Sunday, 29 December 2013
Au Revoir 2013 : A Photobook List
Ok, cette liste arrive tard, alors que vous n’en pouvez plus. Vous attendez plutôt de nous une liste de moins à la place d’un Top Ten de plus, et ça tombe bien : nous sommes justement de mauvaise humeur. Pourtant, nous devrions sortir dans la rue les épaules recouvertes de cotillons : il n’y en a jamais eu autant de livres de photos que cette année. Mais ce fut avalanche de livres laids, chers, inutiles, cyniques, mal imprimés, mal séquencés, mal pensés, ou insidieusement édités à tout petits tirages pour être annoncés épuisés avant même d’avoir éclos – comme s’il suffisait qu’un livre soit épuisé pour être beau. Comme si sa rareté était le signe de son intelligence.
Le domaine commence à vraiment intéresser beaucoup de monde, et parmi eux, tiens comme c’est étrange, des rapaces. Quand ils auront écoeuré tout le monde, ils partiront sévir ailleurs.
Comme en réponse à ce climat délétère, il a paru cette année les livres les plus violents, les plus forts, les plus en colère de toute la décennie. Ils sont une poignée, mais ceux-là ont à nos yeux une telle valeur qu’elle dépasse de très loin la petite catégorie qui les concerne. Control Order House, ou PIGS, ou Saluti da Pinetamare, ou Costa (pour en choisir quatre) sont aussi de grands livres de critique sociale de notre époque. Ceux que nous cherchions et n’avions pas trouvé, chez Gibert, rayon Philosophie Politique. Ce n’est pas grave - suffisait de chercher ailleurs. On n’en sort pas.
Edmund Clark - Control Order House (Here Press, London)
Ivan a déjà presque tout dit ici sur ce livre qui, à lui seul, a dominé l’année, toute catégorie confondue. L’antithèse du joli livre qu’il suffirait de feuilleter pour en saisir le charme. Ici, pas de charme. Que du dur. Pour comprendre ce que l'on voit, il faut lire, et lire jusqu’au bout. Examiner des planches contacts d’appartements nus, témoins, qui ressemblent à des cellules en plein Londres, reprendre des kilomètres de textes émis par des cours de justice. Deviner que sous la crainte du terrorisme, c’est encore un peu de la liberté de chacun qui est mise sous contrôle. Si Foucault avait été photographe… Qu'est-ce qu'on voit là alors, mon cher Ivan? "La multiplicité du contrôle via la normalité (le pavillon de banlieue est une prison parce qu'il est un pavillon de banlieue, This House is Britain…"
David Thomson, 82 (Archive of Modern Conflict, London)
Tout le monde, depuis trois ans, cherche à égaler AMC dans leur façon de faire vivre des photos d’archives. Et chaque année, AMC sort un livre qui laisse tout le monde derrière. Celui-ci se présente de façon totalement arbitraire sous la forme de deux volumes silencieux, recouverts de feutre blanc à valeur de neige, contenant chacun 82 photos prises par des soldats allemands durant la seconde guerre mondiale. Leur avancée dans le paysage d’abord, ce givre qui recouvre toute trace de combat et le grand vide des campagnes déjà désertées. Puis les villes, les ghettos, leurs habitants hagards, les gitanes qui montrent un sein contre une cigarette, dit la légende d’époque. Qui est derrière l’appareil photo ? Est-ce encore un humain, enrôlé sans le vouloir, ou une machine à gagner des positions : se permettre de prendre une image, est-ce déjà apposer un forme de pouvoir? Pas de réponse ferme, sinon qu’à la fin, parmi les ruines et les barbelés, on rencontre la photographie de deux épouvantails…
PS: David Thomson, l'un des deux cerveaux d'AMC, a choisi d'ordonner ainsi ce livre en la mémoire de son père, mort cette année à 82 ans.
Stephen Gill, Coexistence (Nobody, London)
AMC n’est pas loin, Stephen Gill ayant publié une partie de ses livres (et parmi eux, son meilleur : Hackney Wick) chez eux. Mais avec Coexistence (paru à la toute fin 2012) que le plus grand photographe de l’East London (et soutenu par la meilleure librairie d’East London voire de toute l'Angleterre : Donlon Books) pousse plus loin encore l’étude et la capture de notre monde sensible à travers des assemblages invisibles de particules subatomiques. Pure affect, d’une beauté liquide, Coexistence devrait être rangé quelque part entre La Vie dans les plis (ou alors La Nuit remue) d’Henri Michaux et un traité de mathématique quantique.
