Friday, 26 July 2013
Quote : Djuna Barnes, Le Bois de la Nuit, 1986 (Nightwood, 1936)
"C'est dans l'acceptation de la dépravation que l'on saisit plus pleinement le sens du passé. Qu'est-ce qu'une ruine, sinon le temps en train de se délester de l'endurance. La corruption est la vieillesse du temps. C'est le corps et le sang de l'extase, de la religion et de l'amour."
Djuna Barnes, Le bois de la nuit, Points Seuil, 1986.
Sunday, 21 July 2013
Mao Ishikawa, Hot days in Okinawa, 1975-1977
Vous n’imaginez même pas à quel point c’est difficile d’extraire quelques photos de magnifique Hot days in Okinawa. D’abord, on ne trouve rien ou presque qui se ballade sur le net, sinon deux trois photos qui, isolées, pourraient nous faire croire que ce livre cherche à nous vendre les bars de nuit à Okinawa, toute une vie dévouée au cul et au saké bière – tout simplement parce que ces photos ont effectivement en elles une bravoure qui leur donne ce vernis un peu choc, une manière d'affirmer fort et haut que "oui, oui, ces instants ont été saisis par une femme, japonaise de surcroît. Qui, mis à part çà, vous emmerde".
Mais une fois mises les unes cotés des autres, ces photos prises entre 1975 et 1977, réunies une première fois en volume en 1981 (titre original : Hot Days in Camp Hansen), donnent surtout une impression de sérénité. Leur gaité brute, leur naturel, leur insouciance arrivent à faire passer beaucoup de vie quotidienne dans un très mince espace clos - les étés interminables et suffocants à Okinawa, les virées à la plage entre filles, le retour le soir au quartier des plaisirs, les danses des bartenders avec leurs boyfriends, tous des soldats noirs américains,les gestes libres en lieux-clos, les rires.
Nous voilà entre nous. Parce que Mao Ishikawa s’était engagée là comme serveuse, à 22 ans, avait elle aussi un ou deux amants noirs, vivait dans la maison parmi les filles, rien de tout cela ne nous vend quoi que ce soit. Sinon le bonheur éphémère de faire partie d’une bande.
"It was back in 1975. I was 22 when i took the plunge and started working in the bar district in Teruya, Koza City (now called Okinawa City). It was an area exclusive to blacks, and i thought it would be a quick route to take photos of U.S. soldiers, if i worked in a bar where foreigners hung out, even though i spoke zero english - i was bold.
The U.S. army had whithdrawn from the Vietnam war by the time, and when old friends reunited at the bars, soldiers were happy to see each other's safe return. The following year, i moved to Kin Town to work in a bar, which served exclusive to blacks, i took many pictures of the women who were my co-workers.
i sometimes noticed the fellow okinawans and japanese tourists looking at me when i would walk in the streets in Naha City with my military boyfriend arm-in-arm. Their faces seemed to say i was some kind of a whore, crazy about black men who are only good for dancing and sex. But i really didn't care about what they thought."
Mao Ishikawa, December 2012
Mao Ishikawa, Hot days in Okinawa, Foil, 2013, Japon
Saturday, 20 July 2013
Quote (suite), T.Clerc, Maurice Sachs Le Desoeuvré, 2005
Le doublé n'est pas dans notre tradition, mais nous n'avons pas de traditions.
Rare et fulgurant (de la première à la dernière page), essai de critique (a-)littéraire qui se met en jeu. Nous met en jeu aussi.
in Thomas Clerc, Maurice Sachs Le Desoeuvré, Allia, 2005.
'Sachs, par un retournement qu'il paiera cher, ne peut accéder à la littérature par le livre. Si elle veut racheter une vie qui en est pleine, l'oeuvre doit être sans faute-c'est loin d'être le cas-, et d'abord elle doit exister,c e qui n'est guère plus sur. Première des figures de son existence rhétorique, le paradoxe de cet homme qui vénère la chose écrite est son incapacité à produire un texte en vue de le montrer. Impossible à rendre publique, l'écriture est sa doublure alors qu'elle devrait être son manteau. En la reléguant, Sachs se met en deçà des mots, c'est à dire nulle part. Son oeuvre s'efface au profit d'invisibles formes de vie qui font de lui l'écrivain moins son oeuvre. Otez l'auteur, que reste t-il? Des actes, venus remplacer la place vide.'
