Archive of Modern Conflict… Certains noms sont dotés d’une puissance abrasive. Ils sonnent bien - bien en bouche, bien sur la langue, bien contre le palais, avant de rejaillir mieux encore, parfaitement acérés, sous la forme de livres de photos à la beauté inquiète. Archive of Modern Conflict est cette maison d’édition basée à Londres dirigée par Ed Jones et Timothy Prus, deux type que l’on décrit systématiquement comme mystérieux, laconiques (ils l’ont encore prouvé récemment en répondant du bout des lèvres aux questions du blog photo-eye).
On sait d’eux ce que l’on doit savoir : qu’on leur doit des livres rares et beaux (deux adjectifs qui sont ici en passe de devenir des synonymes - doit-on s'en plaindre ou s'en réjouir?) comme ceux toujours étrange et, de plus en plus liquides de Stephen Gill, ou encore The World from my front porch, un bel album où le photojournaliste Larry Towell mettait en perspective ses images de guerre avec les photos de sa ferme, de sa femme, de ses gosses, reproduisait des pages du cahier de chansons que tenait son père, et photographiait sous forme de séries la somme des petits objets étranges q’il se surprend à ramener à chaque fois du front : ainsi, de Gaza des poignées de portes et des clés de maisons détruites par Tsahal.
On sait surtout, depuis deux ou trois ans qu’Archive of Modern Confict sait mieux que quiconque sur cette planète présenter, éditer, mettre en séquence de façon extraordinaire tout un pan méprisé de la photographie : photographie vernaculaire, photos de famille trouvées sur les marchés aux puces, photographies anonymes et délaissées, jetées, froissées, finissant leur course dans les marchés aux puces, quand ce n’est pas dans le caniveau. Used photography. Photos usées jusqu’à la corde, mais sans prétention artistique, Innocentes alors ?
Jusque là, ce sont surtout l’allemand Joachim Schmid et le hollandais Erik Kessels (Bazooka devrait en reparler ici bientôt) qui ont fait le travail d’interroger l’innocence supposée de ces photos « déjà-là ».
Jusqu’à ce qu’en 2007, AMC publie Nein, Onkel (347 photographies inédites -et dérangeantes- des troupes nazis déconnant au quotidien… prix 2008 du livre de photo historique aux rencontres d’Arles). Premier uppercut. Mais c’est en mai 2009 qu’Archive of Modern Conflict trouera le ciel de l’édition avec The Corinthians, une série d’incroyables kodachromes retraçant l’Amérique. Laquelle ? celle de la banalité rayonnante des sixties. Le livre tirait son fil rouge (complètement arbitraire, donc jouissif) d’un épître du Nouveau testament, où Paul rappelait aux corinthiens que Dieu saura, au jour venu, se montrer clément envers ceux qui l’ont aimé, donc servi. S’en suivaient des pages et des pages d’un bonheur sournois, où l’on pouvait voir des types frappés de coups de soleil kodachromiches (la peau rouge sang) faire cuire des entrecôtes sur des barbecues pendant que leurs filles faisaient cuire leur jambe sous le soleil joyeux de la Californie. L’hiver, c’étaient les arbres de noël, la chasse aux élans, les chiens… Tout ça sans l’ombre d’un doute, jusqu’au soir où on a marché sur la Lune, et quelque chose alors de la croyance totale en Dieu s’est rompu à jamais. Tout à coup, le ciel était vide.
Histoire de pousser l’épatant de la chose plus loin encore, le livre était désigné lui-même tel un kodachrome : ses épaisses pages enserrées dans un carton blanc bordé rouge, évidé à l’intérieur pour laisser paraître l’image.
