"Juillet.
Juillet torride.
L'air est épais, palpable, moite et visqueux. Sur la chaussée, l'asphalte fond et colle aux talons. Le soleil implacable éclabousse les trottoirs et lave le ciel de toute couleur. Mais il n'y a pas beaucoup de ciel, dans ce quartier. Ce n'est qu'une mince bande bleuâtre, pâle comme des blue-jeans délavés, coincée entre les toits des immeubles sordides.
La rue est silencieuse. Il n'est que neuf heures moins vingt, et c'est dimanche matin.
Nulle brise ne soulève les papiers gras dans le caniveau, avec quelques boîtes de conserve et des planches arrachées à des cageots d'oranges. Du linge immobile sèche aux fenêtres. la chaleur écrase tout.
Des cloches sonnent, au loin, car c'est dimanche. Mais la lourdeur de l'atmosphère ne porte pas leur son, qui reste plat et sans joie. Un métro aérien passe en grondant. Les cloches se taisent. la rue est rendue au silence accablant.
Deux personnes vont mourir dans cette rue, aujourd'hui."
Ed Mc Bain, Mourir pour mourir (See them die, 1960), traduit par Louis Saurin, 10/18, 1990
Thursday, 26 August 2010
Quote
"Contempler ces stiffs autour de leurs feux, c'est regarder un cimetière. C'est à peine s'il y a de la place pour circuler entre les tombes. Pas d'épitaphes gravées dans le marbre par ici. Les épitaphes sont ces sillons qui creusent leurs joues. ces hommes sont des morts. Le jour, ce sont des fantômes qui errent dans les rues. La nuit, ce sont des fantômes qui dorment enveloppés dans le journal d'hier, en guise de couverture. Ce sont des fantômes qui gémissent et qui s'agitent pendant toute la nuit. Je les observe. De temps en temps, une tâche blanche se lève du sol. C'en est un qui ne peut pas dormir à cause des rats et du froid. C'est un fantôme agité. À moins que cela soit les crampes qui rongent l'estomac, qui l'empêchent de se reposer et de dormir. Le sol est dur. Dur et humide. Il y a bien des choses qui empêchent un fantôme de se reposer, dans cette jungle. Moi-même, je suis un fantôme agité."
Tom Kromer, Les vagabonds de la faim, Christian Bourgois, 2000
Tom Kromer, Les vagabonds de la faim, Christian Bourgois, 2000
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Waiting For Nothing
Wednesday, 25 August 2010
Alberto Garcia-Alix/Xila, No me sigas… Estoy perdido (1976-1986)
La photo ci-dessus porte un titre qui a le mérite d’être net : Esperando al dealer. En attendant le dealer. Ce que le sous-titre ne dit pas, c’est que ce garçon de Madrid rogné par le manque se prénomme Willy. Et sa copine, dont on ne sait pas, spatialement, si elle est à ses cotés ou si elle se sent très seule, a pour prénom Reyes. Willy était le petit frère du photographe Alberto Garçia-Alix et il mourut au début des années 80 d’une overdose, soit quelque temps après que cette photo ne fut prise. Willy et Alberto étaient frères mais ce n’est pas seulement pour cela qu’il n’y a aucune distance dans cette photo aux regards si honnêtement maudits et au monde derrière si intangible : juste qu’Alberto Garcia-Alix était lui-même à ce moment précis sévèrement dedans. Comme durant toutes les années que couvre ce livre, et qui vont de la fin du Franquisme 1976 jusqu’au moment où la Movida est devenue un folklore à touriste : 1986, Soit une décade lâchée à l’imagerie du rock n’ roll : fix me, demande la photo au bain révélateur… Fix me, demandent uns à uns les acteurs du petit monde de ces photographies.
Ceux qui ont connu l’Espagne des années 80 – et Madrid a toujours eu plus mauvaise réputation encore que Barcelone- savent combien les Espagnols ne rigolent pas avec la défonce qu’ils ont toujours envisagé comme un défi (on dit que que ça n’a plus rien de comparable, mais après-demain je m’envole pour Madrid : où il est toujours conseillé d’aller vérifier les choses par soi même…). De toute façon, les Espagnols n’ont jamais rigolé ni avec les rituels, ni avec les amours, ni avec les disques qui se situaient dans le dur du truc (pourquoi croyez-vous que des spécimens hautement toxiques tels que les Spacemen 3 ou les Scientists n’étaient pour ainsi dire vénérés que là-bas?), ni avec la panoplie vestimentaire (le vestiaire que déploient ici les photos relève de l’hallu) : du cirque rock considéré comme une tauromachie. Comme il n’y a pas de hasard, la première photo de Garcia-Alix pour laquelle j’eus le choc était un portrait tardif (circa 1988) de Johnny Thunders exposé à Arles il y a quatre ans. Un simple portrait mais dans lequel pouvait se lire une compréhension mutuelle entre le musicien et son photographe. Elle se passait de mots, Sad vacation.
