"J'ai beaucoup vu Chaplin et sa femme. C'est très intéressant (pour le dire en deux mots) de voir à quoi ressemble un vraie génie - je suis convaincu qu'il en est un. Il y a peu, ou pas, de mystère ni de surprise. C'est un homme très actif, autodidacte, intéressant, aimable. En lui se mêlent la tendresse, la sensibilité et la froideur, qui parfois me perturbe, qui vous repousserait je pense. Il n'a aucune prétention. Le "génie" est un mélange de cette autodiscipline folle, de maitrise technique, de dur labeur, de sentiments incandescents, d'intuition au travail. Il puise ses racines dans l'émotion, l'intuition. Ce dont il a le plus besoin est la discipline.
Je n'ai pas un gramme (de discipline)."
James Agee, Le Vagabond d'un nouveau monde, (The Tramp's New World), traduit par Pauline Soulat, Capricci, 2010.
Thursday, 28 October 2010
Tuesday, 26 October 2010
Félix Guattari, Les Années d'hiver, 1980-1985
Une amie hier se demandant par mail à quoi ça rime au fond sa folie de vouloir faire des films… Clo vendredi tard dans la nuit parlant de DiD comme d’un échappatoire pour chacun de nous, chaque jour plus acculés à écrire des choses alimentaires, l’aberration d’une proposition tombée (pshittttt...) en fin de semaine - à prendre ou à laisser… Humm, l’hiver a de l’avance cette année. Aussi, est-ce vraiment une coïncidence si ma main, lundi matin, a pris ce livre (sur lequel un vrai post explicatif viendra le jour où Flore aura fini sa thèse) et s’il s’est ouvert, comme par hasard, sur ces lignes bienfaitrices? Philosophie, tu disais? Elles proviennent d’un entretien de 1985 avec Michel Butel, le fondateur de l’Autre Journal – mensuel à coté duquel j’étais un peu passé à l’époque (trop jeune, trop loin) mais dont je n'ai de cesse récemment de croiser le chemin d'anciens journalistes (Sélim, où es-tu, que fais-tu?…). A ce titre, ce post/quote est aussi une manière de célébrer ma rencontre avec l'un d'eux, Manu B. - les garçons avec qui il est possible de partir à la recherche de bars véreux (en général tenus par des libanais) servant des hectolitres d’alcool dans les rues hypocrites d’Abu Dabi ne sont pas légions, après tout…
«On est tous à la merci de cette stupeur qui vous prend à la gorge et vous étouffe littéralement. On est tous alors semblables à Swann, à moitié fou après sa séparation d’avec Odette, et qui fuyait comme la peste tous les mots susceptibles d’évoquer, même indirectement, son existence.
C’est pourquoi chacun reste cramponné à ses échafaudages sémiotiques ; pour pouvoir continuer à marcher dans la rue, se lever, faire ce qu’on attend de lui. Sinon tout s’arrête, on a envie de se jeter la tête contre les murs. C’est pas évident d’avoir le goût de vivre, de s’engager, de s’oublier. Il y a une puissance extraordinaire de l’ « à quoi bon !» C’est bien plus fort que Louis XV et son « après moi le déluge » !
Est-ce que ça vaut le coup de continuer tout ça, de reprendre le legs des générations antérieures, de faire tourner la machine, d’avoir des gosses, de faire de la science, de la littérature, de l’art ? Pourquoi pas crever, laisser tout en plan ? C’est une question ! C’est toujours à la limite de s’effondrer…
La réponse, bien sûr, est à la fois personnelle et collective. On ne peut tenir dans la vie, que sur la vitesse acquise. La subjectivité a besoin de mouvements, de vecteurs porteurs, de rythmes… »
Félix Guattari, Les Années d’hiver 1980-1985, Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 (édition originale Barrault, 1986), p.120.
«On est tous à la merci de cette stupeur qui vous prend à la gorge et vous étouffe littéralement. On est tous alors semblables à Swann, à moitié fou après sa séparation d’avec Odette, et qui fuyait comme la peste tous les mots susceptibles d’évoquer, même indirectement, son existence.