Cette année, Archives of Modern Conflict s’est associé avec Dashwood (la meilleure libraire à New York en ce qui concerne les livres de photos, on en avait déjà parlé ici) pour éditer à 500 exemplaires seulement Soviet Beauty Queens, un livre qui cache ses obsessions fétichistes sous une excuse historique de taille : les concours de beauté étaient, du temps du règne communisme, bannis d’URSS. Ils ont fait leur apparition vers 1988, et sont devenus instamment le symbole de la perestroïka. La Pravda condamnait, Eltsine laissait faire. Et les filles de se presser en masse aux titres de Miss pour savoir laquelle serait la plus belle (en body). Beaucoup ressemblaient à Kim Wilde, ou à Debbie Harry (ou à Kim Wilde tentant désespérément d’imiter Debbie, vous croyez que je ne vous entends pas derrière, les méchantes ?). A Leningrad (désormais St Petersbourg), une école s’était même montée pour apprendre à ces beautés slaves à devenir reines des podiums. Toutes les photos de Soviet Beauty Queens proviennent des archives de cette école, les albums des années 88-89-90. En feuilletant cette série de portraits de reines de beauté séquencée avec un art de la double page qui frôle l’indécence, un ami s’est d’abord écrit « Mon Dieu, qu’est-ce qu’elles ont l’air malheureuse»… avant d’admettre que cette tristesse vague les rendait plus sexy encore…
...Tu disais : un conflit moderne?
The Corinthians, Archive of Modern Conflict, London, 2009
Soviet beauty Queens, Archive of Modern Conflict/Dashwood, New York, 2011
le site d'AMC
le site de Dashwood Books
Monday, 30 January 2012
Thursday, 26 January 2012
Willem - Complet ! La revue de presse de Charlie Hebdo 1969-1981 - Les Humanoïdes Associés 1983
Dernier jeudi de janvier : le Libé tout en BD. Depuis plus de vingt ans (j’ai commencé au lycée), c’est le Libé que je ne rate jamais. Celui où, sur les huit pages du cahier Livres, il n’est question que de petits mickeys (comme on disait dans les années 1970), de toutes les nationalités, de tous les formats, et, il y a 20 ans, ce n’était pas banal dans la presse non spécialisée. Depuis, Edika est dans Beaux-Arts Magazine, Schlingo a sa biographie, et Moebius est à la Fondation Cartier.
Ce n’est donc plus pour cela que le Libé tout en BD me ravit encore chaque année : c’est parce que j’y retrouve la rubrique Images de Willem, disparue du journal depuis de trop nombreuses années. Cette rubrique dont la lecture dans le métro, lorsqu’elle paraissait, était toujours scabreuse, vous exposant aux regards surpris de vos voisins devant l’intérêt que vous portiez à ces images en noir et blanc de nazis à moitié nus, de bonnes soeurs phallophages, de cadavres photocopiés dont Willem aimait à illustrer ses chroniques manuscrites, en fonction des sorties de la semaine (mais, d’autres jours, cela pouvait être aussi une bien innocente vignette de Popeye ou du Yellow Kid de Winsor McCay). Cette rubrique qui n’était que la résurrection déguisée de la Revue de Presse que l’ex-Provo Willem a tenue de 1969 à 1981 dans Charlie Hebdo, et dont la totalité des épisodes est reprise dans ce recueil merveilleux publié en 1983 par les Humanoïdes Associés.
Merveilleux ? Oui, parce que ce livre de 300 pages est probablement le plus... complet, oui, c’est le mot, sur une décennie efflorescente, baroque, et graphiquement exceptionnelle, qui commence sur les Zap Comix de Crumb et les cartes de voeux des Black Panthers (deux lascars des inner cities : « So what do you want for Christmas ? » « A machine-gun shotgun, a box of hand grenades, a box of dynamite and a box of matches ») et qui se termine sur Yves Chaland et les premiers épisodes du Maus de Spiegelman, après être passée par Bazooka, La déviation de Gir, Richard Corben, Ranxerox de Liberatore et Tamburini... il n’y a qu’à prendre l’index (dont les références ne sont pas toujours justes, ce qui ajoute à l’aspect labyrinthique de l’ouvrage) n’importe où, et lire ce qu’on y trouve dans l’ordre alphabétique. Ainsi à la lettre H : Hergé (5 entrées), Hermann (1 entrée), Hermano Lobo (3 entrées, un hebdo satirique espagnol disparu en 1976), Hesse (Herman) (1 entrée), Histoire de la Grandache (1 entrée, il s’agit en fait de L’histoire de la grande vache de l’auteur anglais Hunt Emerson !), Histoire de Mr. Snoid (Les) (1 entrée), Historia (1 entrée), History of Comics (The) (1 entrée), Hitler (2 entrées, dont une pour parler de Yves Frémion quand il n’était pas encore élu politique, mais juste ludion de fanzine de bande dessinée), Hockney (David) (5 entrées)...
