Sunday, 29 December 2013
Au Revoir 2013 : A Photobook List
Ok, cette liste arrive tard, alors que vous n’en pouvez plus. Vous attendez plutôt de nous une liste de moins à la place d’un Top Ten de plus, et ça tombe bien : nous sommes justement de mauvaise humeur. Pourtant, nous devrions sortir dans la rue les épaules recouvertes de cotillons : il n’y en a jamais eu autant de livres de photos que cette année. Mais ce fut avalanche de livres laids, chers, inutiles, cyniques, mal imprimés, mal séquencés, mal pensés, ou insidieusement édités à tout petits tirages pour être annoncés épuisés avant même d’avoir éclos – comme s’il suffisait qu’un livre soit épuisé pour être beau. Comme si sa rareté était le signe de son intelligence.
Le domaine commence à vraiment intéresser beaucoup de monde, et parmi eux, tiens comme c’est étrange, des rapaces. Quand ils auront écoeuré tout le monde, ils partiront sévir ailleurs.
Comme en réponse à ce climat délétère, il a paru cette année les livres les plus violents, les plus forts, les plus en colère de toute la décennie. Ils sont une poignée, mais ceux-là ont à nos yeux une telle valeur qu’elle dépasse de très loin la petite catégorie qui les concerne. Control Order House, ou PIGS, ou Saluti da Pinetamare, ou Costa (pour en choisir quatre) sont aussi de grands livres de critique sociale de notre époque. Ceux que nous cherchions et n’avions pas trouvé, chez Gibert, rayon Philosophie Politique. Ce n’est pas grave - suffisait de chercher ailleurs. On n’en sort pas.
Edmund Clark - Control Order House (Here Press, London)
Ivan a déjà presque tout dit ici sur ce livre qui, à lui seul, a dominé l’année, toute catégorie confondue. L’antithèse du joli livre qu’il suffirait de feuilleter pour en saisir le charme. Ici, pas de charme. Que du dur. Pour comprendre ce que l'on voit, il faut lire, et lire jusqu’au bout. Examiner des planches contacts d’appartements nus, témoins, qui ressemblent à des cellules en plein Londres, reprendre des kilomètres de textes émis par des cours de justice. Deviner que sous la crainte du terrorisme, c’est encore un peu de la liberté de chacun qui est mise sous contrôle. Si Foucault avait été photographe… Qu'est-ce qu'on voit là alors, mon cher Ivan? "La multiplicité du contrôle via la normalité (le pavillon de banlieue est une prison parce qu'il est un pavillon de banlieue, This House is Britain…"
David Thomson, 82 (Archive of Modern Conflict, London)
Tout le monde, depuis trois ans, cherche à égaler AMC dans leur façon de faire vivre des photos d’archives. Et chaque année, AMC sort un livre qui laisse tout le monde derrière. Celui-ci se présente de façon totalement arbitraire sous la forme de deux volumes silencieux, recouverts de feutre blanc à valeur de neige, contenant chacun 82 photos prises par des soldats allemands durant la seconde guerre mondiale. Leur avancée dans le paysage d’abord, ce givre qui recouvre toute trace de combat et le grand vide des campagnes déjà désertées. Puis les villes, les ghettos, leurs habitants hagards, les gitanes qui montrent un sein contre une cigarette, dit la légende d’époque. Qui est derrière l’appareil photo ? Est-ce encore un humain, enrôlé sans le vouloir, ou une machine à gagner des positions : se permettre de prendre une image, est-ce déjà apposer un forme de pouvoir? Pas de réponse ferme, sinon qu’à la fin, parmi les ruines et les barbelés, on rencontre la photographie de deux épouvantails…
PS: David Thomson, l'un des deux cerveaux d'AMC, a choisi d'ordonner ainsi ce livre en la mémoire de son père, mort cette année à 82 ans.
Stephen Gill, Coexistence (Nobody, London)
AMC n’est pas loin, Stephen Gill ayant publié une partie de ses livres (et parmi eux, son meilleur : Hackney Wick) chez eux. Mais avec Coexistence (paru à la toute fin 2012) que le plus grand photographe de l’East London (et soutenu par la meilleure librairie d’East London voire de toute l'Angleterre : Donlon Books) pousse plus loin encore l’étude et la capture de notre monde sensible à travers des assemblages invisibles de particules subatomiques. Pure affect, d’une beauté liquide, Coexistence devrait être rangé quelque part entre La Vie dans les plis (ou alors La Nuit remue) d’Henri Michaux et un traité de mathématique quantique.
(C’est un détail, mais Gill a dédié ce livre, qui se présente sous la forme d’un cahier d’écolier tâché d’encre, à Sergio Larrain, photographe devenu bouddhiste, qui fut indéniablement la grande redécouverte « humaniste » de cette année à Arles. Antoine D'Agata a également dédié son nouveau livre, paru chez Super Labo au Japon, à Larrain et sa série Valparaiso. On dit ça on dit rien.)
Salvatore Santoro, Saluti Da Pinetamare (Autoédité, Italie)
La carte postale sur la couverture est évidemment un leurre. Ce que Salavatore Santoro montre tout au long de ce voyage dans l’Italie du Sud de Luglio où il a grandi, jusqu’aux environs de Naples, c’est la violence et l’ennui urbain, les paysages laissées en friche, le bétonnage sauvage, la laideur balnéaire devenue lentement la norme, ici comme là (ce livre aurait pu être fait en Espagne). Les populations locales fauchées, en quête de démerde, les gosses qui se font chier sur des terrains de jeux par 40° à l’ombre, les migrants qui pieutent dans la rue sur des matelas crevés ou des sièges de voiture arrachés, les centres commerciaux vides. Trente ans d’une catastrophe urbaine résumée en un livre. Ce que Ballard inventoriait comme étant de la science-fiction est devenue un état de fait. Le temps passe, même la laideur vieillit, et face à elle, il arrive même à Santoro d'éprouver de la mélancolie, sinon de la nostalgie. Car Saluti Da Pinetamare est aussi un livre très très intime.
Carlos Spottorno, THE PIGS, Phree & Editorial RM (Espagne)
Autre grand livre de crise (elle aura a moins eu le mérite de nous offrir quelques livres féroces), THE PIGS. P.I.G.S. comme Portugal, Italie, Greece & Spain. Les cochons selon l’acronyme forgé par les penseurs du libéralisme maximal. Pour mieux les prendre à revers, Carlos Spottorno a produit un livre dont la maquette reprend à l’identique celle de The Economist (jusqu’à en parodier les pubs). Et là-dessus, à chaque photo de détourner un à un les clichés que l’on colle aux pays du Sud – la fainéantise comme sport national, le laisser-aller généralisé. Livre provocant, intelligent partout, et qui ne laisse personne indemne.
José Pedro Cortes, Costa (Pierre Von Kleist, Lisbonne)
José Pedro Cortes a signé en 2012 l’un des livres majeurs de la jeune photographie, Things here and things still to come, dont la puissance sensible ne cesse de nous renverser. De l’autre coté, José et son compère André Principe (lui aussi surdoué) ont crée avec les éditions Pierre Von Kleist une maison d’édition/coopérative absolument unique (par plein d’endroits, par la sincérité totale qui les anime, ils me font penser aux Kill The DJ). Costa n’est pas un livre sur Pedro Costa (je dis cela car les PVK ont sorti aussi cet automne, au même moment, le fac-similé superbe du cahier d’avant tournage de Casa de Lava que Pedro Costa tenait en 1992). Non, Costa est une ballade silencieuse sur la cote, à quatorze kilomètres au sud de Lisbonne. Là où il n’y a plus que du vent, du sable, du bois sec, des plantes mortes, des pneus et des serpents. On entend le vent souffler en traversant ce livre. Les pieds s’enlisent et on suffoque. Tout commence à ressembler à quelque chose comme un pays du sud épuisé, n'en pouvant plus de traverser une crise sans fin.
Seba Kurtis, KIF (Here Press, London)
Difficile de parler de KIF sans en froisser la magie. Disons que c’est d’abord un livre mince, 13 photos (+ 2), chose rare aujourd’hui (l’inverse total du Sometimes i cannot smile de Piergiorgio Casotti, un des bons premiers livres de cette année mais qui étouffe sous trop d’images, et aurait gagné à être resserré). Ces treize images, que racontent-elles ? Un voyage au Maroc à la recherche des traces d’un ami dealeur mort. Sibyllin, éclaté, doux, amer, plein de point de suspension, viscéral, courageux, KIF a des années d’avance sur la façon de défaire un récit. Au-delà du fait que visuellement parlant, c’est d’une beauté malade.
PS 1: Il se trouve aussi que c’est, après Control Order House, un autre livre édité par Here Press, ce qui en fait sans aucun doute notre éditeur de l’année.