(C’est un détail, mais Gill a dédié ce livre, qui se présente sous la forme d’un cahier d’écolier tâché d’encre, à Sergio Larrain, photographe devenu bouddhiste, qui fut indéniablement la grande redécouverte « humaniste » de cette année à Arles. Antoine D'Agata a également dédié son nouveau livre, paru chez Super Labo au Japon, à Larrain et sa série Valparaiso. On dit ça on dit rien.)
Salvatore Santoro, Saluti Da Pinetamare (Autoédité, Italie)
La carte postale sur la couverture est évidemment un leurre. Ce que Salavatore Santoro montre tout au long de ce voyage dans l’Italie du Sud de Luglio où il a grandi, jusqu’aux environs de Naples, c’est la violence et l’ennui urbain, les paysages laissées en friche, le bétonnage sauvage, la laideur balnéaire devenue lentement la norme, ici comme là (ce livre aurait pu être fait en Espagne). Les populations locales fauchées, en quête de démerde, les gosses qui se font chier sur des terrains de jeux par 40° à l’ombre, les migrants qui pieutent dans la rue sur des matelas crevés ou des sièges de voiture arrachés, les centres commerciaux vides. Trente ans d’une catastrophe urbaine résumée en un livre. Ce que Ballard inventoriait comme étant de la science-fiction est devenue un état de fait. Le temps passe, même la laideur vieillit, et face à elle, il arrive même à Santoro d'éprouver de la mélancolie, sinon de la nostalgie. Car Saluti Da Pinetamare est aussi un livre très très intime.
Carlos Spottorno, THE PIGS, Phree & Editorial RM (Espagne)
Autre grand livre de crise (elle aura a moins eu le mérite de nous offrir quelques livres féroces), THE PIGS. P.I.G.S. comme Portugal, Italie, Greece & Spain. Les cochons selon l’acronyme forgé par les penseurs du libéralisme maximal. Pour mieux les prendre à revers, Carlos Spottorno a produit un livre dont la maquette reprend à l’identique celle de The Economist (jusqu’à en parodier les pubs). Et là-dessus, à chaque photo de détourner un à un les clichés que l’on colle aux pays du Sud – la fainéantise comme sport national, le laisser-aller généralisé. Livre provocant, intelligent partout, et qui ne laisse personne indemne.
José Pedro Cortes, Costa (Pierre Von Kleist, Lisbonne)
José Pedro Cortes a signé en 2012 l’un des livres majeurs de la jeune photographie, Things here and things still to come, dont la puissance sensible ne cesse de nous renverser. De l’autre coté, José et son compère André Principe (lui aussi surdoué) ont crée avec les éditions Pierre Von Kleist une maison d’édition/coopérative absolument unique (par plein d’endroits, par la sincérité totale qui les anime, ils me font penser aux Kill The DJ). Costa n’est pas un livre sur Pedro Costa (je dis cela car les PVK ont sorti aussi cet automne, au même moment, le fac-similé superbe du cahier d’avant tournage de Casa de Lava que Pedro Costa tenait en 1992). Non, Costa est une ballade silencieuse sur la cote, à quatorze kilomètres au sud de Lisbonne. Là où il n’y a plus que du vent, du sable, du bois sec, des plantes mortes, des pneus et des serpents. On entend le vent souffler en traversant ce livre. Les pieds s’enlisent et on suffoque. Tout commence à ressembler à quelque chose comme un pays du sud épuisé, n'en pouvant plus de traverser une crise sans fin.
Seba Kurtis, KIF (Here Press, London)
Difficile de parler de KIF sans en froisser la magie. Disons que c’est d’abord un livre mince, 13 photos (+ 2), chose rare aujourd’hui (l’inverse total du Sometimes i cannot smile de Piergiorgio Casotti, un des bons premiers livres de cette année mais qui étouffe sous trop d’images, et aurait gagné à être resserré). Ces treize images, que racontent-elles ? Un voyage au Maroc à la recherche des traces d’un ami dealeur mort. Sibyllin, éclaté, doux, amer, plein de point de suspension, viscéral, courageux, KIF a des années d’avance sur la façon de défaire un récit. Au-delà du fait que visuellement parlant, c’est d’une beauté malade.
