémoire à quel point Libé a quand même été un journal, ou une utopie de journal, comme il n’en arrivera sans doute jamais plus. La patronne fout la merde ? Alors enchaîne.
«On écrit pour freiner les dérapages de la pensée. On écrit pour calmer une bouffée de haine, une envie de tuer. On écrit pour essayer de s’y retrouver dans la béance qu’ouvre invariablement la mort lorsqu’elle se produit à vos cotés. On écrit parce que l’effroi du non-sens fait comme un caillot dans la gorge, et qu’on le sent remonter dans le cerveau. On écrit pour retenir le temps qui d’un seul coup vient de prendre une sérieuse avance. Hier, 20 septembre 1979, Pierre Goldman a été assassiné par un groupe « Honneur de la police»".
Serge July, Dis maman, c’est quoi l’avant-guerre ?, Alain Moreau, 1980.