PS 2 : On peut rapprocher KIF d’un livre très fort sur l’Algérie paru, discrètement en 2011 : Diar El Mahçoul de Christian Wachter.
Nikolay Bakharev – Amateurs & Lovers (Dashwood, NY)
Misha Pedan – The End of la Belle Epoque (Kimaira Publishing, Sweden)
Deux livres sur la fin du communisme. L’un montre le travail d’un homme qui, dans l’URSS des années 80, arpentait les rivières et les lacs pour prendre des familles en maillot, avant de faire dans son appartement des nus qui cherchent moins à faire bander qu’à échapper au contrôle du régime. Nikolay Bakharev, on s’en est aperçu en le découvrant cette année à New York puis à Arles, a arraché au régime des corps qui ne demandaient qu’à respirer.
Misha Pedan lui a photographié les rues de l’URSS de 1986 à 1989, et c’est là encore le désir qui circule partout, à l’air libre, Rieur, devant des gardes et des militaires raides comme des marionnettes, les citadins cherchent le soleil, pour bronzer dès qu’ils le peuvent, les ouvriers flattent la silhouette d’une femme qui traverse la rue, des jeunes jouent à la guitare en bravant l’objectif comme si, par lui, ils s’adressaient directement à ceux qui les gouvernent. Sur la chaussée, une flaque énorme bloque la rue mais chacun l’enjambe. Le dégel vient de trouver son image. Le titre du livre indique un regret. L’entre deux était donc plus doux que l’éclatement qui est venu après ?
Adam Broomberg & Olivier Chanarin, Holy Bible (MACK – Archive Of Modern Conflict)
AMC, once more. Peu de livres auront aussi immédiatement impacté l’année que la Sainte Bible revisitée/profanée par Broomberg & Chanarin. Introuvable après une semaine, Holy Bible divisait déjà le cénacle des collectionneurs à la fin du printemps. Ce montage, au sens godardien du terme, repassait des images anonymes de tout le siècle, sa violence, sa beauté, sa connerie, sa vulgarité, son insurpassable douleur, sous le sceau général de la confrontation. Le texte religieux devient le socle et/ou le paravent de toutes les barbaries. Son horizon, son excuse. Certains, surtout des photographes d’ailleurs, ont regretté toutefois que, par-delà le brio et la virtuosité dont ont toujours fait preuve B&C, le dispositif (qui consiste à souligner une phrase par page tirée de la bible et lui trouver dans les archives d’AMC son commentaire en image) n’arrive que trop rarement à dépasser l’intention ou la démonstration. Et qu’au fond, le duo n’arrive pas à inventer des écarts. Grand livre de guerre, malgré tout.
Vincent Delbrouck, As Dust Alights (Wilderness, Belgium)
Delbrouck (dont l’influence sur la jeune école belge ne cesse de grandir) transforme un projet himalayen qui aurait du tourner au livre documentaire en une courte nouvelle poétique, un « haiku » dit-il. Kerouac (période Tristessa) mais avec une esthétique absolument contemporaine.
TWB books Serie 4 : Christian Patterson, Alessandra Sanguinetti, Raymond Meeks, Wolfgang Tillmans
Quatre livres fait main, avec une qualité d’impression de folie, sentant le gros carton bien épais, fragile et solide à la fois. Et dedans ? Christian Patterson confirme, deux ans après Redhead Peckerwood, qu’il est touché par la grâce dès qu'il s'agit de faire sortir toute la présence d’un objet. Ce mec est de plus en plus fantomatique. Son Bottom of the lake (Fond du Lac) justifie à lui seul la quête de cet objet rare. Alessandra Sanguinetti invente un roman de l’enfance sidérant, intérieur, Raymond Meeks déçoit un peu (dommage, pour une fois qu’un de ses livres était tiré à plus de 15 exemplaires) et Wolfgang Tillmans offre un série très douce sur un seul garçon - série belle mais mineure si on la compare aux planches de son livre majeur de l’an passé Neue Welt (qui exposées à Arles démontrait tout à coup que celui que les abrutis avaient pris pour un photographe (de) mode était le dernier grand documentariste contemporain). Bel ensemble…
John Cage/ William Gedney, Iris Garden (Little Brown Mushroom, USA)
Inévitable bel objet 2013, ce petit Iris Garden, édité par Alec Soth, composant sous la forme d’un livre aléatoire en lequel se plient et se déplient au hasard des assemblages des images de William Gedney représentant John Cage et d’haïkus écrits par le musicien. La forme, la forme, jusqu’au vertige. Un livre d’avant-garde américaine, dans la tradition conceptuelle et surtout très ludique de certains Robert Frank (qui est suisse, certes) des années 60. Une réussite.
Maira Soares – Este Seu Olhar (autoédité, Brésil)
Un carnet gris de tout petit format, enserré sous un noeud rose pale. On ose à peine ouvrir. Au recto les photos de la mère de Maira Soares, morte il y a trente-cinq ans. De l’autre, le remake à l’identique de ces photos par sa fille, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. La reprise après tout ce temps, d’une même image, son bégaiement qui est aussi le signe lourd de sa fatalité, la ressemblance comme seul héritage tissent autour de ce livre hanté quelque chose d’indicible. Maira Soares a, en plus, trouvé la forme et le format exact pour respecter l’intimité et la sensualité secrète qui est le cœur de son travail. Ne passez pas à coté de ce livre d’artiste troublant.
A rapprocher du fantastique In This dark Wood de Elisabeth Tonnard dont nous vous parlions la semaine dernière ici.
John Claridge – The Gorbals (Café Royal Books, London)
On suit toujours de près les fanzines que sortent au rythme d’un par semaine les éditions Café Royal Books. D’une part parce qu’ils sont tirés à 150 copies seulement (vendus le prix d’un petit déjeuner) et d’autre part parce que Craig Atkinson, qui dirige tout cela tout en fournissant le 2/3 des livres avec ses propres photos, a bâti au fil des années une véritable mémoire de la photographie anglaise. Si on est resté scotché par la découverte du boulot contemporain, social, de Jim Mortram, on a été encore plus soufflé par The Gorbals, une série méconnue de John Claridge datant de 1965. Claridge était un des grands noms de la photo de mode et de la publicité anglaise des années 60. The Gorbals le voit plonger de façon inattendu dans l’un des quartiers les plus pauvres du Glasgow de l’après-guerre, pour une immersion documentaire de deux jours. Il en ressort, noir comme à la mine, un livre d’une brutalité inouïe, sur les laissers-pour-compte des révolutions industrielles. On croirait que ces images ont un siècle et demie, contemporaine de Dickens ou de Stevenson. Elles n’ont pas cinquante ans…
pix upstair: Misha Pedan, The End of la Belle Epoque
pix downstair: Christian Patterson, Bottom of the lake
Thursday, 26 December 2013
Guillaume Serp, Les Chérubins Électriques, 1983
Dans le Paris Novö du début des années 80, un garçon achète La Pravda au Drugstore des Champs Élysée. Il ne sait pas lire le russe mais ce journal lui semble aller comme une mitaine en cuir avec les disques de Kraftwerk et de Bowie qu’il écoute en boucle. Punk c’était déjà hier, et la génération qui est venue juste après a mis la dose sur tous les défauts : le cynisme, la dope, un certain dandysme et son nihilisme afférant. Les Chérubins électriques fut le seul roman de Guillaume Serp, connu autrefois sous le nom de Guillaume Israël, chanteur des Modern Guys, groupe oublié inscrit dans le sillage Rose Bonbon de Taxi Girl. Sa mort à 27 ans ne lui a pas laissé le temps d’en écrire un autre, ni de signer le premier film auquel il rêvait, en s’exilant à LA – Paris devenant mortifère. Introuvable depuis sa sortie en 1983 (son auteur n’avait même pas alors 23 ans), ce roman d'apprentissage est enfin réédité par L’Éditeur singulier. On y entend, encapsulé et synthétisé, l’esprit d’une époque désespérée, celle des transitions. C’est la même chanson que dans les Nuits de la pleine lune. On croit que cette chanson est douce mais elle est pleine d’épine. Possible que ce livre imparfait et direct puisse nous servir encore de manuel de survie pour marcher dans Paris, du soir au petit matin, l’hiver, emmitouflés dans un manteau de feutre, un journal soviétique roulé sous le bras pour dernière contradiction.
Nous aussi, nous voulons une nouvelle vie.