PS 1: Il se trouve aussi que c’est, après Control Order House, un autre livre édité par Here Press, ce qui en fait sans aucun doute notre éditeur de l’année.
PS 2 : On peut rapprocher KIF d’un livre très fort sur l’Algérie paru, discrètement en 2011 : Diar El Mahçoul de Christian Wachter.
Nikolay Bakharev – Amateurs & Lovers (Dashwood, NY)
Misha Pedan – The End of la Belle Epoque (Kimaira Publishing, Sweden)
Deux livres sur la fin du communisme. L’un montre le travail d’un homme qui, dans l’URSS des années 80, arpentait les rivières et les lacs pour prendre des familles en maillot, avant de faire dans son appartement des nus qui cherchent moins à faire bander qu’à échapper au contrôle du régime. Nikolay Bakharev, on s’en est aperçu en le découvrant cette année à New York puis à Arles, a arraché au régime des corps qui ne demandaient qu’à respirer.
Misha Pedan lui a photographié les rues de l’URSS de 1986 à 1989, et c’est là encore le désir qui circule partout, à l’air libre, Rieur, devant des gardes et des militaires raides comme des marionnettes, les citadins cherchent le soleil, pour bronzer dès qu’ils le peuvent, les ouvriers flattent la silhouette d’une femme qui traverse la rue, des jeunes jouent à la guitare en bravant l’objectif comme si, par lui, ils s’adressaient directement à ceux qui les gouvernent. Sur la chaussée, une flaque énorme bloque la rue mais chacun l’enjambe. Le dégel vient de trouver son image. Le titre du livre indique un regret. L’entre deux était donc plus doux que l’éclatement qui est venu après ?
Adam Broomberg & Olivier Chanarin, Holy Bible (MACK – Archive Of Modern Conflict)
AMC, once more. Peu de livres auront aussi immédiatement impacté l’année que la Sainte Bible revisitée/profanée par Broomberg & Chanarin. Introuvable après une semaine, Holy Bible divisait déjà le cénacle des collectionneurs à la fin du printemps. Ce montage, au sens godardien du terme, repassait des images anonymes de tout le siècle, sa violence, sa beauté, sa connerie, sa vulgarité, son insurpassable douleur, sous le sceau général de la confrontation. Le texte religieux devient le socle et/ou le paravent de toutes les barbaries. Son horizon, son excuse. Certains, surtout des photographes d’ailleurs, ont regretté toutefois que, par-delà le brio et la virtuosité dont ont toujours fait preuve B&C, le dispositif (qui consiste à souligner une phrase par page tirée de la bible et lui trouver dans les archives d’AMC son commentaire en image) n’arrive que trop rarement à dépasser l’intention ou la démonstration. Et qu’au fond, le duo n’arrive pas à inventer des écarts. Grand livre de guerre, malgré tout.
Vincent Delbrouck, As Dust Alights (Wilderness, Belgium)
Delbrouck (dont l’influence sur la jeune école belge ne cesse de grandir) transforme un projet himalayen qui aurait du tourner au livre documentaire en une courte nouvelle poétique, un « haiku » dit-il. Kerouac (période Tristessa) mais avec une esthétique absolument contemporaine.
TWB books Serie 4 : Christian Patterson, Alessandra Sanguinetti, Raymond Meeks, Wolfgang Tillmans
Quatre livres fait main, avec une qualité d’impression de folie, sentant le gros carton bien épais, fragile et solide à la fois. Et dedans ? Christian Patterson confirme, deux ans après Redhead Peckerwood, qu’il est touché par la grâce dès qu'il s'agit de faire sortir toute la présence d’un objet. Ce mec est de plus en plus fantomatique. Son Bottom of the lake (Fond du Lac) justifie à lui seul la quête de cet objet rare. Alessandra Sanguinetti invente un roman de l’enfance sidérant, intérieur, Raymond Meeks déçoit un peu (dommage, pour une fois qu’un de ses livres était tiré à plus de 15 exemplaires) et Wolfgang Tillmans offre un série très douce sur un seul garçon - série belle mais mineure si on la compare aux planches de son livre majeur de l’an passé Neue Welt (qui exposées à Arles démontrait tout à coup que celui que les abrutis avaient pris pour un photographe (de) mode était le dernier grand documentariste contemporain). Bel ensemble…
John Cage/ William Gedney, Iris Garden (Little Brown Mushroom, USA)
Inévitable bel objet 2013, ce petit Iris Garden, édité par Alec Soth, composant sous la forme d’un livre aléatoire en lequel se plient et se déplient au hasard des assemblages des images de William Gedney représentant John Cage et d’haïkus écrits par le musicien. La forme, la forme, jusqu’au vertige. Un livre d’avant-garde américaine, dans la tradition conceptuelle et surtout très ludique de certains Robert Frank (qui est suisse, certes) des années 60. Une réussite.