C’est pourquoi chacun reste cramponné à ses échafaudages sémiotiques ; pour pouvoir continuer à marcher dans la rue, se lever, faire ce qu’on attend de lui. Sinon tout s’arrête, on a envie de se jeter la tête contre les murs. C’est pas évident d’avoir le goût de vivre, de s’engager, de s’oublier. Il y a une puissance extraordinaire de l’ « à quoi bon !» C’est bien plus fort que Louis XV et son « après moi le déluge » !
Est-ce que ça vaut le coup de continuer tout ça, de reprendre le legs des générations antérieures, de faire tourner la machine, d’avoir des gosses, de faire de la science, de la littérature, de l’art ? Pourquoi pas crever, laisser tout en plan ? C’est une question ! C’est toujours à la limite de s’effondrer…
La réponse, bien sûr, est à la fois personnelle et collective. On ne peut tenir dans la vie, que sur la vitesse acquise. La subjectivité a besoin de mouvements, de vecteurs porteurs, de rythmes… »
Félix Guattari, Les Années d’hiver 1980-1985, Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 (édition originale Barrault, 1986), p.120.
Monday, 25 October 2010
Takuma Nakahira, For a Language to Come, 1970
Je regarde ces photos depuis deux jours déjà (j’en suis tombé amoureux au premier coup d’œil), et plus le temps passe et moins je me sens capable de désigner ce monde sur lequel elles sont censées nous renseigner. Je reconnais des éléments parmi le trouble, mais je reconnais avant toute chose le trouble. Je peux dire là la fièvre, là le sentiment de panique, là le tremblé, là la colère mais pas le reste. Devant elles, j’ai perdu le nom des choses.
Takuma Nakahira commence à appeler une photographie une photographie quand une voiture n’est plus tout à fait une voiture. Ni un corps un corps. J’ai lu quelque part que Takuma Nakahira a été entre 1977-79 alcoolique au point de ne plus voir grand chose et de ne se souvenir de rien. Avant cela, il avait été hospitalisé en 1973 pour avoir abusé de narcoleptiques qui lui procurait le sommeil. Je ne sais pas s’il s’en servait pour travailler – j’ai envie de le croire. Il semblerait bien, à voir ces photos qui précèdent de cinq ou huit ans ce double ravage éthylique et chimique : le principe d’ensevelissement de sa vision et de sa reconnaissance y est déjà à l'oeuvre. Et si jamais avec lui la photographie se risquait à être « un langage à venir », parions que ce langage aurait la phonétique absurde d’un bégaiement, du mot qui trébuche contre sa propre consonance au point de n’être plus qu’un phonème se cognant dans la bouche. Ici, et pour la première fois, la photographie est coupée de ce langage qui lui servait jusqu’alors à désigner le monde. Voici le commencement d'autre chose : Grainy, Blurry, and Unfocused.
Ce livre est la toute première réédition à l’identique (limitée à 1000 exemplaires, somptueuse, avec des tirages d'une densité hallucinante) d’un livre paru à Tokyo en novembre 1970. A cette époque, Takuma Nakahira avait trente deux ans, il était diplômé du département d’espagnol de l’université de Tokyo, s’était passionné pour la révolution cubaine, écrivait des essais sur le cinéma et la photographie (sous influence Barthes/Godard) tout en se lançant à corps perdu dans la pratique de la photographie avec une rage politique qui lui fit tenir les reines théoriques et esthétiques du plus sauvage des mouvements que la photo nippone ait connu : Provoke - à la fois nom de guerre, nom de bande et non d’une revue.
L’idée derrière Provoke étant d’abattre la barrière entre le photographe et le monde, déposséder le photographe de sa propre maîtrise, l’abandonner à l’inconscience jusqu’à lui faire atteindre un point (désespéré ?) de résistance contre le paysage et l'architecture. Provoke menait une guerre civile du sensible contre le visible. For a Language to Come marquait à la fois l’apogée du style Provoke en même temps qu’il signait la dissolution du mouvement en tant que tel.
Quarante ans après, sa force semble en être décuplée. Même si Daido Moriyama, son frère d’arme au sein de Provoke (un génie total, mais ça vous le savez) nous a depuis beaucoup habitué à cette saturation des signes, à ce brouillard. Mais une telle force d'injonction ne s'évapore pas, on est toujours vierge devant cette qualité de noir qui s'empare de l'image, la domine jusqu'à en faire autre chose qu’une simple empreinte du réel: la rendre (au sens vomitif du terme) méconnaissable, plus nue que nue : scalpée.