«Alexandre m’avait donné rendez-vous chez lui à 10 heures et il n’était encore que 9 heure et demie. J’étais passé au Drustore acheter quelques revues, dont La Pravda que je ne comprenais absolument pas, mais que j’achetais régulièrement parce que je trouvais que cela faisait très chic. Je décidais de me rendre chez lui à pied ; de braver le froid et les regards dégoûtés de la foule du samedi soir, qui se retournait sur moi, ce drôle de type au visage angélique et aux habits bizarres. Il faut dire qu’à l’instar de Cassandre la veille, j’étais tout de rouge vêtu : bottes rouges, pantalon rouge, pull rouge et veste en plastique rouge.
Il semblait content de me revoir. Et alors que je jetai sur la table basse les magazines feuilletés en chemin, il me proposa de la coke. Évidemment, avec ce froid, et toutes ces gueules de gerbe mal refroidies que j’avais croisées, j’étais enchanté. » (p. 33)
Guillaume Serp, Les Chérubins Électriques, 1983, Robert Laffont, réédition L’Éditeur singulier, Paris, 2013
Tuesday, 24 December 2013
Anders Petersen (par) Christian Caujolle, Juste entre nous, 2013
C’est un petit livre format poche vendu trop cher, édité trop vite (la maquette a sauté plusieurs fois et des coquilles se baladent un peu partout). Pour Autant, c’est un livre qui tient jusqu’au bout son projet, qui est de coucher sur papier quelques nuits de conversation entre un très grand photographe, Anders Petersen, et un très grand critique et ancien directeur d’agence (VU), Christian Caujolle. Le photographe est un homme simple et le critique son ami depuis des années. Ce n’est pas un livre théorique mais un livre d’idées. Ce n’est pas un livre de souvenirs, mais la mise au point s’y fait en permanence. J’ai passé mes deux dernières nuits à les lire, donc à les écouter, me tenir confinés dans leur intimité. J’avais parfois l’impression d’être là vers minuit chez Madame Paulo, avec la même cassette d’Aznavour qui tourne en boucle, froissée toujours au même endroit, et qu’Antoine (qui a fait la photo de couv’) allait pousser la porte du café à tout moment.
Tant de chaleur conjuguée.
«On ne pense pas. On ne se préoccupe pas d’être dans la bonne position, on ne pense pas au danger, on ne se demande pas si on agit de manière responsable ou pas ; c’est assez horrible ! Ce n’est plus décent… Tu peux voir ça chez beaucoup de photographes. Il n’y a pas à être photographe pour ça. , tu as ça chez beaucoup d’écrivains, et des gens passionnés. Ils sont préoccupés mais ils sont insouciants dans le même temps. Ils sont préoccupés. Mais ils ne pensent pas au résultat, à la manière dont leur travail va sortir. L’élément le plus important pour eux, c’est de rejoindre une dynamique, de participer et de trouver un présence. Identifier une présence, c’est ça l’important. C’est ce que Moriyama montre dans ses photos.
Et tu peux aussi sentir qu’il est solitaire. Mais qu’il est actif. Il n’est pas dans on coin à dire au monde « Je suis seul », il agit, il construit, il utilise ce sentiment comme un trampoline. Je n’ai jamais parlé de ça. Mais c’est aussi ce que je sens. Je me sens lié à ça.» (p. 53)
Anders Petersen (par) Christian Caujolle, Juste entre nous, André Frère éditions, Marseille, 2013
Wednesday, 11 December 2013
Elisabeth Tonnard, In This Dark Wood, 2008
Spirale infinie de la variation ? En 2008, Elisabeth Tonnard, artiste et poète hollandaise, puisait dans l’immense collection Joseph Selle (conservée au Rochester Visual Studies) quatre-vingt dix photographies d’hommes et de femmes (marins, dactylos, hommes d’affaires, femmes au foyer, que sais-je ?...) marchant les yeux dans le vague, parfois la tête basse, la nuit, toujours la nuit, dans les rues de San Francisco, dans un espace-temps probablement situé, si on en croit les vêtements, les allures, entre la fin des années 50 et le mitan des années 60.
Selle n’était pas un grand photographe, il n’avait aucun surmoi. Il était un anonyme photographiant d’autres anonymes. Son job consistait à prendre au flash des photos de gens rentrant du travail ou se rendant, mis sur leur trente-et-un, à un rendez-vous amoureux. Ces photos, ils pouvaient passer les prendre le lendemain à la boutique (le "Fox Movie Flash"). Si le "date" s’était bien passé, ils venaient. S’ils avaient été payés et qu’il restait encore quelque chose sur cette paie, ils venaient. Beaucoup ne sont pas venus et ont rendu ces tirages à la nuit. Selle en a légué plus d’un millier à Rochester.
("When half my days were spent i found myself in a dark wood, and off the right path.")
Parmi eux donc, ces 90 photos de nuit, passage furtif d’âmes perdues, de solitudes en marche. Tonnard les a accompagné à chaque fois d’une citation de Dante, quatre-vint dix fois la même première phrase d’Inferno.
Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / che la via diritta era smarrita.
Sauf que ce même n’est jamais le même : la strophe de Dante a été, à travers les siècles, traduite par 90 traducteurs différents. Chacun fit résonner les mots de Dante autrement, selon une autre combinaison, une autre ordonnance, une autre rythmique, un autre jazz.
Dans In This Dark Wood, chaque image renvoie à une traduction différente. Ici, tout se ressemble. Ici, tout est unique.
("Midway along the journey of our life, i woke to find myself in a dark wood, for i had wandered off from the straight path.")
Alors ce livre, qui n’a qu’un sujet, ne déploie qu’une figure, ne bégaie qu’une seule et dernière solitude, bloque sur la même phrase comme un disque rayé, plutôt que de se refermer sur un petit monde rétréci, s’ouvre sur un abyme de nuances devant lequel on perdait presque pied.
Ils passent sous nos yeux, corps et mots. Tous différents, tous semblables. Et à la fin, toujours aussi seuls.
("Halfway through our trek in life, i found myself in this dark wood, miles away from the right road.")
Elisabeth Tonnard, In This Dark Wood, self-published in 2008, reprinted in october 2013 by J&L Books, New York.
Sunday, 8 December 2013
Baltimore, David Simon, Sonatine 2012 (trad. 1990)
C’est la matrice, le texte qui a fait passer David Simon des
pages Faits divers du Baltimore Sun
aux bureaux des chaînes de télévision - Homicide,
la série en 7 saisons de Barry Levinson, est directement tirée de ce livre, en
attendant, bien sûr, l’impérial The Wire
où Simon fera revivre quelques unes des figures de flics passionnés qui peuplent
cet énorme livre. Mais auparavant, il y avait donc eu Baltimore (ou plus justement, en VO, Homicide : A Year on the Killing Streets), presque mille pages
d’immersion en eaux profondes auprès des inspecteurs du bureau des homicides de
Baltimore.
Cela commence d’ailleurs comme The Wire avec ce rythme lent, à la limite de l’ennui, qui est celui d’un quotidien lesté par la routine bureaucratique de la procédure et par l'angoisse de l'incertitude (dans la vraie vie, chaque meurtre est une porte fermée dont on n'est jamais sûr que l'on trouvera la clé un jour).
On est avec deux inspecteurs, Jay Landsmann et Tom Pellegrini, tout juste arrivés sur la scène de l’un de ces meurtres de dealers qui ne font même pas une ligne dans le journal mais qu’ils devront quand même résoudre, s’ils ne veulent pas voir leurs statistiques – et leurs primes d’heures supplémentaires – fléchir à la fin du trimestre. On commence par ce meurtre-là parce que c’est celui du 18 janvier, le début de l’année, le début du « stage » de David Simon au bureau des homicides dans l’équipe de Gary D’Addario (15 inspecteurs, trois sergents, un lieutenant), le début de son livre. Et on ira comme ça jusqu’au 31 décembre, quand les mêmes serreront l’assassin stupide des frères Fullard, un autre meurtre de dealers, une dernière élucidation pour l’année.
Le livre se déploie avec l’année qui avance, un meurtre après l’autre – dealers abattus, scènes de ménage, rixes d’ivrognes, et de temps en temps l’extraordinaire, une serial-killeuse de maris à la Landru, une petite fille violée et éventrée, un tir policier suspect…–, chaque affaire transformée en numéro à l’encre rouge sur le tableau du bureau, jusqu’à ce que l’encre passe au noir, affaire élucidée. C’est le travail de ces hommes, et c’est ce dont parle Baltimore, Simon dispersant tout le long de l’année qui s’écoule ses 10 lois de la sagesse tongue-in-cheek de l’inspecteur d’homicides (règle n° 5 : « c’est bien d’être un bon, mais c’est encore mieux d’être chanceux » ; règle n°8 : « si tu n’as aucun suspect apparent, le labo ne te sortira aucune preuve. Si tu as un suspect qui a déjà avoué et a déjà été identifié par deux témoins, le labo te donnera des empreintes, des fibres, une correspondance sanguine et une correspondance balistique »), tout en explorant les diverses stations de l’enquête criminelle (la scène de crime, l’autopsie, l’interrogatoire, jusqu’au procès d’assises).