Maira Soares – Este Seu Olhar (autoédité, Brésil)
Un carnet gris de tout petit format, enserré sous un noeud rose pale. On ose à peine ouvrir. Au recto les photos de la mère de Maira Soares, morte il y a trente-cinq ans. De l’autre, le remake à l’identique de ces photos par sa fille, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. La reprise après tout ce temps, d’une même image, son bégaiement qui est aussi le signe lourd de sa fatalité, la ressemblance comme seul héritage tissent autour de ce livre hanté quelque chose d’indicible. Maira Soares a, en plus, trouvé la forme et le format exact pour respecter l’intimité et la sensualité secrète qui est le cœur de son travail. Ne passez pas à coté de ce livre d’artiste troublant.
A rapprocher du fantastique In This dark Wood de Elisabeth Tonnard dont nous vous parlions la semaine dernière ici.
John Claridge – The Gorbals (Café Royal Books, London)
On suit toujours de près les fanzines que sortent au rythme d’un par semaine les éditions Café Royal Books. D’une part parce qu’ils sont tirés à 150 copies seulement (vendus le prix d’un petit déjeuner) et d’autre part parce que Craig Atkinson, qui dirige tout cela tout en fournissant le 2/3 des livres avec ses propres photos, a bâti au fil des années une véritable mémoire de la photographie anglaise. Si on est resté scotché par la découverte du boulot contemporain, social, de Jim Mortram, on a été encore plus soufflé par The Gorbals, une série méconnue de John Claridge datant de 1965. Claridge était un des grands noms de la photo de mode et de la publicité anglaise des années 60. The Gorbals le voit plonger de façon inattendu dans l’un des quartiers les plus pauvres du Glasgow de l’après-guerre, pour une immersion documentaire de deux jours. Il en ressort, noir comme à la mine, un livre d’une brutalité inouïe, sur les laissers-pour-compte des révolutions industrielles. On croirait que ces images ont un siècle et demie, contemporaine de Dickens ou de Stevenson. Elles n’ont pas cinquante ans…
pix upstair: Misha Pedan, The End of la Belle Epoque
pix downstair: Christian Patterson, Bottom of the lake
Thursday, 26 December 2013
Guillaume Serp, Les Chérubins Électriques, 1983
Dans le Paris Novö du début des années 80, un garçon achète La Pravda au Drugstore des Champs Élysée. Il ne sait pas lire le russe mais ce journal lui semble aller comme une mitaine en cuir avec les disques de Kraftwerk et de Bowie qu’il écoute en boucle. Punk c’était déjà hier, et la génération qui est venue juste après a mis la dose sur tous les défauts : le cynisme, la dope, un certain dandysme et son nihilisme afférant. Les Chérubins électriques fut le seul roman de Guillaume Serp, connu autrefois sous le nom de Guillaume Israël, chanteur des Modern Guys, groupe oublié inscrit dans le sillage Rose Bonbon de Taxi Girl. Sa mort à 27 ans ne lui a pas laissé le temps d’en écrire un autre, ni de signer le premier film auquel il rêvait, en s’exilant à LA – Paris devenant mortifère. Introuvable depuis sa sortie en 1983 (son auteur n’avait même pas alors 23 ans), ce roman d'apprentissage est enfin réédité par L’Éditeur singulier. On y entend, encapsulé et synthétisé, l’esprit d’une époque désespérée, celle des transitions. C’est la même chanson que dans les Nuits de la pleine lune. On croit que cette chanson est douce mais elle est pleine d’épine. Possible que ce livre imparfait et direct puisse nous servir encore de manuel de survie pour marcher dans Paris, du soir au petit matin, l’hiver, emmitouflés dans un manteau de feutre, un journal soviétique roulé sous le bras pour dernière contradiction.