Friday, 19 July 2013
Quote: Thomas Clerc, 'L'Homme Qui Tua Thierry Paulin', 2010
'En 1984, Paulin appris que sa mère et sa famille vit maintenant à Nanterre, une banlieue nord de Paris. Il s'y est rendu à vivre avec eux, mais sa relation était hostile.
Paulin est devenu un serveur au Paradis Latin, un club de nuit réputé pour sa travesti montre. Là, il a commencé une carrière d'artiste, vêtue de glisser et de chanter des airs de son chanteur préféré, Eartha Kitt. Sa mère était une fois invité à voir son fils le rendement, mais elle a quitté le club quelques secondes après le début de l'acte.
Il est devenu artiste à faire glisser la boîte de nuit de Paris, où il impersonated Eartha Kitt et bien d'autres vedettes de nuit. L'événement le plus important qui s'est produit au Paradis Latin a été de rencontrer Jean-Thierry Mathurin. Les 19 ans Mathurin est né en Guyane française et a été un toxicomane. Paulin est tombé en amour avec lui et ils ont rapidement devenu amoureux. Il a également été accro, mais moins gravement, et vendu des médicaments ainsi.'
la poésie parle mais pour les prosaïques, cette nouvelle est, dixit,'…un ready made obtenu a partir de sites de traduction automatique français-anglais'.
in L'Homme Qui Tua Roland Barthes-Nouvelles, L'Arbalete-Gallimard, 2010.
Michel Cressole, Cocteau? C'est un Charlot, octobre 1983
A l’automne, on célèbrera le cinquantenaire de la disparition de Jean Cocteau. On, c’est qui? On imagine une société secrète composée de gens à peine mélancoliques, qui attendent un peu plus chaque jour l’album de Tropic of cancer et celui de Tristesse contemporaine, tout en surveillant d’un œil ce que ressort Veronika sur Minimal Wave ou le label Dark Entries. On imagine aussi qu’ils vont télécharger le maxi de C.A.R. - il est même inimaginable qu'ils ne l'aient pas déjà fait. On imagine qu'ils lisent cet été la formidable bio de Pacadis de Bernier et Buot qu'on vient de rééditer. On imagine qu'ils ont aimé Les Occupations, le beau premier roman de Côme Martin-Karl et qu'ils apprécient les livres que publient les Kaiserin. On imagine qu'ils languissent avant la sortie en salle des Rencontres d'après-minuit de Yann Gonzalez. C'est ainsi qu'on les voit, les coctaliens 2013 : ils flottent, ils cherchent, ils ont le plus beau sourire dans les meilleurs fêtes, ils n’ont pas besoin qu’on leur dise où aller : ils y sont déjà. Ils continuent pourtant de chercher et de chercher encore. Ils chercheront toujours. Ceux là.
Il y a trente ans, Libé consacrait à la même mort de Jean Cocteau, un hallucinant numéro hors-série (devenu introuvable, va falloir remuer ciel et terre mes chéris), à couverture Andy Warhol, dont l’objectif était limpide : expliquer Cocteau aux enfants de la new wave - ses seuls enfants naturels.
L'explication a si bien marché qu’en 1984, depuis Manchester, les Smiths découpaient directement dans le numéro la photo de Gilles Decroix montrant Fabrice Colette, un garçon de Paris qui s’était fait tatouer dans le dos (« par Bruno ») un profil décalqué dans le Livre blanc. Cette photo, vous la connaissez par cœur : elle fait la cover de Hatful of hollow.
Donc voici, comme de juste, un extrait de « Cocteau ? C’est un Charlot », incroyable texte d’intro au numéro de Libé signé Michel Cressole. Cressole était un génie contemporain capable de résumer 50 ans d’avant garde en deux feuillets et demie au cordeau. Le secret d’un tel art s’est perdu avec lui.