C’est incroyablement précis, incroyablement humain aussi, lorsque l’on dérive avec ces inspecteurs qui sont l’élite du Département de la Police de Baltimore et qui, régulièrement, s’assomment à l’alcool jusqu’au petit matin, avant de repartir pour un nouveau tour de garde à attendre qu’un autre être humain meure de mort violente à Baltimore, Maryland.
En 1997, Simon présentera le camp d’en face - la piétaille des dealers des coins de rue du Westside - de la même manière, à hauteur d’homme, dans The Corner, co-écrit avec l’ex-flic Ed Burns, croisé à l’époque où Simon était « stagiaire » à l’hôtel de police. Et du mélange de ces deux livres naitra The Wire.
Cela commence d’ailleurs comme The Wire avec ce rythme lent, à la limite de l’ennui, qui est celui d’un quotidien lesté par la routine bureaucratique de la procédure et par l'angoisse de l'incertitude (dans la vraie vie, chaque meurtre est une porte fermée dont on n'est jamais sûr que l'on trouvera la clé un jour).
On est avec deux inspecteurs, Jay Landsmann et Tom Pellegrini, tout juste arrivés sur la scène de l’un de ces meurtres de dealers qui ne font même pas une ligne dans le journal mais qu’ils devront quand même résoudre, s’ils ne veulent pas voir leurs statistiques – et leurs primes d’heures supplémentaires – fléchir à la fin du trimestre. On commence par ce meurtre-là parce que c’est celui du 18 janvier, le début de l’année, le début du « stage » de David Simon au bureau des homicides dans l’équipe de Gary D’Addario (15 inspecteurs, trois sergents, un lieutenant), le début de son livre. Et on ira comme ça jusqu’au 31 décembre, quand les mêmes serreront l’assassin stupide des frères Fullard, un autre meurtre de dealers, une dernière élucidation pour l’année.
Le livre se déploie avec l’année qui avance, un meurtre après l’autre – dealers abattus, scènes de ménage, rixes d’ivrognes, et de temps en temps l’extraordinaire, une serial-killeuse de maris à la Landru, une petite fille violée et éventrée, un tir policier suspect…–, chaque affaire transformée en numéro à l’encre rouge sur le tableau du bureau, jusqu’à ce que l’encre passe au noir, affaire élucidée. C’est le travail de ces hommes, et c’est ce dont parle Baltimore, Simon dispersant tout le long de l’année qui s’écoule ses 10 lois de la sagesse tongue-in-cheek de l’inspecteur d’homicides (règle n° 5 : « c’est bien d’être un bon, mais c’est encore mieux d’être chanceux » ; règle n°8 : « si tu n’as aucun suspect apparent, le labo ne te sortira aucune preuve. Si tu as un suspect qui a déjà avoué et a déjà été identifié par deux témoins, le labo te donnera des empreintes, des fibres, une correspondance sanguine et une correspondance balistique »), tout en explorant les diverses stations de l’enquête criminelle (la scène de crime, l’autopsie, l’interrogatoire, jusqu’au procès d’assises).
C’est incroyablement précis, incroyablement humain aussi, lorsque l’on dérive avec ces inspecteurs qui sont l’élite du Département de la Police de Baltimore et qui, régulièrement, s’assomment à l’alcool jusqu’au petit matin, avant de repartir pour un nouveau tour de garde à attendre qu’un autre être humain meure de mort violente à Baltimore, Maryland.
En 1997, Simon présentera le camp d’en face - la piétaille des dealers des coins de rue du Westside - de la même manière, à hauteur d’homme, dans The Corner, co-écrit avec l’ex-flic Ed Burns, croisé à l’époque où Simon était « stagiaire » à l’hôtel de police. Et du mélange de ces deux livres naitra The Wire.
Monday, 2 December 2013
Quote : Malcolm Lowry, Under the Volcano, 1947
Saturday, 16 November 2013
Quote : Heliogabale ou l'anarchiste couronné, Antonin Artaud, 1934
C'est un livre fou, furieux comme un torrent en crue, plein du rire dément d'Artaud complètement fondu dans son sujet : Heliogabale, enfant-empereur couronné à 14 ans, trucidé à 19, puis jeté dans les égouts de Rome (mais non, son corps d'adolescent était encore trop gros, même écorché, et le peuple déchaîné finalement jeta la dépouille bafouée du monarque honni dans le Tibre, "à quelques remous de distance" du corps de sa mère ; "et une telle vie, qu'une telle mort couronne, écrit Artaud, se passe, il me semble, de conclusion."
Quote :
Lorsqu'il fait nommer un danseur à la tête de sa garde prétorienne, il réalise là une sorte d'anarchie incontestable, mais dangereuse. Il bafoue la lâcheté des monarques, ses prédécesseurs, les Antonin et les Marc Aurèle, et trouve que c'est assez d'un danseur pour commander à une troupe de policiers. Il appelle la faiblesse : de la force, et le théâtre : de la réalité. Il bouscule l'ordre reçu, les idées, les notions ordinaires des choses. Il fait de l'anarchie minutieuse et dangereuse, puisqu'il découvre aux yeux de tous. Il joue sa peau pour tout dire. Et cela est d'un anarchiste courageux.
Il continue enfin son entreprise de rabaissement des valeurs, de monstrueuse désorganisation morale, en choisissant ses ministres sur l'énormité de leur membre.
(...) Cela ne l'empêche pas de profiter lui-même de ce désordre, de ce relâchement éhonté des moeurs, de faire de l'obscénité un habitude ; et de mettre au jour, obstinément, comme un obsédé et un maniaque, ce que d'habitude on garde caché.
Quote :
Lorsqu'il fait nommer un danseur à la tête de sa garde prétorienne, il réalise là une sorte d'anarchie incontestable, mais dangereuse. Il bafoue la lâcheté des monarques, ses prédécesseurs, les Antonin et les Marc Aurèle, et trouve que c'est assez d'un danseur pour commander à une troupe de policiers. Il appelle la faiblesse : de la force, et le théâtre : de la réalité. Il bouscule l'ordre reçu, les idées, les notions ordinaires des choses. Il fait de l'anarchie minutieuse et dangereuse, puisqu'il découvre aux yeux de tous. Il joue sa peau pour tout dire. Et cela est d'un anarchiste courageux.
Il continue enfin son entreprise de rabaissement des valeurs, de monstrueuse désorganisation morale, en choisissant ses ministres sur l'énormité de leur membre.
(...) Cela ne l'empêche pas de profiter lui-même de ce désordre, de ce relâchement éhonté des moeurs, de faire de l'obscénité un habitude ; et de mettre au jour, obstinément, comme un obsédé et un maniaque, ce que d'habitude on garde caché.
Monday, 11 November 2013
Signifying Rappers - David Foster Wallace / Mark Costello - 1990 (rééd. Back Bay 2013)
Découverte lors
d'une anachronique flânerie au WH Smith de la rue de Rivoli (remember l'époque
où nos excursions dans les librairies anglaises de Paris -RIP the Village
Voice- étaient déjà un petit voyage à l'étranger, coût du trajet inclus - le
livre de poche à 80 francs), cette réédition ressuscite une curiosité - un
essai vieux de presque 25 ans, exalté et maladroit comme une copie d’étudiant, signé
du héros tragique des hipsters littéraires des années 1990-2000, David Foster
Wallace, et de son colocataire de l'époque Mark Costello. Les poches remplies
de figures de style, Wallace s'y livre à un exercice inattendu de défense et
illustration de ce qu’il appelle le "Hard Rap", vu du point de vue du
jeune nerd blanc
élevé à la French Theory, téléspectateur compulsif, théoricien solitaire de la
pornographie-comme-spectacle qu'il était alors.
Signifying
Rappers, qui emprunte
son titre à un des morceaux de bravoure salace de Schoolly D et est dédié à
Lester Bangs, cherche à expliquer cette étrange fascination. Pour ce faire,
Wallace et Costello se sont faits journalistes, historiens, critiques. En
journalistes et en historiens, ils ne sont pas très bons. Leurs références sont
approximatives, leurs informations souvent erronées.
Le livre ne vaut en
réalité que lorsqu’ils font ce que les blancs surdiplômés fans de rap font encore de
mieux : de la théorie. Et en matière de
théorie, DFW était un virtuose. Fasciné par le narcissisme
autoréférentiel des rappers, il construit une théorie du « rap comme
synecdoque » qui lui permet de déployer toute sa créativité d'amoureux des mots, mais aussi de la chose : "Our point of view, essay-wise, was always less what we knew than what we felt, listening".