Nous aussi, nous voulons une nouvelle vie.
«Alexandre m’avait donné rendez-vous chez lui à 10 heures et il n’était encore que 9 heure et demie. J’étais passé au Drustore acheter quelques revues, dont La Pravda que je ne comprenais absolument pas, mais que j’achetais régulièrement parce que je trouvais que cela faisait très chic. Je décidais de me rendre chez lui à pied ; de braver le froid et les regards dégoûtés de la foule du samedi soir, qui se retournait sur moi, ce drôle de type au visage angélique et aux habits bizarres. Il faut dire qu’à l’instar de Cassandre la veille, j’étais tout de rouge vêtu : bottes rouges, pantalon rouge, pull rouge et veste en plastique rouge.
Il semblait content de me revoir. Et alors que je jetai sur la table basse les magazines feuilletés en chemin, il me proposa de la coke. Évidemment, avec ce froid, et toutes ces gueules de gerbe mal refroidies que j’avais croisées, j’étais enchanté. » (p. 33)
Guillaume Serp, Les Chérubins Électriques, 1983, Robert Laffont, réédition L’Éditeur singulier, Paris, 2013
Tuesday, 24 December 2013
Anders Petersen (par) Christian Caujolle, Juste entre nous, 2013
C’est un petit livre format poche vendu trop cher, édité trop vite (la maquette a sauté plusieurs fois et des coquilles se baladent un peu partout). Pour Autant, c’est un livre qui tient jusqu’au bout son projet, qui est de coucher sur papier quelques nuits de conversation entre un très grand photographe, Anders Petersen, et un très grand critique et ancien directeur d’agence (VU), Christian Caujolle. Le photographe est un homme simple et le critique son ami depuis des années. Ce n’est pas un livre théorique mais un livre d’idées. Ce n’est pas un livre de souvenirs, mais la mise au point s’y fait en permanence. J’ai passé mes deux dernières nuits à les lire, donc à les écouter, me tenir confinés dans leur intimité. J’avais parfois l’impression d’être là vers minuit chez Madame Paulo, avec la même cassette d’Aznavour qui tourne en boucle, froissée toujours au même endroit, et qu’Antoine (qui a fait la photo de couv’) allait pousser la porte du café à tout moment.
Tant de chaleur conjuguée.
«On ne pense pas. On ne se préoccupe pas d’être dans la bonne position, on ne pense pas au danger, on ne se demande pas si on agit de manière responsable ou pas ; c’est assez horrible ! Ce n’est plus décent… Tu peux voir ça chez beaucoup de photographes. Il n’y a pas à être photographe pour ça. , tu as ça chez beaucoup d’écrivains, et des gens passionnés. Ils sont préoccupés mais ils sont insouciants dans le même temps. Ils sont préoccupés. Mais ils ne pensent pas au résultat, à la manière dont leur travail va sortir. L’élément le plus important pour eux, c’est de rejoindre une dynamique, de participer et de trouver un présence. Identifier une présence, c’est ça l’important. C’est ce que Moriyama montre dans ses photos.
Et tu peux aussi sentir qu’il est solitaire. Mais qu’il est actif. Il n’est pas dans on coin à dire au monde « Je suis seul », il agit, il construit, il utilise ce sentiment comme un trampoline. Je n’ai jamais parlé de ça. Mais c’est aussi ce que je sens. Je me sens lié à ça.» (p. 53)
Anders Petersen (par) Christian Caujolle, Juste entre nous, André Frère éditions, Marseille, 2013
Wednesday, 11 December 2013
Elisabeth Tonnard, In This Dark Wood, 2008
Spirale infinie de la variation ? En 2008, Elisabeth Tonnard, artiste et poète hollandaise, puisait dans l’immense collection Joseph Selle (conservée au Rochester Visual Studies) quatre-vingt dix photographies d’hommes et de femmes (marins, dactylos, hommes d’affaires, femmes au foyer, que sais-je ?...) marchant les yeux dans le vague, parfois la tête basse, la nuit, toujours la nuit, dans les rues de San Francisco, dans un espace-temps probablement situé, si on en croit les vêtements, les allures, entre la fin des années 50 et le mitan des années 60.