Regardez ces deux filles, leur peau à vif.
En 1974 Gilles Deleuze, que Michel Cressole accusait de garder longs ses ongles de la même façon que Garbo portait des lunettes noires et Marilyn une robe rose au corsage plissé, lui répondit que si on observait l’extrémité de ses doigts, on verrait qu’il lui manque les empreintes digitales ordinairement protectrices; si bien que toucher du doigt un objet et surtout un tissus lui était une douleur nerveuse qui exigeait la protection d’ongles longs. Les photos de Takuma Nakahira sont comme un doigt (majeur brandi ?) de Deleuze à qui l’on aurait arraché un ongle avant de l’obliger à appuyer de toute sa douleur sur le déclencheur de la caméra.
Chef d'oeuvre, pas moins.
Takuma Nakahira, For a Language to Come, Osiris, Japon, 2010
Takuma Nakahira commence à appeler une photographie une photographie quand une voiture n’est plus tout à fait une voiture. Ni un corps un corps. J’ai lu quelque part que Takuma Nakahira a été entre 1977-79 alcoolique au point de ne plus voir grand chose et de ne se souvenir de rien. Avant cela, il avait été hospitalisé en 1973 pour avoir abusé de narcoleptiques qui lui procurait le sommeil. Je ne sais pas s’il s’en servait pour travailler – j’ai envie de le croire. Il semblerait bien, à voir ces photos qui précèdent de cinq ou huit ans ce double ravage éthylique et chimique : le principe d’ensevelissement de sa vision et de sa reconnaissance y est déjà à l'oeuvre. Et si jamais avec lui la photographie se risquait à être « un langage à venir », parions que ce langage aurait la phonétique absurde d’un bégaiement, du mot qui trébuche contre sa propre consonance au point de n’être plus qu’un phonème se cognant dans la bouche. Ici, et pour la première fois, la photographie est coupée de ce langage qui lui servait jusqu’alors à désigner le monde. Voici le commencement d'autre chose : Grainy, Blurry, and Unfocused.
Ce livre est la toute première réédition à l’identique (limitée à 1000 exemplaires, somptueuse, avec des tirages d'une densité hallucinante) d’un livre paru à Tokyo en novembre 1970. A cette époque, Takuma Nakahira avait trente deux ans, il était diplômé du département d’espagnol de l’université de Tokyo, s’était passionné pour la révolution cubaine, écrivait des essais sur le cinéma et la photographie (sous influence Barthes/Godard) tout en se lançant à corps perdu dans la pratique de la photographie avec une rage politique qui lui fit tenir les reines théoriques et esthétiques du plus sauvage des mouvements que la photo nippone ait connu : Provoke - à la fois nom de guerre, nom de bande et non d’une revue.
L’idée derrière Provoke étant d’abattre la barrière entre le photographe et le monde, déposséder le photographe de sa propre maîtrise, l’abandonner à l’inconscience jusqu’à lui faire atteindre un point (désespéré ?) de résistance contre le paysage et l'architecture. Provoke menait une guerre civile du sensible contre le visible. For a Language to Come marquait à la fois l’apogée du style Provoke en même temps qu’il signait la dissolution du mouvement en tant que tel.
Quarante ans après, sa force semble en être décuplée. Même si Daido Moriyama, son frère d’arme au sein de Provoke (un génie total, mais ça vous le savez) nous a depuis beaucoup habitué à cette saturation des signes, à ce brouillard. Mais une telle force d'injonction ne s'évapore pas, on est toujours vierge devant cette qualité de noir qui s'empare de l'image, la domine jusqu'à en faire autre chose qu’une simple empreinte du réel: la rendre (au sens vomitif du terme) méconnaissable, plus nue que nue : scalpée.
Regardez ces deux filles, leur peau à vif.