Voici une certaine idée de la perfection, voici une leçon de style.
«De 1909 à 1913 sont définies – dans la musique, les couleurs et les matières -, les harmonies neuves accordées à cette allure, et dans lesquelles on puise encore en cette fin de siècle. Et Cocteau est au cœur du laboratoire. C’est par lui que le XIXème passe le relais au XXème, lorsque, dans la même année 1911, il rencontre l’impératrice Eugénie et change chez sa mère, rue d’Anjou, son bureau d’artiste « fin-de-siècle » contre la table d’architecte à tréteaux qui donne sa position de travail aux « créateurs » contemporains.
En 1913, tout est en place pour la conversion au moderne. Cocteau écrit Le Potomak, en y dessinant des Eugène de bd, où le Potomak est la grosse limace du Retour du Jedi. Stravinski et Diaguilev ont leur bataille d’Hernani avec Le Sacre du printemps. Marcel Proust publie Du côté de chez Swann. Apollinaire a trouvé les formules de la modernité. Et Picasso est déjà Picasso. En 1913.
S’abat la guerre de 1914-1918, qui accélère le mouvement. On s’est étonné que les artistes n’aient pas alors cessé d’expérimenter et de rire, comme Cocteau qui écrivait du front à André Gide : « Tranchées, Venise arabe à Luna Park. Les tirailleurs dansent du ventre et les zouaves m’offrent des bagues préhistoriques. » C’est qu’ils étaient aux premières lignes pour saisir l’effet principal de la Grande Guerre qu’on sait aujourd’hui : l’ouverture de la France aux soldats d’outre-Atalantique et à la culture américaine, que préparaient les « roller-skating » de 1900.
1914-1918, c’est le jazz, les noirs, Hollywood, les cocktails, la cocaïne, le rythme emballant les harmonies cubistes. L’événement de la Grande Guerre, c’est Parade en 1917, où Cocteau branche Picasso et Erik Satie sur les Ballets russes.
1919, c’est le temps du dépouillement, qui passe par un retour au classicisme. Cocteau s’éloigne de « la station Montparnasse ». « Nous nous mîmes à écrire des poèmes réguliers, à bannir les mots rares, la bizarrerie, l’exotisme, les télégrammes, les affiches et autres accessoires américains. » Il ne s’agira plus, pour Cocteau, de se trouver un style, mais de proposer « l’absence d’un style. Avoir du style au lieu d’avoir un style. », et en « déniaiser » tous les genres en puisant avec insouciance dans les styles de toutes les époques.
En 1921, c’est donc les Mariés de la Tour Eiffel, son premier travail personnel, avec l’énergie du groupe des Six et des Ballets suédois. Les artistes de son temps ne lui pardonneront jamais de les avoir fait vieillir brutalement en leur rappelant que la Tour Eiffel, le totem de leur modernité, datait du « bric-à-brac charmant» de l’Exposition universelle de 1889, d’une époque et d’un style avec lesquels on pouvait déjà s’amuser. Tout le sens de son Rappel à l’ordre est dans cette insistance : « N’embrasser ni colonne d’Athènes ni cheminée d’usine à New York, voilà le programme que je propose. Je voudrais faire une école d’indésirables comme moi. J’y enseignerais les attitudes qui ferment toutes les portes. »
Rien d’étonnant qu’on se remette à cette école, au moment de la fin du « rétro ». Après avoir inventorié les styles du XXème siècle, jusqu’à son passé présent, on découvre à l’arrivée comment la ligne Cocteau les a traversé tous. Sur ses photographies où on l’on observe « la mort travailler comme les abeilles dans une ruche de verre » (Orphée), il est des années dix, vingt, trente, quarante, cinquante et soixante. Avec Cocteau, la boucle est bouclée.
En 1947, à cinquante-huit ans, malade et seul comme la bête, il éprouva la difficulté d’être d’un temps où « la jeunesse qui visite nos ruines n’y voit qu’un style. »
Cet hiver 1983-1984, la « jeunesse » ayant battu les cartes de tous les styles trouve « du style » dans le jeu de Cocteau.»
