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Disorder in Discipline-



Saturday 6 February 2010

Lisbonne/Salinger, un aller-retour, par Louis Skorecki


Voilà, Discipline in Disorder a un an. On sait qu’il nous faut continuer en restant nous-même (sait-on faire autre chose ?), comme on sait aussi que c’est en invitant des gens qui nous inspirent à intervenir librement ici que l’on avancera... Il y a longtemps que l’on voulait demander quelque chose à Louis Skorecki. On n’osait pas, Et puis Louis aime bien dire qu’il lit peu, qu’il relit toujours les mêmes livres... Parmi eux Salinger. Sur lequel il n’a, je crois, jamais officiellement écrit (en fait si… un papier pour Libé dans les années 80 mais qui, pour des raisons obscures, n’a jamais paru). Salinger est mort jeudi dernier – mort d’un fantôme. Louis l’a appris en revenant du Portugal, où la Cinémathèque montrait ses films (Les Cinéphiles, Eugénie de Franval, Skorecki déménage..). Dans la foulée, ce texte. Que l’on ouvrira comme on ouvre un cadeau d’anniversaire. Merci Louis.

Lisbonne/Salinger, un aller -retour
Je reviens de Lisbonne, j'ai montré mes films à la cinémathèque devant une vingtaine de spectateurs très attentifs .... merci à Luis Miguel Oliveira et à ses deux collaboratrices .... au même moment, JD Salinger mourait ... je suis triste ... les mots me manquent ... Ce que j'ai le plus lu et relu dans ma vie, ce sont les aventures de la famille Glass .... Franny and Zooey, Nine stories, Raise high the roofbeam carpenters, Seymour, an introduction ... comme je lisais et relisais Raymond Chandler il y a longtemps .... et comme je n'ai jamais cessé de relire Lolita en anglais ... les enfants Glass faisaient de la radio-réalité, les parents Glass étaient des héros de vaudeville, comme les black minstrels, comme Emmett Miller, comme Charlie Chaplin à Londres, aussi, le même Chaplin qui ravira au jeune Salinger la femme de sa vie, la belle Oona o'Neil (JD Salinger insultera plus tard, à coup de lettres rageuses, le "vieil homme dégoûtant" qui lui avait volé sa fiancée, la trop jeune Oona ...) ... c'est la fin d'un monde, un monde d'images et de mots, de mots parlés, rimés, et encore parlés.
Parler le monde, Salinger le faisait mieux que tout le monde, dans la langue la plus ordinairement poétique, la plus ramassée, la plus bavarde qui soit. il faisait en anglais, en américain plutôt, ce que le russe Nabokov bricolait au même moment avec des bribes d'anglo-américain de collège, ce que Céline faisait également de son côté, avec un côté plus noir mais tout aussi lumineux au fond .... cet ordinaire poétique de la langue américaine, Salinger en a fait des énigmes, des bouts rimés, des koans ... on connaît le son de deux mains qui applaudissent, mais il n'est pas important de savoir ce qu'est le son d'une main, une seule ... le plus important est d'imaginer une petite fille qui bouge les lèvres dans le noir sans qu'un seul son ne sorte de sa bouche, répétant à l'infini une seule et même phrase, un mantra gamin pour extraterrestre urbain ... le lecteur finira bien par croire que cette prière là, faite de mots silencieux, lui permet, à elle, à lui, de flotter au dessus du sol et d'entendre voler les poissons, les poissons- banane, les poissons-chat ... et même les poissons-rat.
On garde Salinger pour soi, on n'en parle jamais, ni à ses éditeurs, ni à ses amis ... .... en fait chaque lecteur de Salinger pense qu'il n'y a que lui pour le lire, il pense qu'il est le seul ... ses lecteurs se comptent un à un, sur les doigts d'une main, sans que ça se sache, sans qu'ils n'en sachent rien, jusqu'à ce que ça fasse des millions de lecteurs uniques, à s'additionner sans jamais se toucher ... Je n'ai parlé de Salinger qu'une seule fois, dans un coin perdu de Bretagne, il y trente ans, avec deux amis que j'avais alors, Pierre Trividic et Pascale Ferran, et je me suis émerveillé tout haut, pour la première et la dernière fois de ma vie, de ce petit miracle: deux autres personnes, deux êtres humains, partageaient mon amour, un amour oblique et frontal à la fois pour les enfants butés et les jeunes adultes de J.D Salinger ... c'est tout juste si on ne se récita pas des bribes de phrases tout haut, en plein jour, dans le vent ... des années plus tard, en voyant son premier film, Petits arrangements avec les morts, j'ai su que Pascale Ferran -et Pierre Trividic qui venait d'en écrire le scénario et les dialogues- seraient parmi les seuls à avoir abordé de front, avec tout le sérieux de l'enfance, l'univers buté des nouvelles bavardes de Salinger ...
Encore un mot, peut-être le dernier. la religion bouddhiste n'a qu'une importance maniaque, répétitive, décorative, dans les textes de Salinger. c'est juste un rituel comme un autre. il y en a de plus bêtes. Et pourtant, je suis passé de ces exercices zen plus pittoresques qu'immatériels, auxquels se livrent ses personnages, Franny surtout si je me rappelle bien, à la lectures de vrais contes zen (en anglais aussi, il n'y avait rien en français), avec le même amateurisme enthousiaste dont ses personnages faisaient preuve. les rituels m'intéressant décidément plus que les religions elles-mêmes, je suis passé du bouddhisme zen aux contes hassidiques (Martin Buber, Rabbi Nachman .. et même Elie Wiesel), puis aux délires philosophiques abstraits des soufis de l'islam (Ibn' Arabi surtout), et enfin, in extremis, aux merveilles d'érudition chrétiennes d'un juriste juif trop peu connu, Jacob Taubes dont le seul livre (c'était un professeur, un orateur), Théologie politique de Paul, est devenu mon livre de chevet, malgré une sorte d'hermétisme lacanien qui me séduit plus qu'il ne me rebute. des rituels religieux, je suis passé à un moment aux écrits de Leroi-Gourhan sur la préhistoire (surtout son petit livre rouge sur la religion des hommes préhistoriques), mais là, je ne suis pas sûr qu'il y ait un rapport avec Salinger. Encore que ...


