Bolano, qui jusqu’au bout tenait Fresan pour son (dernier) ami, considérait les pages sur Black Hole "le catcheur existentialiste" comme les meilleures de Mantra. Mantra? Une « promenade dans l’abîme » qui était prévue, à l’origine, pour être une description de Mexico DF destinée à une collection de guide littéraire. A la place, cinq cent pages hallucinées, péyoltées, découpées en trois parties : une évocation de Martin Mantra enfant, jouant à la roulette russe à son premier jour d'école ; puis un abécédaire de 300 pages où la ville est révélée à coups d’idées et de personnages indignes et sauvages; et enfin un remake Kraftwerk de Pedro Paramo, le chef d’œuvre sablonneux de Juan Rulfo. L’ensemble a quelque chose d’assourdissant, en plus d’être une tentative vertigineuse de parler le Langage International des Morts (où comment placer l’esperanto là où il n’y a plus d’espoir).
«Blue Demon et El Santo n’apprécient guère ma popularité croissante. Ils me proposent des films, des bd, des femmes, me demandent de les accompagner à la Casa Mascarada, un tripot mal famé fréquenté par des catcheurs qui, après les combats, se bagarrent avec des femmes vénéneuses. Je refuse. Je ne me justifie pas. Comment leur expliquer que je suis un existentialiste ? C’est ainsi que je deviens sans le vouloir une autre option éthique et esthétique dans le monde de la lutte. J’arrive sur les lieux du combat, je fais mon travail, je gagne puis je disparais. Les Journalistes et les vedettes me poursuivent comme des limiers en chaleur. Je ne leur accorde aucune attention. Je ne me prête pas davantage aux clowneries auxquelles se livrent des catcheurs comme Eau de Toilette, qui monte sur le ring drapé dans un vaporeux peignoir en soie et asperge de parfum les yeux de ses rivaux. Je choisis mes combats et mes ennemis parce qu’on est aussi dangereux et terrible que les adversaires contre lesquels on décide de lutter. J’entre dans le DF et j’en sors, je fais des allers et retours à Rancheras Nostalgicas. Je m’y marie et j’ai un fils. Ni elle ni lui ne savent qui je suis. Ils ignorent mes activités dans la grande ville. Ils croient que je suis une sorte d’employé administratif des chemins de fer et que je sillonne tout le pays pour les besoins de mon travail. Une sorte de voyageur de commerce ou de superviseur, peu importe. Ils ne posent pas beaucoup de questions. Les années passent, et avec elles les nuits et les combats. Quand je rentre à la maison, le corps marqué et en boitant un peu, je dis par exemple à ma femme et à mon fils que je me suis fait attaquer en contemplant à Querétaro un coucher de soleil de la couleur d’une rose du Bengale. Un jour, distrait, j’oublie de ranger ma valise. Mon fils l’ouvre, découvre mon masque et mon maillot. Il sort en criant, fou de joie, agitant les bras dans tous les sens et bondissant, mais il n’a pas le temps de révéler mon secret car un camion qui transporte des limonades Chaparrita lui roule dessus et l’envoie au ciel, le visage éclairé par un sourire pétrifié et innocent que même la douleur n’a pu effacer. Je récupère son corps sur la chaussée. Je le lave, je le peigne. J’emporte son petit corps brisé chez le photographe de Rancheras Nostalgicas pour qu’il fasse le portrait de cet angelot défunt. Au cimetière, je paye des pleureuses et j’embrasse ma femme, qui ne cesse de pleurer gratuitement. Je vais dans ma chambre, met mon masque et endosse mon maillot. Je sors par la fenêtre pour ne plus jamais revenir. Je me sens plus existentialiste que jamais. Je loue une chambre dans une pension proche du Zocalo. C’est là que me parvient une lettre des avocats du français, m’apprenant qu’il m’a laissé un peu d’argent et une maison en France, dans un village appelé Chansons Tristes. L’argent est destiné à financer mon prochain film, «un film de lutteurs masqués, mais du genre existentialiste avec une esthétique Nouvelle Vague», précise le français dans ses dernières volontés. Va savoir ce que cela signifie. Je vais voir des films de Godard à la Cinémathèque. Je n’y comprends pas grand chose.»
