Tuesday, 13 March 2012
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Pix : Anonyme
" À la moitié des années cinquante, dans les repas de famille, les adolescents restaient à table, écoutant les propos sans s'y mêler, souriant poliment aux plaisanteries qui ne les faisaient pas rire, aux remarques approbatrices dont ils étaient l'objet sur leur développement physique, aux grivoiseries voilées destinées à les faire rougir, se contentant de répondre aux questions émises précautionneusement sur leurs études, ne se sentant pas encore prêts à entrer de plein droit dans la conversation générale, même si le vin, les liqueurs et les cigarettes blondes autorisées au dessert marquaient le début de leur intronisation dans le cercle des adultes. On se pénétrait de la douceur de la tablée festive où la dureté habituelle du jugement social s'atténue, se mue en molle aménité, et les fâchés à mort de l'année dernière réconciliés se passent le bol de mayonnaise. On s'ennuyait un peu mais pas au point de préférer être au lendemain en cours de maths.
Après les commentaires sur les plats en train d'être dégustés, qui appelaient les souvenirs des mêmes mangés en d'autres circonstances, les conseils sur la meilleure façon de les préparer, les convives discutaient de la réalité des soucoupes volantes, du Spoutnik et de qui, des Américains ou des Russes, irait les premiers sur la Lune, des cités d'urgence de l'abbé Pierre, de la vie chère. La guerre finissait par revenir sur le tapis. Es rappelaient l'Exode, les bombardements, les restrictions de l'après-guerre, les zazous, les pantalons de golf. C'était le roman de notre naissance et de notre petite enfance, qu'on écoutait dans une nostalgie indéfinissable, la même qu'on ressentait en récitant avec ferveur Souviens-toi, Barbara, recopié dans un cahier personnel de poèmes. Mais dans le ton des voix il y avait de l'éloignement. Quelque chose s'en était allé avec des grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres, les enfants qui poussent, la reconstruction achevée des villes, le progrès et les meubles à tempérament. Les souvenirs des privations de l'Occupation et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. Les gens avaient tellement la conviction de vivre mieux.
Il n'était déjà plus question de l'Indochine, si lointaine, si exotique - « deux sacs de riz suspendus de part et d'autre d'une tige de bambou », selon le manuel de géographie - et perdue sans excès de regret à Diên Biên Phu, où n'avaient combattu que des têtes brûlées, des engagés volontaires qui n'avaient pas de métier dans les mains. C'était un conflit qui n'avait jamais été dans le présent des gens. Ils n'avaient pas non plus envie d'assombrir l'atmosphère avec les troubles en Algérie, dont personne au juste ne savait comment ils avaient commencé. Mais ils étaient tous d'accord, et nous aussi qui l'avions au programme du BEPC, l'Algérie avec ses trois départements était la France, comme une grande partie de l'Afrique où nos possessions couvraient sur l'atlas la moitié du continent. Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés les « nids de fellaghas », ces égorgeurs rapides dont on voyait l'ombre traîtresse sur la figure basanée du pourtant gentil sidi-mon-z'ami colportant des descentes de lit sur son dos. À la dérision dont les Arabes et leurs mots étaient rituellement l'objet, habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c'est chaud, s'ajoutait la certitude de leur sauvagerie. Normal donc que les soldats du contingent et des rappelés soient envoyés pour rétablir l'ordre, même si de l'avis général c'était malheureux pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont la photo figurait dans le journal régional sous la mention « tombé dans une embuscade ». C'était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup. Il n'y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille On n'avait pas un sentiment de guerre. La prochaine viendrait de l'Est, avec les chars russes comme à Budapest pour détruire le monde libre et il était inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance. Déjà, on avait eu chaud avec le canal de Suez.
Personne ne parlait des camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C'était devenu un malheur privé.
Au dessert, les chansons patriotiques d'après la Libération avaient disparu. Les parents entonnaient Parlez-moi d'amour, de vieux jeunes gens Mexico et les enfants, Ma grand-mère était cow-boy. Nous, on aurait eu trop honte de chanter comme avant Étoile des neiges. Priés d'en pousser une, on prétendait ne connaître aucune chanson en entier, certains que Brassens et Brel détonneraient dans la béatitude des fins de repas, qu'il fallait de préférence des chansons que d'autres repas et des larmes essuyées avec le coin de la serviette avaient consacrées. On répugnait farouchement à dévoiler des goûts musicaux qu'ils ne pouvaient comprendre, eux qui ne connaissaient pas un mot d'anglais en dehors de fuck you appris à la Libération, ignoraient l'existence des Platters et de Bill Haley.
Mais le lendemain, dans le silence de la salle d'études, au sentiment de vide qui nous envahissait, on savait que la veille avait été, même si on s'en défendait, qu'on avait cru rester extérieurs et s'ennuyer, un jour de fête. "
Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008.
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