« No me sigas… Estoy perdido » (« Ne me suis pas.. ; je suis perdu ») est le moto que Garcia Alix se fit tatouer sur le bras au pire moment du n’importe quoi de ses vingt ans, une façon indélébile de « se maudire lui-même » : c’est ainsi que le raconte son ami Xila dans le texte qui accompagne ce livre composé de photos chacune plus surpuissantes - et ce, en dépit du fait qu’elles étaient faites par un branleur madrilène qui ne savait pas encore qu’il était photographe (comment pouvait-il le savoir : tout le monde lui refusait d’exposer ses photos ?). Il avait juste trouvé ça – qui aurait pu être chose : la réparation de moto, par exemple – à quoi se raccrocher.
Il existe pas mal de bouquins de Garcia-Alix en circulation, mais celui-ci est de loin mon préféré, tout simplement à cause de ce texte de Xila que je pourrai relire vingt fois et qui me touchera toujours. C’est peut-être une chose bizarre d’aimer un livre de photos autant sinon plus pour le texte qui en soutient les images – qui préfère l’esclave au maitre ? -, mais le témoignage de Xila possède quelque chose d’authentiquement émouvant. Sa façon de raconter une génération n'est pas si éloignée des Détectives Sauvages.
Xila fut depuis la fin du franquisme et l’apparition du punk rock (1975) l’ami, voire l’ombre de Garcia-Alix, celui qui ne se défonçait pas mais qui était toujours là, dans la pièce à coté, notait tout, se souvenait de tout, des rires, des disques qui passait à telle ou telle occasion, des prénoms des nombreuses petites amies, des modèles de moto, du commencement comme de la fin, mainte fois frôlée, d’une vie qui aurait du finir très mal mais qui a trouvé la photographie sur son chemin. Ce qui explique sans doute que Garcia-Alix soit toujours vivant, de même que Ceesepe l’illustrateur soit lui aussi en vie (on reparle bientôt de Barcelona by night, promis), quand tant d’autres de cette bande des quartiers de la Latina, de Legazpi ou de la Puerta de Toledo ont été fauchés. La discipline au milieu du désordre.
Et puis on entend là, coincé entre les lignes de ce beau texte et entre les mailles de ces photographies nues, la transformation d’une génération entière de garçons et de filles qui ont subitement, et sans qu’aucun mot d’ordre n’ait été donné, troqué le punk pour le rockabilly originel. Tout comme aujourd’hui, il est permis de se reposer de tant d'insomnies technoïdes en remettant en début d’après-midi sur la platine le rock primitif... Toujours lui, encore lui… Pourquoi lui ? No lo sé, guapa, no lo sé...
«Ceesepe fit à cette époque sa première exposition. Les Rolling Stoens jouèrent à Madrid et Alberto se perça une oreille pour y accrocher un anneau. Les amies se trémoussaient avec leurs chaussures des années 50 achetées au Rastro, et la Bovia était toujours notre port d’attache le dimanche. Pour le reste de la semaine, de nouveaux bars s’ouvrirent. La musique sonnait plus fort, et David grandissait heureux en écoutant Gene Vincent. Fernando faisait claquer ses doigts. Il sifflait. Il riait. Rosa l’aimait. Et Guillermo cousit son nom de guerre dans le dos de son blouson de cuir : Willy. Tout le groupe se lança sans parachute dans ce tourbillon amené par les temps nouveaux.
Mais le bonheur n’eut qu’un temps. Peu à peu la consommation d’opiacés devient plus quotidienne et commença à causer des problèmes entre rires et foires.»
Alberto Garcia-Alix – Xila : No me sigas… Estoy perdido (1976-1986), No Hay Penas/La Fabrica/Kamel Mennour, 2006
Friday, 6 August 2010
Audio Quote
Tanger once again... Ghosts!
William S. Burroughs - Curse go back (from Break through in grey room/ Sub Rosa 1986. From an early 60's tape)
Thursday, 5 August 2010
Pierre Guyotat, Coma, 2006
Dès le début de Discipline/Disorder, l’envie- en même temps que la crainte – de me confronter à ce livre qui me hante depuis que je l'ai lu une première fois en décembre 2007 (ma colère alors à ce que personne ne m’ait dit qu’un tel livre exista, bien qu’il y ait eu des articles partout, un prix Décembre, mais que rien qui n’ait su mieux me diriger à lui que cette photo obscène, en couverture de l’édition Folio: une danseuse de cabaret exécutant demie nue un mouvement devant des nazis, à Paris durant l’Occupation). Me retient jusqu’ici l’inutilité d’avoir à rajouter des mots à ceux de Guyotat, l’indécence d’écrire après ce qui a été si parfaitement, si calmement posé, dans la langue la plus parfaite qui soit. On ne dit rien et en tout cas pas grand-chose à préciser que Coma restitue en chapitres ce qui a survécu en image de l’expérience d’une dépression vécue comme une dépossession totale du Je, un abandon de soi. On peut toujours dire que le fou Guyotat (sa sainteté Guyotat) y a vu son corps (perte de la moitié de son poids) plier sous l’architecture d’un livre à faire – Histoires de Samora Machel, encore aujourd’hui inédit, en voie de correction – son être tout entier pris dans les tuyaux d’un livre à accoucher qui lui mangeait l’intérieur – « ai-je le droit de transformer une diphtongue en voyelle ? »… La terreur muette dura trois, quatre années, entre la fin de Giscard, l’élection de Mitterrand (qui avait fait très tôt une question personnelle de la levée des différentes interdictions qui frappaient la publication de précédents textes de Guyotat : Tombeau pour 500 000 soldats, Eden Eden Eden, Prostitution), et une ou deux réanimations.
