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Nous sommes quelques-uns ici à partager l’idée que le monde serait insupportable sans héros : Jeffrey Lee Pierce, Humphrey Bogart, Eustache, Deleuze, le photographe japonais
Takuma Nakahira, ce sont les miens. Plus deux ou trois autres que je me retiens de citer – il m’arrive de les croiser et c’est par-dessus ma timidité d’avoir à avouer quelque chose comme ça. En littérature, un nom toujours avant les autres : William T. Vollmann. (hmm, je regarde cette liste, et je n’y vois que des infréquentables).
Depuis deux ans, la naissance de ce blog, pas une semaine sans songer à faire
enfin un post sur
les Fusils, ou sur
les Nuits du papillon – deux de ses livres que je préfère - pas forcément ceux que vous conseillent les libraires ou les critiques. L’un (
le Papillon) parce qu’il est devenu difficile à trouver, l’autre (
The Rifles) parce qu’il demande qu’on le lise – c’est souvent aussi simple et bête que cela… Mais ces post tardent à venir... Pourquoi les livres que l’on préfère sont aussi les plus difficiles à présenter – on voudrait être à leur hauteur ? Ou est-ce que cela aussi fait partie de la timidité maladive du truc ?
Je ne sais pas si ce que vous lisez en ce moment est un vrai post sur Vollmann, un vrai post viendra bientôt je crois, mais plutôt un conseil en toute amitié… Tristram sort cette semaine un livre que l'on ne pensait jamais être en mesure de lire ici : En 2003, Vollmann a sorti (en souscription) chez McSweeney’s à San Francisco
Rising up & Rising down une étude en sept volumes sur la violence. Ce qui doit faire un annuaire de près de quatre mille pages. Seules les mille premières ont fait l’objet d’une édition commerciale "abrégée". Que Tristram a fait paraitre en français en 2009 sous le titre du
Livre des violences. Ce qu’on ne savait pas c’est que les 3000 pages restantes (et inacessibles, même en anglais) étaient déjà en cours de traduction.
Le roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est (qui constituait une partie du volume V initial) ouvre la voie à d’autres textes à paraitre dans les mois à venir sur l’Afrique, l’Amérique du sud, le monde musulman… tous en provenance de version non éditées des reportages que Vollmann a fait en plongeant la tête la première au coeur des ténèbres(mais comme il refuse de tirer des conclusions hâtives, bon nombre de ces articles sont restés en carafe, refusés par leur commanditaires : New Yorker, Spin, Esquire, Vice…).
Tout fait peur chez Vollmann, son regard, son style, l’obésité de son corps assimilable à celle de ses livres, les lieux qu’il explore (dévastés), les gens qu’il dévisage (maudits). Les 400 pages du
Roi de l’opium, je les ai dévorées en deux ou trois nuits. Blanches, et dures (les pages, comme les nuits). Les chapitres sur le Cambodge sont les plus effrayants (ils sont à la mesure du Cambodge lui-même après le passage des Khmers rouges de Pol Pot). Ceux sur le Japon les plus concis. Ceux sur la Thaïlande les plus immoraux, et celui sur la Birmanie le moins inspiré. Et les deux chapitres sur les gangs cambodgiens de Long Island ? ils sont les plus… oh et puis lisez plutôt ça par vous-même (ci-dessous)... :
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«
Aurais-je du observer le membre d’un gang tuant la famille de quelqu’un et la dévorant ? Je n’en avais pas envie. Peut-être voudriez-vous tirer davantage de ce récit ; parfois les chefs de rubrique qui me rétribuent en me disant que je devrais « aller plus loin », clarifier en rendant les choses plus extrêmes ; si j’avais traîné avec les gens qu’il faut, j’aurais sans doute pu voir le cadavre d’un gamin. Mais la plupart de ces gens ne menaient pas une existence de guerre concentrée. La vie se traînait, en grande partie, avec une mesquinerie qui n’avait rien de remarquable. Pour la même raison, je ne veux pas dire que Little Phnom Penh était pire qu’elle ne l’est. Phnom Penh elle-même avait été pire, jusqu’à une date toute récente ; deux mois à peine auparavant, lors de mon dernier voyage au Cambodge, j’avais vu des choses bien plus sordides. La réplique de Phnom Penh à Long Island avait ses maisons classe ouvrière avec des cours clôturées mais fertiles, et parfois de beaux arbres et des buissons de fleurs. Le mur d’un garage s’ornait d’une fresque de danseuses cambodgiennes. Le restaurant New Paradise avait été incendié par un gang cambodgien, avais-je lu et entendu, mais il était désormais reconstruit, et Soeun et moi y mangions tous les jours ; elle disait que la nourriture était meilleure que jamais. Je ne nierai pas qu’Anaheim Street est la rue des enseignes à demi mortes.»
(p.175)
William T. Vollmann, Le Roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est (Rising up & rising down – Studies and consequences, 2003), traduit de l’anglais par Jean-Paul Mourlon, Tristram, 2011