Michel Cressole, Cocteau? C'est un Charlot, in Libération numéro hors-série Cocteau, Paris, octobre 1983
«
Wednesday, 10 July 2013
Quote : Wendy Guerra, Tout le monde s'en va, Stock, 2008.
"J'ignore quand j'ai songé à quitter l'enfance.
J'ai payé très cher le fait de grandir seule alors que tous quittaient l'île. Ils m'ont abandonnée progressivement ; aujourd'hui, je ne peux pas me comporter comme une femme ordinaire, je suis hors du monde. Les outils que l'on m'a donnés ne me servent à rien, je vis réfugiée dans mon Journal, et je ne peux être moi-même qu'entre ses pages. Là, j'ai toujours été adulte ; je feignais d'être une enfant mais ce n'était pas vrai : trop adulte pour le Journal, trop enfant pour la vie réelle.
Dès que j'ai su lire et écrire, je me suis confessée entre ses pages. J'espérais grandir, je prenais ma respiration et j'écrivais en cachette pour m'assurer l'exorcisme dans une issue que je n'ai pas encore trouvée. Aujourd'hui, je suis incapable de comprendre ce qu'on attend de moi. J'ai lâché des morceaux dans divers lieux jusqu'à celui où l'on m'a traînée et maintenant je ne sais comment reconstituer mon monde éparpillé tel du sable sur mon propre territoire.(...)
Je suis une enfant, je suis une femme, et aussi un démon qui récite des vers incompréhensibles et qui peint très mal.
Ma chambre est un refuge pour les jouets et les toiles.
Une vie adulte étouffée en fragments de jeux enfantins.
Qui suis-je?
Un peu de tout, un peu de rien, un casse-tête de vécu.
Je suis Nieve à la Havane."
Wendy Guerra, Tout le monde s'en va (Todos se van), Editions Stock, 2008, pp. 9 et 192.
(Interview de Wendy Guerra à suivre sur DiD...)
Pix : Sergio Larrain.
Monday, 8 July 2013
Guillaume Dustan, Oeuvres 1, 1996-1998, réédition 2013
Sad news pour nos écrivains contemporains : même mort, Dustan bande encore. On réédite sa première trilogie dans une sorte de Pléiade informelle – Œuvres 1, sous titrée Romans (en était-ce ?). Deux autres volumes sont à attendre, le dernier contiendra un long inédit, laissé inachevé par sa mort, en octobre 2005.
C’était sans doute le bon moment : il n’y a plus la polémique barbeback (justifiée) pour parasiter la lecture, plus de bruit pour accompagner la page. On peut enfin lire l’écrivain juste avant le pédé scandaleux, juste avant le génie divin en chaps, juste avant le St Guillaume défoncé à tout ou le William Baranès, énarque ayant mis un point d’honneur à devenir infréquentable par tous.
Selon Ivan, voilà « le meilleur écrivain français de la fin du siècle - point d’interrogation» (et je crois l’un de ses meilleurs souvenirs d’interviews à Nova).
Moi, je ne sais plus très bien comment j’avais lu ça à la sortie. Je me souviens vaguement avoir trouvé Dans ma chambre « mignon »… Mignon ça ? Cette centaine de pages de plans culs SM racontés sèchement, dans le dur du truc !?! Mais j’étais dans quoi à l’époque ? Je ne me trouve pas d’explication, sinon qu’à la lecture devait me manquer la dimension tragi-lyrique que Guibert fournissait aux lecteurs hétéros par palanquées cinq ou six ans auparavant. J’étais trop petit trop inculte pour comprendre que Dustan se situait ailleurs, à l’autre bout du texte, dans une lignée dure et sèche, celle du Tricks de Renaud Camus. Quant à la dimension complètement tragique, la vie s’est chargée depuis de la rajouter - merci pour elle.