Et tout cela, toute cette avalanche d’images, de tracts, de luttes, de provocations, de détestations (sa tête de Turc Al Capp, le très réac auteur de la bande plouco-nixonienne Lil’Abner...) est enrobé dans son style approximatif de néo-francophone (qui s’améliore avec les années, l’homme n’est pas un poseur de la faute de français), ce qui donne des choses comme ça, début 1971 : « A cause des impôts les Rolling Stones cherchent maintenant des maisons (pour y habiter) en France (le Sud) ». C’est Exile on Main Street qu’il annonce... et tout est comme cela ; Willem a chroniqué tous les départs de feu, toutes les germinations spontanées, tous les premiers pas maladroits (ou pas) des futurs héros de l’époque, avec un nez incroyable, et un humour grinçant qui rappelle que l’un de ses meilleurs amis fut Roland Topor (17 entrées). Il y a là-dedans de quoi peupler bien des rêves de bibliophiles subculturels pour plusieurs dizaines d’années...
Quel éditeur nous donnera le même recueil de ses Images données à Libération ?
Ce n’est donc plus pour cela que le Libé tout en BD me ravit encore chaque année : c’est parce que j’y retrouve la rubrique Images de Willem, disparue du journal depuis de trop nombreuses années. Cette rubrique dont la lecture dans le métro, lorsqu’elle paraissait, était toujours scabreuse, vous exposant aux regards surpris de vos voisins devant l’intérêt que vous portiez à ces images en noir et blanc de nazis à moitié nus, de bonnes soeurs phallophages, de cadavres photocopiés dont Willem aimait à illustrer ses chroniques manuscrites, en fonction des sorties de la semaine (mais, d’autres jours, cela pouvait être aussi une bien innocente vignette de Popeye ou du Yellow Kid de Winsor McCay). Cette rubrique qui n’était que la résurrection déguisée de la Revue de Presse que l’ex-Provo Willem a tenue de 1969 à 1981 dans Charlie Hebdo, et dont la totalité des épisodes est reprise dans ce recueil merveilleux publié en 1983 par les Humanoïdes Associés.
Merveilleux ? Oui, parce que ce livre de 300 pages est probablement le plus... complet, oui, c’est le mot, sur une décennie efflorescente, baroque, et graphiquement exceptionnelle, qui commence sur les Zap Comix de Crumb et les cartes de voeux des Black Panthers (deux lascars des inner cities : « So what do you want for Christmas ? » « A machine-gun shotgun, a box of hand grenades, a box of dynamite and a box of matches ») et qui se termine sur Yves Chaland et les premiers épisodes du Maus de Spiegelman, après être passée par Bazooka, La déviation de Gir, Richard Corben, Ranxerox de Liberatore et Tamburini... il n’y a qu’à prendre l’index (dont les références ne sont pas toujours justes, ce qui ajoute à l’aspect labyrinthique de l’ouvrage) n’importe où, et lire ce qu’on y trouve dans l’ordre alphabétique. Ainsi à la lettre H : Hergé (5 entrées), Hermann (1 entrée), Hermano Lobo (3 entrées, un hebdo satirique espagnol disparu en 1976), Hesse (Herman) (1 entrée), Histoire de la Grandache (1 entrée, il s’agit en fait de L’histoire de la grande vache de l’auteur anglais Hunt Emerson !), Histoire de Mr. Snoid (Les) (1 entrée), Historia (1 entrée), History of Comics (The) (1 entrée), Hitler (2 entrées, dont une pour parler de Yves Frémion quand il n’était pas encore élu politique, mais juste ludion de fanzine de bande dessinée), Hockney (David) (5 entrées)...
