Le 2 avril 2005, j’étais à Rome, où j’avais rendez-vous avec le Diable. J'étais venu là visiter la maison de Mario Praz, via Zanardelli. Praz était le plus grand érudit italien en ce qui concerne la littérature romantique et décadente du XIXème siècle. Alors que cette période était mal-aimée, fuie, abandonnée, Praz l’a décrite, exhumée, traduite, expliquée. Ce travail il l'a mené seul. Seul encore, dans la folie de son érudition, il s’est mis à tisser des ponts insensés entre les poèmes romantiques noirs, la peinture préraphaélite, la sculpture néo-classique et la décoration art nouveau du XIXème siècle – il y voyait une sublime agonie. Jusqu’à sa mort en 1982 (à 85 ans), Praz était un type réputé si étrange, pour ne pas dire malsain, si hanté par ses passions morbides qu’aucun romain n’osait plus prononcer son nom. Tout Rome (en dehors de Visconti qui lui vouait une inquiète fascination) s’était persuadé qu’il s’était établi là, dans la cité du Vatican, comme une sorte d’antéchrist, collectionnant en fétichiste tout ce qui touchait au Mal ou évoquait un érotisme malade. Depuis son Palais, il bravait les Papes. Le Diable incarné, pas seulement son thuriféraire.
La coïncidence est troublante, c’est en atterrissant ce jour-là à l’aéroport de Malpensa que j’appris la mort du Pape, survenue dans la matinée. La ville était paralysée, je regardais durant des heures à la télévision, sur toutes les chaînes, la longue procession des croyants venus se rendre spontanément au chevet du mort. J’ai traversé la ville vide le matin des funérailles, le son de la cérémonie sortait de toutes les maisons, si fort que ça en recouvrait le bruit des hélicoptères sécurisant le ciel autour du Vatican. Le lendemain, j’ai pu enfin pénétrer chez le Diable, entrer dans le Monde du silence. admirer sa collection d’objets d’art néo-classiques et de meubles Biedermeier.
Au printemps dernier, en résidence à Rome à l’invitation du festival Fotografia, le photographe Alec Soth (né à Minneapolis en 1969) s’est lancé dans une exploration de la ville avec dans la poche, pour seul aimant, un poème de Keats vieux de presque deux siècle : La Belle dame sans merci.
« I saw pale kings, and princes too,
Pale warriors, death pale were the all ;
Who cry’d – « La Belle Dame sans merci
Hat thee in thrall ! »
« Je vis de pâles rois, et des princes aussi, - de pâles guerriers, tous étaient pâles comme la mort, - et s’écriaient : « La Belle Dame sans merci – te tient en son pouvoir ! »
Ce poème, Soth l’a trouvé, tiens donc, en ouverture du chapitre 4 de la Chair, la Mort, et le Diable : le Romantisme Noir, la pièce essentielle de l'oeuvre critique de Mario Praz, publiée pour la première fois en 1930 (se trouve facilement en TEL Gallimard). Ah Soth aussi, donc... Bah, on ne vit au fonds que pour ce genre de correspondances.
Est-ce aussi pour cela que pour la première fois un livre de Soth me touche à ce point? Jusqu’ici, disons qu'il… m’intéressait (vous vous souvenez de ce que disaient les Cramps : « Si quelqu’un un jour à la sortie d’un concert nous disait qu’il nous a trouvé… intéressant, on lui ferait sa fête. Nous NE sommes PAS intéressants».) Je trouvais qu’il photographiait l’Amérique un peu comme un mec de 35-40 ans ayant appris par cœur les œuvres d’Eggleston ou de Stephen Shore et les soumettant désormais à une forme de froideur post-moderne.
Ce livre mince (19 photographies seulement), grand, tout jaune de peau, m’apprend autre chose. Il me dit que finalement tout ce autour de quoi Alec Soth tournait depuis des années dans ses portraits, cette sorte de candeur inexplicable, toute cette lumière bleue et glaçante qui vidait les sujets de leur sang, répond à un sens profond, intime, de la chair morte. Les femmes sont ici comme des gorgones trop belles, suffisamment dangereuses pour qu’on ne se retrouve pas saisi dans le marbre d’avoir osé les contempler trop fixement. Et naturellement, Soth, qui sait de quelle médusance il parle, place derrière chaque photo de ces filles dangereuses, une photo de statue, une ruine inachevée, un visage saisi pour l’éternité dans le gris givré. On rencontrera une fois un garçon, pâle comme un mort, mal en point, déjà mort. Au XVIème « chapitre », Soth insère l’image insensée d’une fille à quatre patte dans les herbes offrant son derrière. L’image qui suit est celle d’un ananas explosé au parterre d’une rue saturée de soleil blanc. Mort du désir. Rome sans pitié, Rome des serments perdus, sensation de marbre froid, de morsure des serpents, de chair pourrie, de décadence à l’œuvre. D’enlisement lent.
J’aime bien, dans le fonds, l’idée que ce soit dans la Rome de Mario Praz que Soth, que l’on connaît avant tout pour son travail sur le Mississipi, ait enfin trouvé sa filiation : plus encore un enfant de Burne Jones, de Swinburne, de D’Annunzio que de Raymond Carver.
Alec Soth, La Belle Dame Sans Merci, Punctum, Rome, 2011
ps: Il a été publié 250 exemplaires de ce livre en anglais et 250 en italien. Tous ont été signés par Soth. Mis en vente au début du mois, l’ensemble serait, dit-on, d’ores et déjà épuisé.
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Wow ! Avec toi, j'aurai presque envie d'aimer ce livre que j'ai immédiatement détesté. De toutes façons je ne supporte plus Soth, j'en suis resté à "Dog Days Bogota" (2007), peut être mon préféré.
ReplyDeleteCelui-ci m'a immédiatement rappelé la photographie de mode des années 90.
Maintenant j'aimerai bien feuilleter à nouveau ce livre en adoptant ton point de vue, je crois savoir où il en reste !
Soth tient aussi un blog collectif: little brown mushroom, avec pas mal de fanzines édités par leur soin. Bonne bande.
ReplyDeletehttp://littlebrownmushroom.wordpress.com/
Moi c'est le Fashion Magazine qu'il avait fait à Paris il y a trois ou quatre ans qui m'avait tapé sur le système au point de me tenir éloigné de son boulot pour longtemps. Là, inexplicablement j'ai adoré ça dès que je l'ai ouvert (je ne savais pas encore tout le truc autour de Praz, etc..). Pire, j'arrive pas à le lâcher depuis deux semaines, j'y retourne sans cesse.
ReplyDelete(les photos postées ne rendent pas compte de la qualité de tirage, qui abat une partie du boulot, il faut bien le dire)