Faussement directs dans leurs dispositifs, humides au toucher, mats à l’image, Dans ma chambre, Je sors ce soir et Plus fort que moi tiennent du polaroïd. C’est ultra dur de réussir un polaroïd. En réussir trois d’un coup qui fassent système sans pour autant se ressembler (et dans le genre faux livres jumeaux, ces trois là ont valeur d’exemples) est un coup plus difficile encore. Dès trois, une préférence pour Je sors ce soir. En apparence le plus light, le moins écrit (si on le compare au style implacable de Plus fort que moi) – mais en vérité le plus ahurissant du point de vue de la gageure stylistique : réussir à tenir sur 100 pages une sorte de Siegfried existentiel en se limitant à décrire un Gay Tea Dance dominical à la Loco au début des années 90, c’était pas gagné sur la feuille. Mais Dustan ramasse tout ce qui passe comme idées entre le vestiaire, les chiottes (où il n’y a jamais de papier), la piste, les allées, balaye tous les recoins d’un espace neuronal où éclosent et meurent en direct toutes les peurs, tous les complexes que l'on nourrit sur soi même, tous les comas. Il les charge de la saveur amère que l'exa laisse dans la tête et pas seulement au fond de la gorge. Puis les livre au sol qui se dérobe sous les pieds lorsque, avec la montée, passent trop d’images à la fois.
Elle sort ce soir.
Mais sortir, si on y pense, est un verbe bien mal approprié : C'est où sortir, quand vous passez la nuit à jouer au chat et à la souris avec le fonds intérieur de vous-même ?
«Je n’ai plus envie de rien faire.
Je décide d’aller m’asseoir.
Les canapés sont quasiment tous vides maintenant.
Je remets ma chemise pour ne pas coller au skaï.
Je m’étale.
Je pose les pieds sur la table basse devant moi.
Je me cale plus confortablement.
Je ferme les yeux.
Ma bouche s’entrouvre.
Bien-être.
Quand je rouvre les yeux le mec qui était sur l’autre canapé n’est plus là.
L’exta sans shit c’est différent.
Je me repose.
Je ne pense pas.
Je ne pense pas à Alain.
Je ne pense pas à Terrier.
Je ne pense pas à Stéphane.
Je ne pense pas à Quentin.
Je ne pense pas à Vincent avec qui la capote a claqué l’année dernière, il y avait du sang et trois mois après il était séropositif.
Je ne pense pas à Marcelo. Je ne pense pas que j’ai peur qu’il soit malade. Je ne pense pas que je ne peux pas le faire venir ici parce que ce n’est pas une femme.
Je ne pense pas que ça fait sept ans que j’attends de mourir.
Je ne pense pas que l’amour est impossible. »
(Je sors ce soir)
(Ps : J’aime vraiment le risque que prend la préface de Thomas Clerc, son style exagérément universitaire qui a le bonheur spartiate de sortir Dustan du seul ghetto pédé pour le placer sur une autre ligne, celle de l’histoire de la littérature française. En revanche, l’appareil de notes de bas de page où il nous explique que David Lynch est un cinéaste américain et la techno un genre musical populaire dans les années 90, soit c’est un coup d’humour pince-sans-rire de Thomas (qui n’en manque pas), soit c’est juste abusé.)
Guillaume Dustan, Œuvres 1 (Dans ma chambre/Je sors ce soir/Plus fort que moi), préfaces et notes de Thomas Clerc, P.O.L., Paris, 2013
C’était sans doute le bon moment : il n’y a plus la polémique barbeback (justifiée) pour parasiter la lecture, plus de bruit pour accompagner la page. On peut enfin lire l’écrivain juste avant le pédé scandaleux, juste avant le génie divin en chaps, juste avant le St Guillaume défoncé à tout ou le William Baranès, énarque ayant mis un point d’honneur à devenir infréquentable par tous.
Selon Ivan, voilà « le meilleur écrivain français de la fin du siècle - point d’interrogation» (et je crois l’un de ses meilleurs souvenirs d’interviews à Nova).