Au fil des chapitres, « D. » se livre ainsi à une
longue défense en forme de ruban de Möbius, où chacune des
limites du rap de 1989 se transforme en atout - jusqu'à ce que la mélancolie existentielle de l'auteur ne reprenne le dessus (Costello ne le savait pas à l'époque, mais son ami sortait juste d'une tentative de suicide, et ne tarderait pas à sombrer de nouveau), et le ruban de Möbius se retourne, chacune des forces des rappers se transformant tout à coup en faiblesse - bêtes noires du système, Chuck D, Schooly-D, Slick Rick et tous les autres étaient aussi ses plus sûrs soutiens. Signifying
Rappers se referme sur cette conclusion désabusée, que le G-Funk
habillera bientôt de ses mélodies sucrées. Quant à David Foster Wallace, il n’écrira plus jamais sur le rap.L'article initial qui a servi de trame à l'ouvrage a été publié dans la Missouri Review à l'été 1990 et est lisible ici.
Friday, 8 November 2013
Quote: George Bataille, Manet, Skira, 1955
"Au surplus, l'élégance sobre, l'élégance dépouillée de Manet atteignit vite la rectitude, non seulement dans l'indifférence, mais dans la sûreté active avec laquelle elle sut exprimer l'indifférence. L'indifference de Manet est l'indifference suprême, celle qui sans effort est cinglante, celle qui, scandalisant, ne daignait pas savoir qu'elle portait le scandale en elle. Le Scandale se voulant scandale manquerait à la sobriété. La sobriété est néanmoins d'autant plus parfaite qu'elle agit, qu'elle intervient activement. L'intervention résolue est le propre de Manet; elle le fit parvenir à l'élégance suprême."........p 73.
Wednesday, 6 November 2013
Quote: Simon Leys, The Hall of Uselessness, NYRB, 2011
"Traditionally, Chinese Scholars, Men of letters, artists, would give an inspiring name to their residences, hermitages, libraries and studios. Sometimes, they did not actually possesses residences, hermitages, libraries or studios-not even a roof over their heads-but the existence or the non-existence of a material support for a Name never appeared to them a very relevant issue".
Sunday, 3 November 2013
Diane Keaton, Reservations, 1980
On parlait l’autre jour de Looking for Mr Goodbar, un Richard Brooks de 1977 qui ressort à Paris en une seule salle quasi comble tous les soirs. On a même vu revenir, au bureau, des débats qui vous redonnent envie d’être cinéphile : sans vouloir trop spoiler, deux camps se sont affrontés. Ceux qui pensent (un peu vite, je crois) que Diane Keaton est sacrifiée à la fin pour maintenir intacte la morale américaine, et ceux (Joe et moi) persuadés que Diane Keaton se voit rattrapée par la violence et la connerie aveugle des mecs. Elle meurt d'avoir eu sur eux des années d’avance. Son personnage n’est pas sauvé, mais il n’est sûrement pas jugé. D’avoir voulu vivre comme elle l’entendait, elle n’avait d'ailleurs pas de faute à expier.
Et tout ça m’a fait repenser à ce livre acheté 10$ il y a un peu plus d’un an à New York, un dimanche, tôt le matin. Un livre sous estimé, si tant est qu'il soit même connu. Le seul livre de photos de Diane Keaton.
Je vous vois déjà venir, vous qui n’avez jamais supporté ce type de bouquins de stars/caprices des dieux. Je le sais parce que là dessus on est pareils. Encore pire si ces stars appartiennent à l’intelligencia new yorkaise (toute la vieille douleur ressurgie cette semaine avec la mort de Lou Reed ne nous fera pas admettre pour autant qu’il fut un bon photographe).
Pourquoi alors ce Keaton là ? Pour sa réussite, unique en son genre. Pour son intelligence et son ironie. C'est une collection (au sens sériel du terme) de photos de lobbies d'hôtels, d’entresols et de salles réservées pour les interviews, pour les congressistes et les réunions des Rotary’s.
Keaton les a photographié vides, le matin quand il n’y a pas un chat. Lieu vidé, plantes vertes, moquettes panthères, espaces sans fenêtre, perspectives foutues à plat, des bouts de décors plantés là comme des autels dérisoires à la gloire d’un truc qui ne portait pas encore le nom de lifestyle.
Ensuite, elle a sorti ça en 1980, chez Knopf (elle a toujours eu l’art de l’entregent). Ce qui peut vouloir dire que la majorité de ces photos ont pu être prises durant la promo américaine de Hannie Hall, ou de Mr Goodbar, ou de Manhattan ou d’Interiors.
La liste des hôtels, en légende, est déjà en soi une forme de déclinaison post-moderne : le Crow hôtel (Miami Beach), le Plaza (New York) le Warwick (Philadelphia), le Sheraton (Pasadena), le Deauville Hôtel (Miami Beach), le Ashley (New York), l’Embassy (LA), le Caesars Palace (Las Vegas),le Ritz-Carlton (Boston), le Palm Springs Biltmore, le Pierre (NY), le Waldorf Astoria (NY), le Fontainebleau Hilton à Miami ou encore le Sterling Hôtel (Miami Beach).
Je ne me fais aucune illusion: Le même livre, sorti à tirage limité, signé d’un jeune portugais vaguement hipster ou d’une pointure type Martin Parr ou Asger Carlsen flirterait déjà avec les 400 euros. Et vous tueriez pour l’avoir.
Diane Keaton, Reservations, Alfred A. Knopf, New York, 1980
Tuesday, 29 October 2013
John Le Carré, A Perfect Spy, 1986
J'ai longtemps eu une tendance à passer à coté de Le Carré. Ne me corrigez pas si je me trompe mais je ne dois pas être le seul.
Pourquoi? trop 'légitime'? trop gros? trop 'propre sur soi', Espionnage? Déjà que… Espionnage à papa? etc, etc.
L'écrivain le moins branché du monde?
On le sait bien ici, une pile de mauvaises raisons ça fait une bonne raison s'y coller, et puis Garnier, Roth, ont toujours dit qu' A Perfect Spy, c'était très bien.
Oui, c'est très bien. Mieux même.
On va faire vite, pas besoin d'une vraie review, juste deux trois trucs en passant en forme de LISEZ-LE.
Le Carré sait y faire, il a été espion. Plus ou moins mais plutôt plus. Comme il le dit lui meme: 'la fonction du roman d'espionnage n'est que de fictionnaliser ce que l'on sait déjà de toute façon'. Intrigue et suspense, prenez ça sur le coin du rebondissement.
Chez Le Carré, via moi, semble se créer un drôle de court-circuit entre l'arcane et banal monde de l'espionnage ("mettez vos espions dans un bus, pas dans un jet") et l'écriture de Le Carré. Une taupe par exemple, c'est une expression de Le Carré reprise par les services sur lesquels il écrit, pas l'inverse (d'autres ne seront pas reprises: baby-sitter, scalp hunter etc…). Le premier choc, pour moi, c'est d'ailleurs cette écriture, comment dire… la pure expression d'un classicisme a l'anglaise? Il y a de ça… Mais aussi des éclairs de surréalisme (la vison de ce cabinet, véritable McGuffin a la Hitchcok tiré derrière la bentley, un maitre espion qui s'appelle Brotherhood et un grand-père Makepeace Watermaster). On met dans le même sac, un joli vernaculaire (nellies, neverwozzers, lovelies and joes) et une fulgurante, presque pétrifiante simplicité (a representative of something, navigationnal problems).
Pourquoi A Perfect Spy et pas un autre? ils tournent tous autour de la métaphysique de l'espion finalement (sometimes we had to do a thing in order to find a reason for it. Sometimes actions are questions to us not answers).La trilogie Smiley est belle aussi mais c'est dans celui là que la machine qu'est tout roman d'espionnage commence à faire 'un drôle de bruit'. un léger clank clank. Nait l'envie de ne pas mettre d'huile.
Encore une histoire de court circuit. Entre le livre et Le Carré lui même cette fois: le père de Magnus Pym, si central au roman, escroc de haut vol-minable, c'est le père de Le Carré ( Ronnie Cornwell de son vrai nom 'souvent en vacances'-on vous renvoie aux conversations de JLC avec Myriam Gross pour plus de précisions). On sent le vécu plus que la documentation dans cet art, si important au genre, de la location (école privées anglaises, Berne l'ennuyeuse, maison de fonctions etc..) et de la characterization (on emmènera avec soi la moitié du livre, seconds rôles inoubliables de Lederer à Miss Dubber)…
Le truc qui vient du froid alors se réchauffe mais sans jamais devenir tiède. Les frontières entre ce qui se dit et ce qui se lit s'effritent, on entend ce qui ne se dit pas, l'axe fondamental Public/Privé ici se dédouble. Donnant un très beau livre, assez trouble et sur rien d'autre que la duplicité. Pas celle des espions, celle de tout le monde.