Et tout cela, toute cette avalanche d’images, de tracts, de luttes, de provocations, de détestations (sa tête de Turc Al Capp, le très réac auteur de la bande plouco-nixonienne Lil’Abner...) est enrobé dans son style approximatif de néo-francophone (qui s’améliore avec les années, l’homme n’est pas un poseur de la faute de français), ce qui donne des choses comme ça, début 1971 : « A cause des impôts les Rolling Stones cherchent maintenant des maisons (pour y habiter) en France (le Sud) ». C’est Exile on Main Street qu’il annonce... et tout est comme cela ; Willem a chroniqué tous les départs de feu, toutes les germinations spontanées, tous les premiers pas maladroits (ou pas) des futurs héros de l’époque, avec un nez incroyable, et un humour grinçant qui rappelle que l’un de ses meilleurs amis fut Roland Topor (17 entrées). Il y a là-dedans de quoi peupler bien des rêves de bibliophiles subculturels pour plusieurs dizaines d’années...
Quel éditeur nous donnera le même recueil de ses Images données à Libération ?
Tuesday, 10 January 2012
Quote
Monday, 9 January 2012
Christian Patterson, Redhead Peckerwood, 2011
Un vieil exemplaire défraîchi d’un magazine pour hommes. Les pages centrales ont été roulées pour mieux montrer une autre photo, en noir et blanc, sur laquelle on distingue en partie un garçon coiffé à la James Dean et une moitié de fille qui ne ressemble à personne. Ceux qui ont déjà contemplé avec patience la couverture du second livre de photo de Christian Patterson ont reconnu les deux figures humaines qui surgissent au bout d’un moment parmi les taches de gris, comme une grenouille après un test de Rorschach. La fille s’appelait Caril Ann Fugate. Lui, Charles Starkweathers. En 1958, comme pour mieux mettre en scène leur postérité, ils ont laissé un mot, écrit à la main, adressé aux policiers qui les chassaient à travers le Nebraska depuis une semaine: «So far we have kill 7 persons» La confession était détaillée sur trois pages. En 1973, dans le premier film de Terrence Malick, Caril Ann sera rebaptisée Holly Sargis et son boyfriend Kit Carruthers. Sissy Spacek et Martin Sheen. Badlands s’inspirait de la balade sauvage de Caril Ann & Charlie. Dans Badlands, Charlie ne laissait pas des lettres mais des vinyls pressés à exemplaire unique – les mêmes sur lesquels Presley chantait pour sa petite môman.Quarante ans plus tard, Redhead Peckerwood chante la balade électrique de Caril Ann & Charlie, ou celle, sauvage, de Kit & Holly. Thieves like us.
Et si dans Badlands déjà, Malick opérait une fétichisation des signes que Spacek et Sheen portaient en blason, Christian Patterson (39 ans) ramasse quarante ans plus tard les reliques de son obsession. Tous les objets sont là, mais en pièces détachées : une carte du Nebraska, une balle de 22 long rifles, des photos de pin-up punaisées au mur, trois pièges à souris, deux ampoules brisées, un matelas souillé, du papier peint fleuri et des taches vertes d’antigel sur la neige. Les éclats fuschias du soleil parmi les épis de blé. Trois fermes brûlées et des « surrender clouds » (des cumulus de capitulation ?) couleur lit de vin. La vitre d’un dinner sur laquelle on a écrit No gun No fighting No food or drinks No alcohol No tabbaco No smoking. Une bande de papier tue-mouches et un manteau de fourrure jaunie, attrape mites. Et puis la paire de santiags bleues et blanches que portaient Charlie, les mêmes que celles que portaient Kit dans le film. Tout ça formant au fur et à mesure les salles d’un musée redneck, et son inévitable ode aux petites villes : «So i like to live in a little town/i care no more to roam./For every house in a little town/is more than a house, it’s home. »
Tout ça a l’air arbitraire, mais non : une sorte d’assurance dans les enchaînements indique immédiatement que Patterson sait où il va, et que rien du livre n’a été ordonné au hasard.
Le sens n’apparaîtra qu’à la fin, quand une série d’actions (onze meurtres !) viendra s’écrire dessus. Ce livre roule en marche arrière.