En 1974 Gilles Deleuze, que Michel Cressole accusait de garder longs ses ongles de la même façon que Garbo portait des lunettes noires et Marilyn une robe rose au corsage plissé, lui répondit que si on observait l’extrémité de ses doigts, on verrait qu’il lui manque les empreintes digitales ordinairement protectrices; si bien que toucher du doigt un objet et surtout un tissus lui était une douleur nerveuse qui exigeait la protection d’ongles longs. Les photos de Takuma Nakahira sont comme un doigt (majeur brandi ?) de Deleuze à qui l’on aurait arraché un ongle avant de l’obliger à appuyer de toute sa douleur sur le déclencheur de la caméra.
Chef d'oeuvre, pas moins.
Takuma Nakahira, For a Language to Come, Osiris, Japon, 2010
Wednesday, 20 October 2010
Quote
"Dépéris ou bien crée ton langage."
Johann Gottfried Herder, Traité sur l'origine des langues (Abhandlung über den Ursprung der Sprache), 1772, réédition Allia 2010.
Johann Gottfried Herder, Traité sur l'origine des langues (Abhandlung über den Ursprung der Sprache), 1772, réédition Allia 2010.
Wednesday, 13 October 2010
Lefort, Robrieux, Semprun - Trois morts
Leurs écrits m’ont accompagné depuis 15 ou 20 ans. Pas de la même manière, ni avec la même application de ma part (de Lefort, je n’aurais lu qu’un livre (La complication, 1998), et quelques articles ou interviews, de Robrieux, quatre ou cinq, je ne sais plus (sa biographie de Maurice Thorez, et trois ou quatre tomes de son Histoire intérieure du Parti Communiste Français), et de Semprun, à peu près tout, de ses lettres à Debord dans la Correspondance de Champ Libre à tous ses textes pour L’encyclopédie des Nuisances, le fascicule puis la maison d’édition). Semprun est mort le 3 août dernier, Robrieux le 1er octobre et Lefort le 3 octobre.
Pourquoi ai-je envie de les réunir dans ce billet ? Parce que, chacun à leur façon, ils dessinent une histoire alternative de la gauche, et du XXème siècle ; et une certaine idée de la droiture dans le débat d’idées. Le premier dont j’ai entendu parler fut Robrieux. Je lus ses aventures à l’UEC en pleine déstalinisation dans le volume 1 de Génération, l’excitante (mais maspérisatrice) histoire de la génération 68 de Hamon et Rotman, dévorée à 15 ans l’année de sa sortie, en 1988 ; et je l’ai retrouvé cinq ans plus tard en lisant son Histoire intérieure du Parti Communiste Français, ce livre d’histoire en forme de roman-fleuve, épopée tragique, monstrueuse et fascinante de cette machine à broyer les héros et les intelligences que fut le communisme français. Et la lecture de son Thorez ne peut que vous laisser imaginer ce que Hollywood aurait pu faire de cette destinée (un mauvais film, probablement, comme tous les biopics, mais sur une histoire réellement extraordinaire).
Semprun, j’ai dû le découvrir dans le catalogue de Champ Libre. J’aimais le relire, tous les trois ou quatre ans lorsqu’il sortait le dernier chapitre de ses considérations désabusées sur l’époque, aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. Il avait ce style géométrique du Debord stratège, général fataliste d’une armée fantôme en lutte contre l’évolution irrésistible du monde. Peut-être l’aimais-je davantage pour des raisons esthétiques que politiques, et peut-être avais-je tort. Mais une chose est sûre : l’imbécillité ambiante a beaucoup gagné de sa disparition.
Quant à Claude Lefort, j’ai croisé son nom en fouillant dans les à-côtés de l’histoire des situs, du côté de Socialisme ou Barbarie, cette aventure admirable et solitaire de l’époque où Aragon était le ministre des Lettres Françaises, et où l’antistalinisme de gauche vous condamnait à la mort sociale. Il était antitotalitaire comme Simon Leys l’était, et non comme les Glucksmann-Lévy prétendaient l’être ; sa pensée était subtile et vive, et autrement plus convaincante que celle d’un Furet sur la nature du phénomène stalinien : point « d’illusion » mais un pouvoir, que ses détenteurs exerçaient avec zèle. On trouve ici une longue interview qu’il donna au journal l’Anti-mythes, en 1975. C’est passionnant, et tout y est déjà (notamment son analyse très fine de l’inévitable bureaucratisation des militants professionnels).