On ouvre :
"In the small hours of a blustery October morning in a south Devon coastal town that seemed to have been deserted but it's inhabitants, Magnus Pym got out of his elderly country taxi-cab and, having paid the driver and waited till he had left, struck out across the church-square. His destination was a terrace of ill-lit Victorian boarding-houses with names like Bel-a-Vista, The Commodore, and Eureka. In build he was powerful but stately, a representative of something. His stride was agile, his body forward-sloping in the best tradition of the Anglo-Saxon administrative class. in the same attitude whether static of in motion, Englishmen have hoisted flags over distant colonies, discovered the sources of great rivers, stood on the decks of sinking ships. He had been travelling in one way or another for sixteen hours but he wore no over-coat or hat. He carried a fat black briefcase of the official kind and in the other hand a green Harrods bag. A strong sea wind lashed at his city suit, salt rain stung his eyes, balls of spume skimmed across his path. Pym ignored them. Reaching the porch of a house marked 'no vacancies' he pressed the bell and waited, first for the outside light to go on, then for the chains to be unfastened from inside. While he waited a church clock began striking five. As if in answer to its summons Pym turned on his heel and stared back at the square. At the graceless tower of the Baptist church posturing against the racing clouds. At the writhing monkey-puzzle trees, pride of the ornamental gardens. At the empty bandstand. At the bus shelter. At the dark patches of the side streets. At the doorways one by one."
Pourquoi? trop 'légitime'? trop gros? trop 'propre sur soi', Espionnage? Déjà que… Espionnage à papa? etc, etc.
L'écrivain le moins branché du monde?
On le sait bien ici, une pile de mauvaises raisons ça fait une bonne raison s'y coller, et puis Garnier, Roth, ont toujours dit qu' A Perfect Spy, c'était très bien.
Oui, c'est très bien. Mieux même.
On va faire vite, pas besoin d'une vraie review, juste deux trois trucs en passant en forme de LISEZ-LE.
Le Carré sait y faire, il a été espion. Plus ou moins mais plutôt plus. Comme il le dit lui meme: 'la fonction du roman d'espionnage n'est que de fictionnaliser ce que l'on sait déjà de toute façon'. Intrigue et suspense, prenez ça sur le coin du rebondissement.
Chez Le Carré, via moi, semble se créer un drôle de court-circuit entre l'arcane et banal monde de l'espionnage ("mettez vos espions dans un bus, pas dans un jet") et l'écriture de Le Carré. Une taupe par exemple, c'est une expression de Le Carré reprise par les services sur lesquels il écrit, pas l'inverse (d'autres ne seront pas reprises: baby-sitter, scalp hunter etc…). Le premier choc, pour moi, c'est d'ailleurs cette écriture, comment dire… la pure expression d'un classicisme a l'anglaise? Il y a de ça… Mais aussi des éclairs de surréalisme (la vison de ce cabinet, véritable McGuffin a la Hitchcok tiré derrière la bentley, un maitre espion qui s'appelle Brotherhood et un grand-père Makepeace Watermaster). On met dans le même sac, un joli vernaculaire (nellies, neverwozzers, lovelies and joes) et une fulgurante, presque pétrifiante simplicité (a representative of something, navigationnal problems).
Pourquoi A Perfect Spy et pas un autre? ils tournent tous autour de la métaphysique de l'espion finalement (sometimes we had to do a thing in order to find a reason for it. Sometimes actions are questions to us not answers).La trilogie Smiley est belle aussi mais c'est dans celui là que la machine qu'est tout roman d'espionnage commence à faire 'un drôle de bruit'. un léger clank clank. Nait l'envie de ne pas mettre d'huile.
Encore une histoire de court circuit. Entre le livre et Le Carré lui même cette fois: le père de Magnus Pym, si central au roman, escroc de haut vol-minable, c'est le père de Le Carré ( Ronnie Cornwell de son vrai nom 'souvent en vacances'-on vous renvoie aux conversations de JLC avec Myriam Gross pour plus de précisions). On sent le vécu plus que la documentation dans cet art, si important au genre, de la location (école privées anglaises, Berne l'ennuyeuse, maison de fonctions etc..) et de la characterization (on emmènera avec soi la moitié du livre, seconds rôles inoubliables de Lederer à Miss Dubber)…
Le truc qui vient du froid alors se réchauffe mais sans jamais devenir tiède. Les frontières entre ce qui se dit et ce qui se lit s'effritent, on entend ce qui ne se dit pas, l'axe fondamental Public/Privé ici se dédouble. Donnant un très beau livre, assez trouble et sur rien d'autre que la duplicité. Pas celle des espions, celle de tout le monde.
On ouvre :
"In the small hours of a blustery October morning in a south Devon coastal town that seemed to have been deserted but it's inhabitants, Magnus Pym got out of his elderly country taxi-cab and, having paid the driver and waited till he had left, struck out across the church-square. His destination was a terrace of ill-lit Victorian boarding-houses with names like Bel-a-Vista, The Commodore, and Eureka. In build he was powerful but stately, a representative of something. His stride was agile, his body forward-sloping in the best tradition of the Anglo-Saxon administrative class. in the same attitude whether static of in motion, Englishmen have hoisted flags over distant colonies, discovered the sources of great rivers, stood on the decks of sinking ships. He had been travelling in one way or another for sixteen hours but he wore no over-coat or hat. He carried a fat black briefcase of the official kind and in the other hand a green Harrods bag. A strong sea wind lashed at his city suit, salt rain stung his eyes, balls of spume skimmed across his path. Pym ignored them. Reaching the porch of a house marked 'no vacancies' he pressed the bell and waited, first for the outside light to go on, then for the chains to be unfastened from inside. While he waited a church clock began striking five. As if in answer to its summons Pym turned on his heel and stared back at the square. At the graceless tower of the Baptist church posturing against the racing clouds. At the writhing monkey-puzzle trees, pride of the ornamental gardens. At the empty bandstand. At the bus shelter. At the dark patches of the side streets. At the doorways one by one."
Sunday, 27 October 2013
Gilles Bonnecarrère, Male Dancers Wanted, 1976
«New York, 1976. I am twenty-three years old. The house where i was living, wedged between two buildings at 42 Water Street, has just burned down. All that it held is gone. On a bench in Battery Park i find an old Village Voice with the following ad : «Male dancers wanted (experience not necessary)». On 46th street, near Broadway, i climb the narrow staircase up to a cashier’s window. Denise, the boss, says : « Are you here for the job ? Come in, have a look, see if you can do it.“
Trouvé hier chez Yvon Lambert ce grand bouquin blanc, tiré seulement à 400 copies, renfermant des photos tenues au secret (au placard?) depuis 1976. On y voit quoi ? Un strip-club pédé, ses loges, ses danseurs. Puis, les mêmes mecs, le lendemain après-midi, chez eux, avec leurs rêves de réussite ou d'évasion. Leur sourire innocent.
C'est la version gay de Looking for Mr Goodbar (vous n’avez jamais vu Looking for Mr Goodbar ? ça ressort à Paris, vous n’avez plus d'excuse) ou la version heureuse de Cruising.
Le même New York, la même nuit disco, la même envie de ne jamais se trouver chez soi mêlée à la même inquiétude de ne pas avoir de chez-soi.
Pas mieux comme document pour accompagner l'edit du Keep the fire burning de Gwen McCrae que jouait Harvey au Rex, jeudi.
Gilles Bonnecarrère, Male Dancers Wanted, éditions Lutanie & Préféré, Paris, septembre 2013
Friday, 25 October 2013
Nancy Holt, Ransacked, 1980
Je devais finir ma relecture de A Perfect Spy, avec l'age, Le Carré, fascinant.
Croisé Philippe hier au Rex, paquet vite filé, ex-jeunes gens modernes, c'est à dire de vieux hommes discrets.
Dedans, l'attendu (non pas attendu, promis) Pigs de Spottorno. Dur. Une copie dédicacée a un certain Ari du Dead Men Don't look like Me de Paul Schiek. Dur.
Et puis, ce truc que je ne connaissais pas, Ransacked de Nancy Holt. On ouvre.
Une écriture enfantine, photos d'une maison délabrée.
C'est pas ça. Enfin si, mais non.
On écrit cinq minutes après la lecture, peut-être on ne devrait pas. On ne devrait peut-être pas raconter l'histoire. Une histoire simple comme seul evil can be. Un truc banal, une mamie exploitée, spoliée par une bande de junkies, dont la grosse truie de chef se fait passer comme aide soignante. Parenthèse: ma grand mère est morte de l'Alzheimer, elle fut "accompagnée" comme on dit - mon cauchemar, petit, c'était justement ce truc. D'ailleurs Papa, pourquoi sa première "aide' fut elle virée hein?