Selle n’était pas un grand photographe, il n’avait aucun surmoi. Il était un anonyme photographiant d’autres anonymes. Son job consistait à prendre au flash des photos de gens rentrant du travail ou se rendant, mis sur leur trente-et-un, à un rendez-vous amoureux. Ces photos, ils pouvaient passer les prendre le lendemain à la boutique (le "Fox Movie Flash"). Si le "date" s’était bien passé, ils venaient. S’ils avaient été payés et qu’il restait encore quelque chose sur cette paie, ils venaient. Beaucoup ne sont pas venus et ont rendu ces tirages à la nuit. Selle en a légué plus d’un millier à Rochester.
("When half my days were spent i found myself in a dark wood, and off the right path.")
Parmi eux donc, ces 90 photos de nuit, passage furtif d’âmes perdues, de solitudes en marche. Tonnard les a accompagné à chaque fois d’une citation de Dante, quatre-vint dix fois la même première phrase d’Inferno.
Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / che la via diritta era smarrita.
Sauf que ce même n’est jamais le même : la strophe de Dante a été, à travers les siècles, traduite par 90 traducteurs différents. Chacun fit résonner les mots de Dante autrement, selon une autre combinaison, une autre ordonnance, une autre rythmique, un autre jazz.
Dans In This Dark Wood, chaque image renvoie à une traduction différente. Ici, tout se ressemble. Ici, tout est unique.
("Midway along the journey of our life, i woke to find myself in a dark wood, for i had wandered off from the straight path.")
Alors ce livre, qui n’a qu’un sujet, ne déploie qu’une figure, ne bégaie qu’une seule et dernière solitude, bloque sur la même phrase comme un disque rayé, plutôt que de se refermer sur un petit monde rétréci, s’ouvre sur un abyme de nuances devant lequel on perdait presque pied.
Ils passent sous nos yeux, corps et mots. Tous différents, tous semblables. Et à la fin, toujours aussi seuls.
("Halfway through our trek in life, i found myself in this dark wood, miles away from the right road.")
Elisabeth Tonnard, In This Dark Wood, self-published in 2008, reprinted in october 2013 by J&L Books, New York.
Sunday, 8 December 2013
Baltimore, David Simon, Sonatine 2012 (trad. 1990)
C’est la matrice, le texte qui a fait passer David Simon des
pages Faits divers du Baltimore Sun
aux bureaux des chaînes de télévision - Homicide,
la série en 7 saisons de Barry Levinson, est directement tirée de ce livre, en
attendant, bien sûr, l’impérial The Wire
où Simon fera revivre quelques unes des figures de flics passionnés qui peuplent
cet énorme livre. Mais auparavant, il y avait donc eu Baltimore (ou plus justement, en VO, Homicide : A Year on the Killing Streets), presque mille pages
d’immersion en eaux profondes auprès des inspecteurs du bureau des homicides de
Baltimore.
Cela commence d’ailleurs comme The Wire avec ce rythme lent, à la limite de l’ennui, qui est celui d’un quotidien lesté par la routine bureaucratique de la procédure et par l'angoisse de l'incertitude (dans la vraie vie, chaque meurtre est une porte fermée dont on n'est jamais sûr que l'on trouvera la clé un jour).
On est avec deux inspecteurs, Jay Landsmann et Tom Pellegrini, tout juste arrivés sur la scène de l’un de ces meurtres de dealers qui ne font même pas une ligne dans le journal mais qu’ils devront quand même résoudre, s’ils ne veulent pas voir leurs statistiques – et leurs primes d’heures supplémentaires – fléchir à la fin du trimestre. On commence par ce meurtre-là parce que c’est celui du 18 janvier, le début de l’année, le début du « stage » de David Simon au bureau des homicides dans l’équipe de Gary D’Addario (15 inspecteurs, trois sergents, un lieutenant), le début de son livre. Et on ira comme ça jusqu’au 31 décembre, quand les mêmes serreront l’assassin stupide des frères Fullard, un autre meurtre de dealers, une dernière élucidation pour l’année.