Tuesday, 12 October 2010
Yasujiro Ozu, Carnets 1933-1963
Shinji Aoyama était à Paris début juillet pour quelques jours. Il venait présenter Sad Vacation, la suite d’Eureka, qui est avec son magnifique Eli Eli (deux types font du noise sauvage pour que le bruit blanc empêche une épidémie de suicide !), ce que le cinéma japonais contemporain nous a offert de plus beau et de moins rassurant (à tous points de vue) ces dix dernières années. Il serait tant que ça se sache un peu plus par ici.
Shinji est aussi venu présenter un cinéaste inconnu en France, Sadao Yamanaka, surnommé à Tokyo « le Jean Vigo Japonais », un homme qui ne fit que trois films dans les années 30 et mourut, comme Vigo, trop vite. La soirée est presque fraîche, Jun nous a rejoint, on mange en fausse terrasse d’un restaurant chinois de Belleville, le vin est rouge, et de plus en plus rouge, et vient enfin après deux heures à se donner des nouvelles d’amis dans un anglais malhabile le moment où, comme toujours avec Shinji, ça décolle. Ça se remarque à de petites choses, il parle en fermant complètement les yeux et en renversant la tête, il s’exprime soudain en japonais, Jun fait la passerelle en rajoutant une ou deux idées théoriques au passage.
On parle, comme souvent, d’un livre qui nous est cher à nous trois : les carnets intimes que Yasujiro Ozu aura tenu durant trois décennies, des années 3O à sa mort en 1963. Ozu : l’un des dix plus grands cinéastes classiques, mais encore le premier moderne. Ozu, maître total (le seul?) est une obsession pour nous tous, qui plusieurs fois firent ensemble (guidés par Abi-san) le pèlerinage jusqu’à sa tombe, au cimetière de Kita-Kamakura, à 30 bornes de Tokyo, y déposer comme le veut la tradition des bouteilles de saké et de bière japonaise: Ozu, St Buveur. Ce cimetière et la petite gare qui le borde, il est possible de les apercevoir dans deux films d'Ozu (Printemps tardif et Eté précoce). Il avait donc filmé de son vivant le siège de son éternité. Il vivait là, dans cette banlieue minuscule, jolie mais morne, entouré de cerisiers majestueux à en crever. Tout comme vivait là Setsuko Hara, son actrice (et sans doute le grand amour -secret- de sa vie), et le fidèle Chishu Ryu, acteur et alter-égo de toujours. Sur la tombe du maître, un signe – Mu. Qui, une fois traduit, veut dire RIEN. Rien de Rien. Tchi. Néant total. Vide. Toute la filmographie d’Ozu dévisagée en un idéogramme.
A propos de rien, ou de coquille vide, Shinji me dit qu’il commence à en avoir assez d’être invité dans les festivals occidentaux en tant que « cinéaste japonais ». Qu’il en a marre aussi d’entendre parler de « cinéastes iraniens », « thaïlandais"... qu’il s’agit peut-être d’une défaite collective des cinéastes et des critiques – viendra-t-il celui qui, après Godard, après Oliveira (Shinji m’avouant qu'à chaque fois qu’il se pose une question de mise en scène, il s’aperçoit que le vieux Manoel se l'est déjà posée) symbolisera tout le cinéma et non pas seulement une production nationale ?
On cherche du coté des exilés volontaires, en commençant par l’Allemagne (Herzog, Schroeter, Wenders) en faisant un zigzag par l’Italie (Pasolini, Antonioni) à la poursuite des motivations intimes de ceux qui sont allés filmer d’autres pays. Pour quelles raisons d'ailleurs?: Pour découvrir le monde? pour aller vérifier les autres images? pour se coltiner à ses mythes? ou par haine féroce de sa propre terre? Dans ce magma des chemins, le nom d’Ozu revient vite - Lui qui pourtant n'a jamais filmé que quelques quartiers de Tokyo et de ses environs... Mais voilà, Ozu a été à la fois le Japon et le Cinéma - leur signe pur à chacun. Et comme il a voulu enregistrer la permanence des choses, il n'a jamais fini que par en capturer son contraire : la moindre variation du monde, son oscillation.