Esther, la mamie, c'est la tante de Nancy Holt, sculpteur(trice?) américaine, land art,femme de Robert Smithson, tout ça (pas d'esthétisme dans les photos de ses intérieurs saccagés mais on y voit peut-être ce qu'elle, l'artiste a pu y voir)...
Oui alors… Ca finit bien, Nancy Holt réussit a se débarrasser de cette crasse, sa tante Esther pourra mourir de son cancer en paix (comme deux de mes tantes, une au mari presque 'Pat m'a tuer').
Esther, et sa plume de gosse, ont alors laissé la place aux documents légaux. Pas un mot de trop. Rien. Les échos du Control Order House d'Edmund Clark laissent alors place au sale gout du personnel. De la Politique de l'intime a la politique de intimité. On est content de la rareté de l'objet, parce qu'on se demande presque si on n'aurait pas aimé ne pas le recevoir (sans rancune Philippe).
Je ne sais pas si j'aurais du écrire ça comme ça à froid, à chaud. Mais je suis sur que sinon, je n'aurais pas pu.
Nancy Holt, Ransacked, Printed Matter Inc, New York, 1980
Croisé Philippe hier au Rex, paquet vite filé, ex-jeunes gens modernes, c'est à dire de vieux hommes discrets.
Dedans, l'attendu (non pas attendu, promis) Pigs de Spottorno. Dur. Une copie dédicacée a un certain Ari du Dead Men Don't look like Me de Paul Schiek. Dur.
Et puis, ce truc que je ne connaissais pas, Ransacked de Nancy Holt. On ouvre.
Une écriture enfantine, photos d'une maison délabrée.
C'est pas ça. Enfin si, mais non.
On écrit cinq minutes après la lecture, peut-être on ne devrait pas. On ne devrait peut-être pas raconter l'histoire. Une histoire simple comme seul evil can be. Un truc banal, une mamie exploitée, spoliée par une bande de junkies, dont la grosse truie de chef se fait passer comme aide soignante. Parenthèse: ma grand mère est morte de l'Alzheimer, elle fut "accompagnée" comme on dit - mon cauchemar, petit, c'était justement ce truc. D'ailleurs Papa, pourquoi sa première "aide' fut elle virée hein?
Esther, la mamie, c'est la tante de Nancy Holt, sculpteur(trice?) américaine, land art,femme de Robert Smithson, tout ça (pas d'esthétisme dans les photos de ses intérieurs saccagés mais on y voit peut-être ce qu'elle, l'artiste a pu y voir)...
Oui alors… Ca finit bien, Nancy Holt réussit a se débarrasser de cette crasse, sa tante Esther pourra mourir de son cancer en paix (comme deux de mes tantes, une au mari presque 'Pat m'a tuer').
Esther, et sa plume de gosse, ont alors laissé la place aux documents légaux. Pas un mot de trop. Rien. Les échos du Control Order House d'Edmund Clark laissent alors place au sale gout du personnel. De la Politique de l'intime a la politique de intimité. On est content de la rareté de l'objet, parce qu'on se demande presque si on n'aurait pas aimé ne pas le recevoir (sans rancune Philippe).
Je ne sais pas si j'aurais du écrire ça comme ça à froid, à chaud. Mais je suis sur que sinon, je n'aurais pas pu.
Nancy Holt, Ransacked, Printed Matter Inc, New York, 1980
Sunday, 13 October 2013
Quote: Arnaud Viviant
«Ils avaient vécu l’âge d’or du métier, quand on pouvait devenir copain avec Bruce Springsteen rien qu’en l’interviewant, se débrouiller pour que Selby vende plus de livres en France qu’aux Etats-Unis, avoir Iggy Pop qui squatte à la maison après un concert et pour les plus fous se fixer avec Johnny Thunders. Ils avaient imposé le gonzo journalisme à la française, avec le Pléiade de Baudelaire qui dépassait de la poche du 501. A cette époque, le critique était un demi-dieu que les artistes respectaient ou suspendaient dans le vide du premier étage de la Tour Eiffel, comme les Stranglers, racontaient-on dans les chaumières, l’avaient fait avec Philippe Manœuvre.
Mais quand, avec quelques amis, il était arrivé dans le métier, c’était déjà la fin de la soirée, la plupart des anciens avaient déserté, et il ne restait plus que des cadavres de bouteilles et des mégots écrasés dans le gâteau profané, ainsi qu’un pauvre ivrogne écroulé dans un coin. Le dj était déjà parti avec ses disques. Dans l’atmosphère assombrie, un unique couple dansait un slow bancal sur de la musique planante, au demeurant plutôt grecque qu’allemande. Et elle était diffusée à très faible volume, les voisins ayant fini par se plaindre du bruit. Alors, en se partageant un fond de vodka tiède arrachée aux mains elles aussi tièdes du Booz endormi, ses amis et lui comprirent qu’ils étaient venus pour éteindre les lumières, ce qui leur prit tout de même près de vingt ans.»(p. 31)
Passage admirable d'un bon livre et soutien indéfectible à celui qui, d’un coup de fil, changea ma vie. C'était, oh my fuckin' god!, il y a déjà quinze ans.
Arnaud Viviant, La Vie critique, Belfond, Paris, 2013
Pix: Paul Simonon & Debbie Chronic by Bob Gruen, 1980
Saturday, 5 October 2013
Michka Assayas, Les Années vides, 1990
Chaque jour désormais ressortent en vinyls des disques que j’avais eu l’adolescence d’acheter à leur sortie ou presque, et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu’arrivent des rééditions de livres aimés il y a des années à peine, du moins il me semble, mais dont je lis en quatrième de couverture qu’ils sont, ah?, « introuvables depuis longtemps ».
Les Années vides de Michka Assayas ressortent. C’était, en 1990, un court roman autobiographique (70 pages tout au plus) paru chez L’Arpenteur. L’évocation serrée, blanche, d’une éducation sexuelle. Celle d’un adolescent taciturne, presque mutique, initié par une prof de français de C.E.S. dont les bouts de seins ressemblent à «des petites saucisses de cocktails» (ce détail m’est revenu en mémoire, et je suis ravi de le retrouver à sa bonne place, p.31). Tout ça dans la cour d’un lycée de banlieue parisienne des seventies à attendre à chaque printemps que Mai 68 revienne et que se reforment les Beatles. J’avais été surpris, à l’époque, par sa forme passive, son coté monocorde, son atonie (son agonie?) – elle était l’inverse du style fou furieux, rueur dans les brancards, que les anciens critiques rock se croyaient obligés d’arborer au moment de passer au roman. C’était là le livre d’un homme de trente-deux ans qui admirait Modiano, Jünger, et Arno Schmidt. Chaque paragraphe, court, concis, aurait pu servir de légende à un dessin de Floc’h ou de Sempé. Il y pesait tout entier le désenchantement d’une époque de transition (la fin des années 80/les premiers mois des années 90, époque de down généralisé, avant que l’arrivée de la techno ne balaie le ciel).
Je viens de le relire tout de suite après l’avoir racheté, ce midi au café, d’une traite, sans le relâcher (j’avais peur que sa fragilité ne l’effrite). Sa violence sourde m’impressionne soudain. J’ai peut-être enfin l’âge de recevoir en plein visage et dans toute leur dimension de dégoût de soi des choses aussi abruptes que « J’étais né vide, j’arrivais vide, et je voyais des grands possédés par une folie dont j’étais envieux, mais incapable. » On croirait un étang placide traversé en dessous par des courants souterrains inconnus.
«Quand elle parlait de ce qui était «superficiel», j’avais toujours l’impression que c’était de moi qu’il s’agissait. Je la revois avec ses lunettes fumées, sa coupe de cheveux austère, son corps de crevette, je revois ce C.E.S. Jacques-Rivière, avec «ses surveillants sympa», sa «conseillère d’éducation» au maquillage de Cléopâtre et aux cheveux tordus dans un chignon haineux, cette directrice à la tête de pharmacienne hébétée, que j’ai encore envie de frapper à coups de ceinture, et ces «bandes» de mômes imbéciles, déjà contents d’eux, fiers de leur petite virilité minable.» (P. 25)
Michka Assayas, Les Années vides, 1990, réédition Le mot et le reste, Paris, 2013
Les Années vides de Michka Assayas ressortent. C’était, en 1990, un court roman autobiographique (70 pages tout au plus) paru chez L’Arpenteur. L’évocation serrée, blanche, d’une éducation sexuelle. Celle d’un adolescent taciturne, presque mutique, initié par une prof de français de C.E.S. dont les bouts de seins ressemblent à «des petites saucisses de cocktails» (ce détail m’est revenu en mémoire, et je suis ravi de le retrouver à sa bonne place, p.31). Tout ça dans la cour d’un lycée de banlieue parisienne des seventies à attendre à chaque printemps que Mai 68 revienne et que se reforment les Beatles. J’avais été surpris, à l’époque, par sa forme passive, son coté monocorde, son atonie (son agonie?) – elle était l’inverse du style fou furieux, rueur dans les brancards, que les anciens critiques rock se croyaient obligés d’arborer au moment de passer au roman. C’était là le livre d’un homme de trente-deux ans qui admirait Modiano, Jünger, et Arno Schmidt. Chaque paragraphe, court, concis, aurait pu servir de légende à un dessin de Floc’h ou de Sempé. Il y pesait tout entier le désenchantement d’une époque de transition (la fin des années 80/les premiers mois des années 90, époque de down généralisé, avant que l’arrivée de la techno ne balaie le ciel).