post scriptum. Cette famille glass, ce mot là, ça tisse quoi? Dire d'abord que la célébrité de Salinger s'est faite sur un malentendu pré-Glass, sur Catcher in the rye, sur les gros mots poétiques mais convenus de Holden Caufield. je ne l'ai jamais vraiment aimé, ce livre là ... trop américain, trop conventionnel, trop doucement décalé, révolté, parlé/parlé/parlé ... avec les Glass c'est différent: d'où viennent-ils? où vont-ils? leurs mots sont légers, presque immatériels, d'une pure musicalité de la langue parlée, hors réalisme, hors théâtre, hors cinéma, hors tout -la même immatérialité musicale que celle de l'étranger Nabokov dans Lolita, celui qui écoute d'une oreille distraite, étrangère, les étudiants, les fillettes, les nymphettes ... et les papillons.
L.S.

2 comments:

  1. Louis (again...) Je n'ai pas relu Salinger depuis mes seize ans (mon dieu qu'ils sont loin), Franny & Zooey est resté dans ma chambre d'adolescent dans le midi (confiné...), et là on me dit qu'il est momentanément épuisé, je voudrais tant le relire, et peut-être en anglais, pour "apprécier"... mais, Salinger loin u pas, j'aime ton article parce qu'il y est question de "parler le monde" et si il y a bien une chose rare en littérature après laquelle on court, LA grande équivalence avec le rock (ou toute autre musique populaire), c'est celle là. Voilà, ça tenait en trois mots (Besoin du monde, besoin de le voir transcrit sur du papier), et on est quelques uns à être fiers ici de pouvoir lire ces trois mots noir sur blanc, et sous ta plume qui plus est... Choukran

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  2. strange how salingerian comments get so little reaction: same on my blog ... in spite of the fact that i also posted fragments of never published in book form short stories: jd salinger ferait-il peur?

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