Pourtant ce post. Pour aller très loin dans mon fétichisme des livres... celui-là n'est pas n’importe lequel, et je sais très bien ce que je fais au moment de l’emporter avec moi le soir dans les ruelles de Tanger en le priant d’être mon seul guide (tu voyages seul? oui, et non...), et qui dès lors qu’il se glisse dans ma poche me fait ouvrir toutes les portes. Emporter ce livre avec moi pour lui demander de m’emmener où il voudra. Coma, ce soir, me porte jusqu’à ce café sordide de la Médina où j’allais il y a trois ans, très tôt le matin, sept heures en hiver, fumer du kif, et devant lequel une connaissance s’était horrifiée tellement l’endroit lui apparaissait sale (je n’y ait pourtant jamais été malade) et que je retrouve intact, jusqu’à ses figurants, encastrés/encrassés à leur chaise, les dalles du sol juchées de cailloux charbonneux, les derniers morceaux cramoisis que d’un souffle on éjecte de la pipe. Abdou Aziz n’a que onze ans de plus que moi, mais si partiellement édenté que je le croyais plus proche de la soixantaine, et m’offre à fumer avec lui un kif au goût divin, au fumé voisin d’un babahranouch, simplement parce que je ne lui demande rien (mais Abdou Aziz, que Dieu te garde, je ne demande jamais rien à personne), tout en riant, et tout le café avec lui, d’un américain venu une fois, fumant n’importe comment et qui, raide, s'était fracassé le nez en tombant au sol, son sang d’américain salissant l’endroit. Je ressens ce moment d’humanité rare comme faisant désormais partie intégrante de la sensualité étrange dont est imprégnée Coma. La seule transmission que je puisse faire de ce livre tient pour moi dans cette dernière chaise libre au fonds de ce minuscule café qui n’en compte pas treize, persuadé que Coma en personne vient de me réserver cette place, trois ans après.
Le lendemain rebelote, n’ai pas peur ce n’est rien quand sur le coup des 23h, dans l’arrière-salle d’un autre café des hauteurs, le Baba, un son surgit de nulle part, d’aucun poste, un tango que je crois être de Gardel ou quelque chose du répertoire du Bel Canto, suspension de magie alors que le téléphone portable d’une tablée voisine crachote quelque chose de Dire Straits, et que neuf hommes m’entourent tirant sur des pipes qu’ils s’échangent sans prononcer un mot. La télévision au son coupé passe - peine perdue - John Rambo, mais ici la guerre est finie depuis longtemps... encore que ce café, comme éternel, n’ait rien apporté de bien neuf à sa décoration depuis son ouverture, en 1943.
Depuis ma table, gravée au coteau de fesses, de cœurs et de prénoms, j’aperçois une lucarne allumée, quelqu'un (me) veille... ainsi qu'un œuf sur un toit qui peut aussi bien être une parabolique. Et, de toits en toits, la descente de la Médina jusqu’à l’incurvé des lumières qui lovent le front de mer du nouveau Tanger, celui du béton, des plages payantes et des night clubs pour saoudiens, espagnols, français, avec ce scintillement dans la nuit qui fait croire que quelque chose bat son plein et que j’en suis exclu. Mais il ne se passe rien d’aussi plein ce soir que d’être assis là, inerte, insulaire jusqu’à saluer sans dégoût particulier la visite d’un sarsour, gros cafard marron merde, à ma table. Lequel sarsour, attentif, passe devant Coma, grand à lui comme un pâté de maison, s’arrête un moment devant ce livre immense et après réflexion continue sa course absurde.
«J’avance dans le son de la vie que je viens de quitter, celui des nuits, des arrière-salles, des couloirs à putains.
Ce que je ne vis naguère que sur quelques heures, quelques journées, au désert, dans le ménage, la dépression, s’installe en moi, coupe tous mes gestes de mon centre : seuls le travail, la langue, la composition des figures, des lieux, l’accentuation de chaque voix selon ce qu’elle fait, cela seul me maintient à proximité d’un monde qui pour moi n’existe plus que pour les cinq sens des autres. » (P.32-33)
Piere Guyotat, Coma, Mercure de France 2006, Folio 2007
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