(p. 183-184)
Rodrigo Fresan, Mantra, Traduit par Isabelle Gugnon, Passage du Nord-Ouest, Albi, 2010
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Je ne suis pas sûre que le langage des morts soit tellement international mais il est claire qu'il y a un langage du désespoire très facile à comprendre par tout le monde. Merci pour le post et pour la citation à Rulfo. Jamais mieux compris la douleur, la lâcheté et la mort chez les vivants en langue espagnole. Voi ci un extract de son autre (et seule) chef d'ouvre:
ReplyDelete"Ni después, al regreso, cuando nos vinimos caminando de noche sin conocer el sosiego, andando a tientas como dormidos y pisando sin conocer el sosiego, andando a tientas como dormidos y pisando con pasos que parecían golpes sobre la sepultura de Tanilo. En ese entonces, Natalia parecía estar endurecida y traer el corazón apretado para no sentirlo bullir dentro de ella. Pero de sus ojos no salió ni una lágrima (...).
Porque la cosa es que a Tanilo Santos entre Natalia y yo lo matamos. Lo llevamos a Talpa para que muriera. Y se murió".
Talpa, El llano en llamas (Juan Rulfo).
Merci... J'ai essayé de retrouver la traduction française, dans l'édition Folio du Llano en flammes - et il faut bien dire que ça sonne mille fois mieux en espagnol que dans cette trad un brin classique de Gabriel Iaculli, mais bon voilà déjà ces mêmes lignes en français, pour nous introduire au monde bunuelien et implacable de Juan Rulfo:
ReplyDelete"Elle n'a pas pleuré non plus ensuite, au retour, quand nous avons marché, de nuit, sans le moindre repos, en avançant à tâtons comme si nous dormons debout, tandis que nos pas résonnaient comme des coups sur la tombe de Tanilo. Alors, Natalia semblait s'être endurcie, elle semblait s'être fait un coeur de pierre pour ne pas l'entendre bouillir dans sa poitrine. Mais pas une seule larme n'était tombée de ses yeux. (...) Parce que Tanilo Santos, c'est Natalia et moi qui l'avons tué. Nous l'avons conduit à Talpa pour qu'il meure. Et il est mort."
"
J viens de recvoir la trad anglaise de Pedro Paramo, apres la meme reflexion (mon espagnol est enore un peu juste). je reviens peut-etre sur l'introduction de Susan Sontag a cette meme edition. Sinon, le Fresan se lit cul sec. Et oui. Alors que la litterature psychedelique me reussit assez mal... Incredible.
ReplyDeletePar contre, Mantra, n'est pas disponible en anglais. Tant pis pour eux...
ReplyDeleteOui, tu as vu ce rythme... de la vitesse pure (et je suis du coup intrigué par la façon dont Fresan arrive à traiter ça dans la Vitesse des choses - si tant est que la Vitesse des choses parle VRAIMENT de la vitesse des choses). Moi qui avait eu de la peine à entrer dans le Fonds du ciel, j'ai avalé (oui) Mantra en un voyage TGV du sud de la France vers Paris, genre 3h de train. De la même façon que je suis pris depuis hier par le Limonov de Carrère, J'y revient dès que possible, d'ailleurs
ReplyDeleteL'autre truc qui m'intrigue, c'est la coïncidence entre le fait que mercredi tu me parlais d'Orwell et de son intéret, à un moment, pour l'Esperanto, alors que je finissais Fresan qui, semble-t-il, s'est aussi pris de passion pour cette question (à la fin de Mantra, mais aussi en allant jusqu'à lui dédier un livre, Esperanto, en 1999, qui sauf erreur n'existe pas en France - si quelqu'un, ici ou en Espagne, ou en Argentine, a des informations sur ce texte, je suis preneur).
ReplyDeleteIvan, un post sur Orwell et l'Esperanto, ou au moins une référence pour nous dire dans lesquels de ses écrits il en parle?
J'ai trouvé une édition française de Esperanto traduction de Gabriel Laculli chez Gallimard, collection du monde entiere, 1999.
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