Et Yamanaka, le Vigo japonais fauché trop tôt ? "Lui, il a été plus international encore, glisse Shinji, paupières closes. Il a été le premier à filmer des gens de dos au Japon. Le premier, avant Naruse, à filmer la marche et pas la course. Et le premier à choisir la brise contre la tempête. Il a surtout été le premier à vouloir dialoguer avec les cinéastes américains des années 30, avec Walsh, avec Ford. » Ce qui nous ramène aux Carnets d’Ozu. Jun, Shinji comme moi sommes d’accord : les plus beaux passages, plus fascinants encore que le nombre astronomique de bouteilles de saké que Ozu engloutissait tout en en reportant scrupuleusement le nombre sur ses carnets (ce qui en fait un livre de vie et d’alcool à la fois), ce sont tous ces passages du début des années 30 où Ozu, encore jeune homme, s’épanouissait dans le Tokyo moderne, rejoignait deux ou trois autres cinéastes ou critiques de cinéma dans le quartier rénové de Ginza pour aller voir en salle des films américains, Scarface par exemple, et apprendre auprès d’eux. «Moi, je ne serais calmé que le jour où je réaliserai un film aussi rugueux et sensuel que le Toni de Jean Renoir. Mais pas avant. Je crois maintenant que cette internationale des cinéastes me manque », regrette Shinji, définitivement saoul comme un polonais. Il est le dernier grand punk cinéaste, un chef sioux sans réserve. Le cinéma indépendant à peut-être inventé les cinéastes solitaires, les festivals et la critique ont peut-être inventé les cinéastes nationalisés (de grès de force), je viens surement de passer une des plus belles nuits cinéphiles d'un été plus étrange que les autres (moi qui parle si peu souvent de cinéma), et le vin était rouge.
« Lundi 4 avril 1955.
Vapeurs tenaces de l’alcool que j’ai bu hier.
Appel de Shigéko, tôt ce matin, pour me dire qu’elle venait cet après-midi. Elle est venue seule à 16h. On a bu du saké, et on a préféré dîner à la maison, plutôt que de sortir. Elle est repartie vers 22h, et je l’ai accompagnée à la gare. De retour à la maison, je me suis remis à boire, et j’ai immédiatement sombré dans l’ivresse. »
Yasujiro Ozu, Carnets 1933-1963, Traduction de Josiane Pinon-Kawataké, Editions Alive, 1996
Shinji est aussi venu présenter un cinéaste inconnu en France, Sadao Yamanaka, surnommé à Tokyo « le Jean Vigo Japonais », un homme qui ne fit que trois films dans les années 30 et mourut, comme Vigo, trop vite. La soirée est presque fraîche, Jun nous a rejoint, on mange en fausse terrasse d’un restaurant chinois de Belleville, le vin est rouge, et de plus en plus rouge, et vient enfin après deux heures à se donner des nouvelles d’amis dans un anglais malhabile le moment où, comme toujours avec Shinji, ça décolle. Ça se remarque à de petites choses, il parle en fermant complètement les yeux et en renversant la tête, il s’exprime soudain en japonais, Jun fait la passerelle en rajoutant une ou deux idées théoriques au passage.
On parle, comme souvent, d’un livre qui nous est cher à nous trois : les carnets intimes que Yasujiro Ozu aura tenu durant trois décennies, des années 3O à sa mort en 1963. Ozu : l’un des dix plus grands cinéastes classiques, mais encore le premier moderne. Ozu, maître total (le seul?) est une obsession pour nous tous, qui plusieurs fois firent ensemble (guidés par Abi-san) le pèlerinage jusqu’à sa tombe, au cimetière de Kita-Kamakura, à 30 bornes de Tokyo, y déposer comme le veut la tradition des bouteilles de saké et de bière japonaise: Ozu, St Buveur. Ce cimetière et la petite gare qui le borde, il est possible de les apercevoir dans deux films d'Ozu (Printemps tardif et Eté précoce). Il avait donc filmé de son vivant le siège de son éternité. Il vivait là, dans cette banlieue minuscule, jolie mais morne, entouré de cerisiers majestueux à en crever. Tout comme vivait là Setsuko Hara, son actrice (et sans doute le grand amour -secret- de sa vie), et le fidèle Chishu Ryu, acteur et alter-égo de toujours. Sur la tombe du maître, un signe – Mu. Qui, une fois traduit, veut dire RIEN. Rien de Rien. Tchi. Néant total. Vide. Toute la filmographie d’Ozu dévisagée en un idéogramme.