Je viens de le relire tout de suite après l’avoir racheté, ce midi au café, d’une traite, sans le relâcher (j’avais peur que sa fragilité ne l’effrite). Sa violence sourde m’impressionne soudain. J’ai peut-être enfin l’âge de recevoir en plein visage et dans toute leur dimension de dégoût de soi des choses aussi abruptes que « J’étais né vide, j’arrivais vide, et je voyais des grands possédés par une folie dont j’étais envieux, mais incapable. » On croirait un étang placide traversé en dessous par des courants souterrains inconnus.
«Quand elle parlait de ce qui était «superficiel», j’avais toujours l’impression que c’était de moi qu’il s’agissait. Je la revois avec ses lunettes fumées, sa coupe de cheveux austère, son corps de crevette, je revois ce C.E.S. Jacques-Rivière, avec «ses surveillants sympa», sa «conseillère d’éducation» au maquillage de Cléopâtre et aux cheveux tordus dans un chignon haineux, cette directrice à la tête de pharmacienne hébétée, que j’ai encore envie de frapper à coups de ceinture, et ces «bandes» de mômes imbéciles, déjà contents d’eux, fiers de leur petite virilité minable.» (P. 25)
Michka Assayas, Les Années vides, 1990, réédition Le mot et le reste, Paris, 2013
Thursday, 3 October 2013
Quote: Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, 2013
"Nous reconnaissons la douceur dans des figures littéraires qui ont tout bouleversé autour d'elle sans le vouloir. Le prince Mychkine, la majorité des personnages de Kafka, de Melville (Billy Budd surtout), des nouvelles de Tolstoï, le petit John Mohune des Contrebandiers de Moonfleet - communauté impossible de personnages qui arrivent de nulle part et sans se départir jamais d'une douceur inégalable. Ils provoquent violence et passion autour d'eux car leur radicalité est sans appel et sans mépris. Ces personnages qui incarnent la douceur en littérature révèlent les apparences sous lesquelles se dissimulent toutes les compromissions. Ils polarisent le réel autour d'une vérité inédite et impossible à soutenir. Bartleby et la servante d'Un coeur simple sont des hors-la-loi.
Leur douceur fait violence à un monde qui a pour coordonnées des règles de servitude consentie."
Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, p.68-69, Payot, Paris,2013
Pix: Pedro Costa, Casa de lava - Caderno, Pierre von Kleist, Lisboa, 2013
Wednesday, 11 September 2013
Koen Wessing, Chili September 1973
Monday, 9 September 2013
kind of quote: Norman Mailer, Pontifications, 1982
Sunday, 25 August 2013
J'adore Michèle Bernstein à la télévision
A la bien peu ludique (malgré son titre) exposition de la
BNF consacrée à Guy Debord au printemps dernier, la plus belle surprise aura
été sa femme, Michèle Bernstein, cachée dans un coin de l’exposition, tout au
fond de la grande salle consacrée à l’apogée de l’IS dans les années 1960. C’est
un extrait de Lectures pour Tous, l’émission
littéraire et patrimoniale de Pierre Dumayet, dans laquelle celle qui fut la
première épouse de Debord présente son roman Tous les chevaux du roi, jubilatoire description parodiant Sagan de la vie infiniment libre de Carole et Gilles, deux irréguliers derrière lesquels il n'est pas difficile de reconnaître Bernstein et Debord.
Mutine, pétillante, elle se joue de son
interlocuteur patelin et bizarrement complice. Huit minutes de pur plaisir, qui
éclairait d’une flamme joyeusement amorale le cénotaphe empesé dressé par
la BNF au pape de l’IS.
Pour ceux qui s’interrogeraient sur ce qu’était le ton
habituel de cette émission lorsqu’elle ne recevait pas de situationniste, allez
voir ici celle consacrée à Céline, reçu pour la sortie de D’un château l’autre. Et, en contrepoint, ce canular que Dumayet
avait monté avec Claude Piéplu, là.
PS : après Mick Farren, je n’ai pas voulu refaire de post
nécrologique avec un lien vers un texte du défunt disponible sur internet. Mais
je ne peux que vous conseiller d’aller lire ici ce court texte d’Elmore Leonard,
décédé il y a quelques jours, Mollo
sur les adverbes, les points d’exclamations et le verbiage, dans lequel il
donne ses dix règles d’or de l’écriture. Un petit chef d’œuvre de critique
littéraire hardboiled.
Friday, 16 August 2013
RIP Mick Farren
Hippie=Punk.
La mort récente de Mick Farren, ex-leader des Deviants, agitateur à
cheveux longs, critique rock et polygraphe subculturel, vient nous rappeler
cette réalité longtemps masquée (Never trust a hippy, disaient les Sex Pistols), mais qui apparaît
de plus en plus nettement à mesure que l’on s’éloigne des années 1960-70 :
oui, les punks de 1977 étaient des hippies, car les hippies de 1967 étaient des
punks.
Bien sûr, on ne parle pas des babas avachis qui payaient
leurs tickets comme des moutons dans les festivals du début des années
1970 ; mais de ces freaks hargneux qui arrachaient les clôtures au nom de
la musique gratuite (Farren avait fait ça à l’île de Wight), de ces petits
frères des Beats en blousons de cuir et cheveux longs qui se rêvaient Guitar Army, avant-garde rock’n’roll
d’une révolution pour la musique, la drogue, et baiser dans la rue (Farren fut
un temps le « représentant » anglais du White Panther Party, le
joujou politique, débile et exalté de John Sinclair), de ces ramoneurs de riff
qui faisaient vrombir le psychédélisme comme un moteur trafiqué (réécouter ici
les Deviants en Bo Diddley des détritus de la société spectaculaire-marchande).
Les quelques nécros dispersées ici et là dans le creux de
l’été insistent sur sa mort si rock’n’roll – crise cardiaque sur scène, alors
que les Deviants interprétaient Cocaine & Gunpowder –, sa trajectoire musicale
intransigeante, du Londres underground de Michael X (un type dont je reparlerai un jour) et d'Alexander Trocchi (un type dont j'ai déjà parlé) à la
New Wave naissante qui le vit voisiner avec ces autres proto-punks de cuir et
d’acier, le MC5 et Hawkwind (qui fut le berceau intersidéral de Mötörhead), son incroyable
prolixité littéraire (il aura été tout à la fois historien des amphétamines –
son seul livre traduit en français –, elvisophile maniaque, autobiographe et
romancier de science-fiction et d’histoires de vampires). Il a même eu droit à
une dépêche du site Pure People, ultime pied de nez de la société du spectacle
intégré à celui qui fut l’un de ses contempteurs les plus acérés.
Je veux de mon côté retenir le chroniqueur rock visionnaire
qui, au nom du spontanéisme garage des années 1960, raillait au début de l’année 1976 la machinerie lourdingue et superfétatoire du Rock Circus, et en
appelait à une nouvelle révolution juvénile et électrique. Elle viendra
quelques mois plus tard, comme on le sait, et réjouira Mick Farren. Quant à la
machinerie lourdingue et superfétatoire du Rock Circus, ce Titanic qu’il
promettait à l’iceberg il y a 37 ans, quinze jours avant sa mort, le 13 juillet
2013, les Rolling Stones jouaient à Hyde Park pour 65 000 personnes. Les
tickets (95 £ + frais de réservation) se sont vendus en quelques heures.
Personne n’a renversé le grillage.
Friday, 26 July 2013
Quote : Djuna Barnes, Le Bois de la Nuit, 1986 (Nightwood, 1936)
"C'est dans l'acceptation de la dépravation que l'on saisit plus pleinement le sens du passé. Qu'est-ce qu'une ruine, sinon le temps en train de se délester de l'endurance. La corruption est la vieillesse du temps. C'est le corps et le sang de l'extase, de la religion et de l'amour."
Djuna Barnes, Le bois de la nuit, Points Seuil, 1986.
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