Ivan, avant-hier, se demandait si Discipline & Disorder devait s’étendre aux films. Pornochio, plus mal placé que d’autres pour répondre à cette question, s’en tirera par une pirouette : laissant traîner sur la table un livre qui touche avant tout par la façon qu’il a de retrouver la toute puissance climatique d’un certain cinéma américain. Un livre moins découpé en chapitres qu’en SEQUENCES.
Quand j’avais dix ans, Nécropolis était un tube. Il était partout. Il me faisait peur. Je ne saisissais pas bien le titre (encore que la lecture limite identificatoire d’Elric le Necromancien, figure maudite de l’Heroïc Fantasy, m’avait quand même fait entrevoir que Nécropolis devait puer la mort). Son épaisseur, 600 pages, était monstrueuse pour un gosse. Mais la couverture de la version poche Point Seuil m’attirait comme aucune autre. Je n’avais sans doute pas l’âge de comprendre Nécropolis, mais je n’avais même pas besoin de lire pour savoir que tout ce qui m'attirait en lui tenait en une photo : New York, la nuit, les phares arrières d’une voiture de Police, un parfum d'Amérique late 70’s.
Qui a dit qu'il ne fallait pas juger un livre sur sa couverture? J’imaginais des hommes dangereux aux USA ou au Moyen Orient, (mon imaginaire n’a jamais réussi à s’incarner en France, sorry) lisant cela entre deux avions, ou à l’arrière de la voiture qui les emmenait vers un rendez vous incisif. C’est dire si j’avais dix ans, c’est dire si je me faisais des films (mais, dans un sens, quand je lis Don Delillo aujourd’hui, c’est le même phantasme que je perpétue).
En 1981, j’ai beaucoup regardé la couverture de Nécropolis, je n’ai jamais osé prendre le livre avec moi, je ne l’ai ainsi jamais lu. (Mais c’est parfois comme ça, les livres que l’on préfère sont aussi ceux que l’on n’a pas lus).
J’ai fini par me l’acheter le mois dernier, dans cette même version poche Point Seuil 1981, toujours dans cette ville du sud de la France où 27 ans plus tôt il me faisait si peur. Il me fait encore peur,mais il faut parfois apprendre à reagrder la mort en face. alors, disons qu'il y a un mois, son titre tout à coup m'a regardé.
J’ai contemplé une fois encore cette couverture qui ressemble tant à un photogramme tombé de Taxi driver. Et sans doute, le livre de Lieberman m’a-t-il appâté pour mieux me décevoir, exactement comme Taxi Driver me décevrait quand je le découvrirai enfin cinq ans après l’avoir rêvé. C'est chaque fois la même chose : le film intérieur que je m’en faisais par avance était mille fois plus dangereux, malsain.
Mais Nécropolis procure quand même le même plaisir torve et nocturne que Taxi driver. Même ville, mêmes rues, mêmes néons lights sur les pavés trempés, même folie qui rôde, même danger. C’est un polar oui et non, c'est un polar et encore pas tant que ça. C’est surtout un grand livre sur New York. Cadavérique, lardé, massacré. 600 pages « découpées » (hummmm) en 65 séquences (extérieur/nuit, 2h du matin) pour décrire la journée merdique du plus grand médecin légiste de New York, d’un New York d’avant le grand nettoyage de Guiliani (tout ça a été écrit entre 1974 et 1976). La plongée à la morgue d’un homme qui se concentrera sur des morceaux dispersés de cadavres comme d'autres jouent au puzzle afin d'oublier le désastre autour de lui.
Il manque peu de choses à ce grand roman américain. Sans doute aurait-il gagné à être plus documentaire encore, jusqu’à la folie, à la façon d’un Tom Wolfe. Sans doute aurait-il été immense s’il avait été tout le temps rédigé au scalpel ou en cut-up, dans une langue froide et délictueuse, celle d’un JG Ballard par exemple (qui l’aurait élevé au rang de "littérature légiste"). Sans doute croit-il encore trop dur comme fer au scénario et aurait-il mérité davantage de dérives : il aurait peut-être fini par ressembler à un mélange DOA entre Taxi Driver, The Gambler et Meurtre d’un bookmaker chinois. On a rêvé, on rêve.
PS : En passant dans une librairie il y a deux jours, j’ai vu qu’ils avaient réédité Nécropolis. La nouvelle couverture est hideuse. J’ai appris aussi que Lieberman avait écrit d’autres romans qui se sont vendus par cargos. Je sais que je ne les lirai jamais. Tout cela ne me concerne pas. Je tiens farouchement à ce que Nécropolis reste en moi comme cet objet unique.
«4 heures 45. Laboratoire de toxicologie.
Alambics. Vase à filtration. Fioles. Cornues remplie de liquides bouillonnants. Bacs en carton où nagent des cerveaux, des foies, des reins, des estomacs. Sacs en plastique pleins de sang et d’urine ; bocaux pleins de matières fécales, de matières vomies, de résidus de bol alimentaire. Sachets de cheveux, d’ongles, de membranes, de rognures d’ongles. Ronronnement aigu des broyeurs électriques qui liquéfient les cerveaux et les foies destinés aux alambics et aux chromatographes qui les distilleront ; ensuite les extraits seront analysés en quête de traces d’alcool, de morphine, de barbituriques, d’hypnotiques, d’amphétamines, de vapeurs d’acide cyanhydrique, de cyanure de potassium, de chlorure d’éthyle, de phosgène, d’hydrocarbure, d’éthylène, d’Avertine ; toute la gamme des acides dérivés du phenol. »
Alambics. Vase à filtration. Fioles. Cornues remplie de liquides bouillonnants. Bacs en carton où nagent des cerveaux, des foies, des reins, des estomacs. Sacs en plastique pleins de sang et d’urine ; bocaux pleins de matières fécales, de matières vomies, de résidus de bol alimentaire. Sachets de cheveux, d’ongles, de membranes, de rognures d’ongles. Ronronnement aigu des broyeurs électriques qui liquéfient les cerveaux et les foies destinés aux alambics et aux chromatographes qui les distilleront ; ensuite les extraits seront analysés en quête de traces d’alcool, de morphine, de barbituriques, d’hypnotiques, d’amphétamines, de vapeurs d’acide cyanhydrique, de cyanure de potassium, de chlorure d’éthyle, de phosgène, d’hydrocarbure, d’éthylène, d’Avertine ; toute la gamme des acides dérivés du phenol. »
Herbert Lieberman, Nécropolis, Point Seuil, 1981
Un sentiment partagé sur Taxi Driver. Un film souvent raconté par mon père (un de ses préférés avec The Deer Hunter), donc fantasmé avant de le voir une première fois en VHS trop jeune. Le choc de l'odyssée mentale de Travis Bickle viendra plus tard lorsque je le verrais en salle. J'ai essayé de retrouver depuis cette sensation en vain. Ce film ne passe pas à la télé. A noter que Paul Schrader a écrit un copycat de Taxi Driver avec Rolling Thunder, l'histoire d'un vétéran du Vietnam qui revient au pays avec un crochet à la place de la main et bute tout le monde après le meurtre de sa famille. Une série B bien glauque dans la veine des 'Vigilante'.
ReplyDeleteSchrader reste un drôle de cas: un mec qui s'est fait remarqué d'abord par un livre d'étude métaphysique sur Dreyer, Ozu et Bresson (ascétisme, pureté) puis en signant les scénarii ou en réalisant des films travaillés par l'impureté. Je garde un bon souvenir de Hardcore et plus encore de Blue Collar. Je ne crois pas avoir jamais lu d'interview de lui. Si quelqu'un à ça dans ses archives...
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