A propos de rien, ou de coquille vide, Shinji me dit qu’il commence à en avoir assez d’être invité dans les festivals occidentaux en tant que « cinéaste japonais ». Qu’il en a marre aussi d’entendre parler de « cinéastes iraniens », « thaïlandais"... qu’il s’agit peut-être d’une défaite collective des cinéastes et des critiques – viendra-t-il celui qui, après Godard, après Oliveira (Shinji m’avouant qu'à chaque fois qu’il se pose une question de mise en scène, il s’aperçoit que le vieux Manoel se l'est déjà posée) symbolisera tout le cinéma et non pas seulement une production nationale ?
On cherche du coté des exilés volontaires, en commençant par l’Allemagne (Herzog, Schroeter, Wenders) en faisant un zigzag par l’Italie (Pasolini, Antonioni) à la poursuite des motivations intimes de ceux qui sont allés filmer d’autres pays. Pour quelles raisons d'ailleurs?: Pour découvrir le monde? pour aller vérifier les autres images? pour se coltiner à ses mythes? ou par haine féroce de sa propre terre? Dans ce magma des chemins, le nom d’Ozu revient vite - Lui qui pourtant n'a jamais filmé que quelques quartiers de Tokyo et de ses environs... Mais voilà, Ozu a été à la fois le Japon et le Cinéma - leur signe pur à chacun. Et comme il a voulu enregistrer la permanence des choses, il n'a jamais fini que par en capturer son contraire : la moindre variation du monde, son oscillation.
Et Yamanaka, le Vigo japonais fauché trop tôt ? "Lui, il a été plus international encore, glisse Shinji, paupières closes. Il a été le premier à filmer des gens de dos au Japon. Le premier, avant Naruse, à filmer la marche et pas la course. Et le premier à choisir la brise contre la tempête. Il a surtout été le premier à vouloir dialoguer avec les cinéastes américains des années 30, avec Walsh, avec Ford. » Ce qui nous ramène aux Carnets d’Ozu. Jun, Shinji comme moi sommes d’accord : les plus beaux passages, plus fascinants encore que le nombre astronomique de bouteilles de saké que Ozu engloutissait tout en en reportant scrupuleusement le nombre sur ses carnets (ce qui en fait un livre de vie et d’alcool à la fois), ce sont tous ces passages du début des années 30 où Ozu, encore jeune homme, s’épanouissait dans le Tokyo moderne, rejoignait deux ou trois autres cinéastes ou critiques de cinéma dans le quartier rénové de Ginza pour aller voir en salle des films américains, Scarface par exemple, et apprendre auprès d’eux. «Moi, je ne serais calmé que le jour où je réaliserai un film aussi rugueux et sensuel que le Toni de Jean Renoir. Mais pas avant. Je crois maintenant que cette internationale des cinéastes me manque », regrette Shinji, définitivement saoul comme un polonais. Il est le dernier grand punk cinéaste, un chef sioux sans réserve. Le cinéma indépendant à peut-être inventé les cinéastes solitaires, les festivals et la critique ont peut-être inventé les cinéastes nationalisés (de grès de force), je viens surement de passer une des plus belles nuits cinéphiles d'un été plus étrange que les autres (moi qui parle si peu souvent de cinéma), et le vin était rouge.
« Lundi 4 avril 1955.
Vapeurs tenaces de l’alcool que j’ai bu hier.
Appel de Shigéko, tôt ce matin, pour me dire qu’elle venait cet après-midi. Elle est venue seule à 16h. On a bu du saké, et on a préféré dîner à la maison, plutôt que de sortir. Elle est repartie vers 22h, et je l’ai accompagnée à la gare. De retour à la maison, je me suis remis à boire, et j’ai immédiatement sombré dans l’ivresse. »
Yasujiro Ozu, Carnets 1933-1963, Traduction de Josiane Pinon-Kawataké, Editions Alive, 1996
Subscribe to:
Posts (Atom)