Il faut bien traverser cent pages dans Redhead Peckerwood avant de croiser un premier visage humain. Celui d’une gamine qui, sur un vieux photomaton d’archive, fait la grimace. Caril Ann Fugate avait quatorze ans quand son fiancé Charlie a tué son père parce qu’il refusait qu’elle sorte avec lui. La vraie Caril Ann avait, c’est possible, plus de chien que Sissy Spaceck, une morgue plus cinquante, plus de poitrine, les cheveux en coque, une moue. Et un regard définitivement évadé. Dans la photo d’elle que reproduit le livre, elle est emmenée à son procès, elle est belle comme Peggy Sue allant au bal. Page de droite, une dépêche de presse d’époque la condamne à la prison à vie. Il suffit, à la page suivante, de voir la photo de la nuque de Charlie pour comprendre que pour lui ce sera la chaise. Il n’avait pas 21 ans. Une dernière photo montre une bande de mecs, bien dans l’époque, qui avancent dans la nuit : «Let’s all go out and get a steack».
Pour ainsi dire, le grand livre américain (de photos, mais pas seulement) de l’année.
PS: Histoire d’enfoncer le clou, Christian Patterson a demandé un texte (merveilleuse maquetté dans un tiré à part ronéotypé) à Luc Sante ; Ici, on tient Luc Sante pour un génie. Il y a des livres comme ça qui semble avoir été fait spécifiquement pour vous…
«To go on the run is to chase the dragon of that vaguely envisioned other life, in full knowledge of the futility of the effort and the inevitability of the end. Since the formula stirs together three of the most combustible elements in american life – sex, speed and ballistics – you simply have to accept that you will explode along the way. »
Luc Sante
Christian Patterson, Redhead Peckerwood, MACK, London, novembre 2011
Et si dans Badlands déjà, Malick opérait une fétichisation des signes que Spacek et Sheen portaient en blason, Christian Patterson (39 ans) ramasse quarante ans plus tard les reliques de son obsession. Tous les objets sont là, mais en pièces détachées : une carte du Nebraska, une balle de 22 long rifles, des photos de pin-up punaisées au mur, trois pièges à souris, deux ampoules brisées, un matelas souillé, du papier peint fleuri et des taches vertes d’antigel sur la neige. Les éclats fuschias du soleil parmi les épis de blé. Trois fermes brûlées et des « surrender clouds » (des cumulus de capitulation ?) couleur lit de vin. La vitre d’un dinner sur laquelle on a écrit No gun No fighting No food or drinks No alcohol No tabbaco No smoking. Une bande de papier tue-mouches et un manteau de fourrure jaunie, attrape mites. Et puis la paire de santiags bleues et blanches que portaient Charlie, les mêmes que celles que portaient Kit dans le film. Tout ça formant au fur et à mesure les salles d’un musée redneck, et son inévitable ode aux petites villes : «So i like to live in a little town/i care no more to roam./For every house in a little town/is more than a house, it’s home. »
Tout ça a l’air arbitraire, mais non : une sorte d’assurance dans les enchaînements indique immédiatement que Patterson sait où il va, et que rien du livre n’a été ordonné au hasard.
Le sens n’apparaîtra qu’à la fin, quand une série d’actions (onze meurtres !) viendra s’écrire dessus. Ce livre roule en marche arrière.
Il faut bien traverser cent pages dans Redhead Peckerwood avant de croiser un premier visage humain. Celui d’une gamine qui, sur un vieux photomaton d’archive, fait la grimace. Caril Ann Fugate avait quatorze ans quand son fiancé Charlie a tué son père parce qu’il refusait qu’elle sorte avec lui. La vraie Caril Ann avait, c’est possible, plus de chien que Sissy Spaceck, une morgue plus cinquante, plus de poitrine, les cheveux en coque, une moue. Et un regard définitivement évadé. Dans la photo d’elle que reproduit le livre, elle est emmenée à son procès, elle est belle comme Peggy Sue allant au bal. Page de droite, une dépêche de presse d’époque la condamne à la prison à vie. Il suffit, à la page suivante, de voir la photo de la nuque de Charlie pour comprendre que pour lui ce sera la chaise. Il n’avait pas 21 ans. Une dernière photo montre une bande de mecs, bien dans l’époque, qui avancent dans la nuit : «Let’s all go out and get a steack».
Pour ainsi dire, le grand livre américain (de photos, mais pas seulement) de l’année.
