Antoine d’Agata (né à Marseille en 1961) a été ramassé (littéralement) vers 1990 par Nan Goldin au bas d’un immeuble new-yorkais qui servait aussi à l’occasion d’école de photographie. Il avait échoué là, par terre, au terme de 10 ans d’errances et de défonces. Relevé, il a appris (vite) la photographie et retourna aussitôt à l’enfer d’où il venait : Boystown, la zone à bordel la plus sauvage du Mexique. Un an à documenter le territoire de sa douleur, après quoi il renoncera pour sept ans à la photo (il sera serveur, maçon) avant d’y revenir : la nuit comme une addiction, ou fatalité. Et l’œil monoculaire de la photo pour objectif, dernier point de vue auquel s’accrocher pour ne pas sombrer. Discipline et désordre.
Chaque mot ici dit les lignes de vie (dure), les cicatrices (plein les bras), les marques des nuits blanches (irrécupérables), le ressassement lent. Antoine y explique enfin pourquoi il a, peu à peu, par souci de cohérence, renoncé à garder dans ses photos toutes traces vaguement documentaires, décidant de s’enfoncer dans une abstraction (gros plan de visages, de corps) seule capable de rendre compte d’une extase accouplée à l’horreur. Et comment la vie en dehors de la photographie en a souffert. Mais dans ce saccage planifié, il n’y a pas que du romantisme noir (ou de la ligne de conduite). Car contre ceux qui ne voient en lui qu’un junk fini photographiant des putes, ce petit livre rouge révèle A. dans toute sa dimension politique, concevant (tel un Badiou porno) les zones infâmes du monde comme autant de poche de résistance à une société qui n’accepte le désir que s’il est relié à la production marchande. Projet A. : se saisir de la jouissance comme d’un moment de force brute et de dépense hors de tout contrôle. C’est déjà un peu l’insurrection qui vient. Qui vient dans la bouche, qui vient dans la main.
« J’ai cherché tant bien que mal, au fil des années, de nouvelles formes d’engagement susceptibles d’exprimer ma révolte, mon rejet de la religion, le mépris de l’hypocrisie démocratique, la solidarité avec les mouvements armés des années 80, les rêves utopiques des révolutions impossibles en Amérique Latine, la guerre civile au Salvador, la vie dans la marge et les bordels avec les putes, les ivrognes, les exclus du monde de l’argent, la poursuite des idéaux de mon adolescence, le refus de rentrer dans le rang, le rejet de la médiocrité.
Plus tard, alors que je voyageais à travers le monde, je me suis enfermé dans un mutisme obstiné, rendu plus insupportable encore par une capacité naturelle à absorber comme une éponge la misère humaine. La consommation de drogues dures avait un pouvoir anesthésiant sur cette douleur qui m’envahissait de l’intérieur et de l’extérieur. L’héroïne, en particulier, a transformé ce qui était une forme de peur en indifférence et en dureté vis-à-vis de mes émotions et de mes réactions face aux sentiment d’autrui. Je me suis toujours battu pour ne pas verser dans le cynisme, mais j’ai perdu toute naïveté depuis longtemps. A l’école de la douleur, même les mauvais élèves apprennent à se battre.»
Plus tard, alors que je voyageais à travers le monde, je me suis enfermé dans un mutisme obstiné, rendu plus insupportable encore par une capacité naturelle à absorber comme une éponge la misère humaine. La consommation de drogues dures avait un pouvoir anesthésiant sur cette douleur qui m’envahissait de l’intérieur et de l’extérieur. L’héroïne, en particulier, a transformé ce qui était une forme de peur en indifférence et en dureté vis-à-vis de mes émotions et de mes réactions face aux sentiment d’autrui. Je me suis toujours battu pour ne pas verser dans le cynisme, mais j’ai perdu toute naïveté depuis longtemps. A l’école de la douleur, même les mauvais élèves apprennent à se battre.»
Antoine d’Agata & Christine Delory-Momberger, Le Désir du monde (entretiens), Téraèdre.
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