Moi, je ne sais plus très bien comment j’avais lu ça à la sortie. Je me souviens vaguement avoir trouvé Dans ma chambre « mignon »… Mignon ça ? Cette centaine de pages de plans culs SM racontés sèchement, dans le dur du truc !?! Mais j’étais dans quoi à l’époque ? Je ne me trouve pas d’explication, sinon qu’à la lecture devait me manquer la dimension tragi-lyrique que Guibert fournissait aux lecteurs hétéros par palanquées cinq ou six ans auparavant. J’étais trop petit trop inculte pour comprendre que Dustan se situait ailleurs, à l’autre bout du texte, dans une lignée dure et sèche, celle du Tricks de Renaud Camus. Quant à la dimension complètement tragique, la vie s’est chargée depuis de la rajouter - merci pour elle.
Faussement directs dans leurs dispositifs, humides au toucher, mats à l’image, Dans ma chambre, Je sors ce soir et Plus fort que moi tiennent du polaroïd. C’est ultra dur de réussir un polaroïd. En réussir trois d’un coup qui fassent système sans pour autant se ressembler (et dans le genre faux livres jumeaux, ces trois là ont valeur d’exemples) est un coup plus difficile encore. Dès trois, une préférence pour Je sors ce soir. En apparence le plus light, le moins écrit (si on le compare au style implacable de Plus fort que moi) – mais en vérité le plus ahurissant du point de vue de la gageure stylistique : réussir à tenir sur 100 pages une sorte de Siegfried existentiel en se limitant à décrire un Gay Tea Dance dominical à la Loco au début des années 90, c’était pas gagné sur la feuille. Mais Dustan ramasse tout ce qui passe comme idées entre le vestiaire, les chiottes (où il n’y a jamais de papier), la piste, les allées, balaye tous les recoins d’un espace neuronal où éclosent et meurent en direct toutes les peurs, tous les complexes que l'on nourrit sur soi même, tous les comas. Il les charge de la saveur amère que l'exa laisse dans la tête et pas seulement au fond de la gorge. Puis les livre au sol qui se dérobe sous les pieds lorsque, avec la montée, passent trop d’images à la fois.
Elle sort ce soir.
Mais sortir, si on y pense, est un verbe bien mal approprié : C'est où sortir, quand vous passez la nuit à jouer au chat et à la souris avec le fonds intérieur de vous-même ?
«Je n’ai plus envie de rien faire.
Je décide d’aller m’asseoir.
Les canapés sont quasiment tous vides maintenant.
Je remets ma chemise pour ne pas coller au skaï.
Je m’étale.
Je pose les pieds sur la table basse devant moi.
Je me cale plus confortablement.
Je ferme les yeux.
Ma bouche s’entrouvre.
Bien-être.
Quand je rouvre les yeux le mec qui était sur l’autre canapé n’est plus là.
L’exta sans shit c’est différent.
Je me repose.
Je ne pense pas.
Je ne pense pas à Alain.
Je ne pense pas à Terrier.
Je ne pense pas à Stéphane.
Je ne pense pas à Quentin.
Je ne pense pas à Vincent avec qui la capote a claqué l’année dernière, il y avait du sang et trois mois après il était séropositif.
Je ne pense pas à Marcelo. Je ne pense pas que j’ai peur qu’il soit malade. Je ne pense pas que je ne peux pas le faire venir ici parce que ce n’est pas une femme.
Je ne pense pas que ça fait sept ans que j’attends de mourir.
Je ne pense pas que l’amour est impossible. »
(Je sors ce soir)
(Ps : J’aime vraiment le risque que prend la préface de Thomas Clerc, son style exagérément universitaire qui a le bonheur spartiate de sortir Dustan du seul ghetto pédé pour le placer sur une autre ligne, celle de l’histoire de la littérature française. En revanche, l’appareil de notes de bas de page où il nous explique que David Lynch est un cinéaste américain et la techno un genre musical populaire dans les années 90, soit c’est un coup d’humour pince-sans-rire de Thomas (qui n’en manque pas), soit c’est juste abusé.)
Guillaume Dustan, Œuvres 1 (Dans ma chambre/Je sors ce soir/Plus fort que moi), préfaces et notes de Thomas Clerc, P.O.L., Paris, 2013
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