PS: Histoire d’enfoncer le clou, Christian Patterson a demandé un texte (merveilleuse maquetté dans un tiré à part ronéotypé) à Luc Sante ; Ici, on tient Luc Sante pour un génie. Il y a des livres comme ça qui semble avoir été fait spécifiquement pour vous…
«To go on the run is to chase the dragon of that vaguely envisioned other life, in full knowledge of the futility of the effort and the inevitability of the end. Since the formula stirs together three of the most combustible elements in american life – sex, speed and ballistics – you simply have to accept that you will explode along the way. »
Luc Sante
Christian Patterson, Redhead Peckerwood, MACK, London, novembre 2011
Jean Seberg, Lettre d'amour aux camés, 1978
Même si elle ne fait plus mystère, la mort que s’est infligée Jean Seberg a été mal élucidée par l’enquête qui a suivi la découverte de son corps. Le 9 septembre 1979, dix jours après son décès supposé, l’actrice était retrouvée, sur le siège arrière de sa voiture, garée près de son domicile, dans une petite rue du XVIe à Paris. Le 30 août, sa disparition était signalée après plusieurs tentatives de suicides. Dix-huit mois plus tôt, Jean Seberg envoyait à Libération une lettre confuse et belle, qui cherche à gifler les consciences de ses frères et sœurs d’infortune : les camés. Une lettre où elle voudrait tordre ensemble l’amour et la haine de la drogue, démythifier le prestige d’un alibi artistique dont l’époque enrobe sa consommation et exiger que l’on cesse de réprimer ceux que le langage courant n’appelait pas encore toxicos. Un an plus tard, Romain Gary, son ex-mari et grand amour, se suicidera lui aussi.
Olivier Séguret, Libération, 17 septembre 2011
Lettre d’amour aux camés
(Lettre addressee à Libération en Février 1978, et publié par Libération au lendemain de la découverte de sa mort, le 10 septembre 1979)
"Salut les cons, les voyous, les roadies, et les blues jeans Renoma : je suis de passage et j’ai deux ou trois trucs à vous dire, comme ça. De quoi je me mêle ? De vous tous et de milliers d’autres. Une gueule est faite pour parler et une machine pour taper, et un être humain pour - comme disait le plus grand planeur de tous les temps - «aimer son prochain». Voilà. Le shérif est en ville, et il va tirer. Et rien à foutre. Et un peu partout. Salut les reines des restes : restes de vous - même avec vos bébés nés en manque car vous étiez trop lâches pour avouer au toubib que vous étiez toxicos enceintes. Le môme pleure dans le coin, le linge sale et le ventre vide : pas de Nesquik pour lui, pas assez de blé. Juste assez pour que maman achète sa poudre. Juste assez pour qu’elle baise n’importe qui, n’importe comment pour avoir de quoi retrouver son dealer, sous une porte cochère. Vite. Vite. Il neige sur Paris… pied ! Rare ! Rien à en foutre, on veut de la neige dans nos veines. On espère qu’entre-temps le même n’a pas renversé ce qui traînait de Mari sur le canapé sale, à côté du dernier Mandrax. Fixette. Vite. Aiguille sale ? Hépatite ? Rien à foutre. San Sebastian de la Blanche, c’est pas notre faute. La société nous a fait comme ça. Mon vieux est un con. Maman n’a rien compris. Leila m’a laissé pour une autre. Tralala là et chiale, chiale. Chier, faites chier. Tous. Salut mes loulous, mes rouleurs de mes deux, kamikaze de la Harley, mes bras restent. C’est bien ? Tu es cool. Cool. Je sais. Si cool que tu peux plus réchauffer les pieds de ta bonne femme. Ecroulés côte à côte - hmmm, hmmm, pied - et si on essayait de baiser ? Blff.
Tellement mieux le flash, tellement mieux. Sales cons minables, vous osez vous défoncer en écoutant Dylan et Lay, Lady Lay. Vous êtes obscènes. Lui, il a ses emmerdes aussi, il doit vivre avec son génie - chose jamais facile, demande à Baudelaire, demande à Garrel, demande à Romain Gary et demande à Eustache - avec ses problèmes conjugaux. Et il bosse, le mec. Il est sur pied tous les jours, pour chanter Hurricane Carter pour vous. Vous êtes obscènes. (Putain, elle nous emmerde, mettons sa lettre dans les chiottes). Rien à foutre. Elle est vraiment trop square). D’accord, j’ai rien dit. Mais j’ai quand même envie de causer encore. Vous me casseriez la gueule ? Essaie donc : Pierrot mon Loulou élu viendra te saluer. Certains amis au teint basané me trouvent assez sympathique. Vous vous défoncez avec Sonny Criss ? Je vous l’interdis.
Interdis. C’était mon copain, et il essayait avec moi de vous décrocher. Et il jouait presque aussi bien que Yardbird Parker qui, sur son lit de mort, suppliait les jeunes musiciens de le croire quand il disait que son génie ne venait pas du cheval. Ça venait de son génie et de ses efforts au-delà du possible. Point c’est tout. Il travaillait. Ça s’apprend le sax. Tu te shootes avec Miles ? Ça se travaille la trompette. Des heures et des années chaque jour. Paul Desmond vous branche ? Moi aussi. Il fumait même pas les joints (à propos, puisque vous êtes tous si together, savez-vous qu’il vient de mourir avant la cinquantaine… de cancer ?). Et il est sublime Mick Jagger. Et Keith peut-être plus. Et ils se donnent à ne plus en finir pour vous. Et gracias, de nada, vous restez contre le mur avec le garrot, trop défoncé pour l’enlever.
Et Bobby Marley ? Qui ne l’aime pas ? Et il fait de la musique et de la politique, et il risque sa vie. Sniffette, sniffette. Et n’écoutez plus, je vous en prie, mon ami Memphis Slim. On est cool, huh ? (Elle peut pas la fermer celle-là. Pour qui elle se prend ? Pour une girl-scout ?). Et Hakim Jamal ?, cousin de Malcom X, ex-toxico, taulard, Muslim noir, plus bel homme qui a jamais marché sur la terre : il est mort mon Jamal - huit balles dans le ventre. Trois junkies revenus du Vietnam l’ont fait. Vietnam. OK (circonstance atténuante), mais vous m’avez tué Jamal. Oh, t’en fais pas, je fais pas du racisme à l’envers. J’ai connu des salauds et des minables, des crados et des paresseux de toutes les couleurs.
Bon, basta. J’arrête. Je fume une sèche, je bois une bière. Et je plane. Avec Count Basie, The Count. Je vais prendre un bain et mettre des pétales de rose dedans. Je la boucle, vous me fatiguez trop. Juste, une dernière chose, les copains, André Malraux, connais ? Moi, si. Assez bien. Et de toute sa vie, il a fumé trois boulettes d’opium, juste pour décrire le vieux Gisors. Trois. OK ? Salut les vauriens. Bacci. The Count joue Two for the blues et ça plane sec ! Navré pour la sèche, Madame Weil… Personne n’est parfait, n’est-ce pas ?
Quinze minutes.
Me revoilà ! Caftan, encens, parfum. The Count joue Jump for Johnny et je laisse tranquille mes camés avec leur overdose : qu’ils crèvent dans leurs vomis. […] Et je m’adresse maintenant aux poulets. Calmement. Je sais que vous faites un métier aliénant. Je sais que vous en avez marre. Mais ce n’est pas une raison pour terroriser Garrel et sa belle dame et tous les autres. […] Ne frappez plus mes potes qui essaient douloureusement de sortir de leur désespoir. Tenez-vous bien, je vous en prie. Vous savez mieux que moi où est la came, vous savez qui la fabrique, d’où elle vient, et qui en profite. Soyez des gardiens de la paix : DE LA PAIX. C’est noble. […] Bref, n’oubliez pas votre premier catéchisme. «Aime ton prochain comme toi-même !» Donc tenue et calme et aimez-vous les uns les autres. Chacun de nous chante ses blues. Merci.
PS : Je sais que je vais trop loin, mais je n’aime pas à oublier cette phrase d’André Malraux : «Faire connaître aux hommes la grandeur qu’ils ignorent en eux.» Salut."
Jean Seberg
Subscribe to:
Posts (Atom)