Le livre se déploie avec l’année qui avance, un meurtre après l’autre – dealers abattus, scènes de ménage, rixes d’ivrognes, et de temps en temps l’extraordinaire, une serial-killeuse de maris à la Landru, une petite fille violée et éventrée, un tir policier suspect…–, chaque affaire transformée en numéro à l’encre rouge sur le tableau du bureau, jusqu’à ce que l’encre passe au noir, affaire élucidée. C’est le travail de ces hommes, et c’est ce dont parle Baltimore, Simon dispersant tout le long de l’année qui s’écoule ses 10 lois de la sagesse tongue-in-cheek de l’inspecteur d’homicides (règle n° 5 : « c’est bien d’être un bon, mais c’est encore mieux d’être chanceux » ; règle n°8 : « si tu n’as aucun suspect apparent, le labo ne te sortira aucune preuve. Si tu as un suspect qui a déjà avoué et a déjà été identifié par deux témoins, le labo te donnera des empreintes, des fibres, une correspondance sanguine et une correspondance balistique »), tout en explorant les diverses stations de l’enquête criminelle (la scène de crime, l’autopsie, l’interrogatoire, jusqu’au procès d’assises).
C’est incroyablement précis, incroyablement humain aussi, lorsque l’on dérive avec ces inspecteurs qui sont l’élite du Département de la Police de Baltimore et qui, régulièrement, s’assomment à l’alcool jusqu’au petit matin, avant de repartir pour un nouveau tour de garde à attendre qu’un autre être humain meure de mort violente à Baltimore, Maryland.
En 1997, Simon présentera le camp d’en face - la piétaille des dealers des coins de rue du Westside - de la même manière, à hauteur d’homme, dans The Corner, co-écrit avec l’ex-flic Ed Burns, croisé à l’époque où Simon était « stagiaire » à l’hôtel de police. Et du mélange de ces deux livres naitra The Wire.
Cela commence d’ailleurs comme The Wire avec ce rythme lent, à la limite de l’ennui, qui est celui d’un quotidien lesté par la routine bureaucratique de la procédure et par l'angoisse de l'incertitude (dans la vraie vie, chaque meurtre est une porte fermée dont on n'est jamais sûr que l'on trouvera la clé un jour).
On est avec deux inspecteurs, Jay Landsmann et Tom Pellegrini, tout juste arrivés sur la scène de l’un de ces meurtres de dealers qui ne font même pas une ligne dans le journal mais qu’ils devront quand même résoudre, s’ils ne veulent pas voir leurs statistiques – et leurs primes d’heures supplémentaires – fléchir à la fin du trimestre. On commence par ce meurtre-là parce que c’est celui du 18 janvier, le début de l’année, le début du « stage » de David Simon au bureau des homicides dans l’équipe de Gary D’Addario (15 inspecteurs, trois sergents, un lieutenant), le début de son livre. Et on ira comme ça jusqu’au 31 décembre, quand les mêmes serreront l’assassin stupide des frères Fullard, un autre meurtre de dealers, une dernière élucidation pour l’année.
Le livre se déploie avec l’année qui avance, un meurtre après l’autre – dealers abattus, scènes de ménage, rixes d’ivrognes, et de temps en temps l’extraordinaire, une serial-killeuse de maris à la Landru, une petite fille violée et éventrée, un tir policier suspect…–, chaque affaire transformée en numéro à l’encre rouge sur le tableau du bureau, jusqu’à ce que l’encre passe au noir, affaire élucidée. C’est le travail de ces hommes, et c’est ce dont parle Baltimore, Simon dispersant tout le long de l’année qui s’écoule ses 10 lois de la sagesse tongue-in-cheek de l’inspecteur d’homicides (règle n° 5 : « c’est bien d’être un bon, mais c’est encore mieux d’être chanceux » ; règle n°8 : « si tu n’as aucun suspect apparent, le labo ne te sortira aucune preuve. Si tu as un suspect qui a déjà avoué et a déjà été identifié par deux témoins, le labo te donnera des empreintes, des fibres, une correspondance sanguine et une correspondance balistique »), tout en explorant les diverses stations de l’enquête criminelle (la scène de crime, l’autopsie, l’interrogatoire, jusqu’au procès d’assises).
C’est incroyablement précis, incroyablement humain aussi, lorsque l’on dérive avec ces inspecteurs qui sont l’élite du Département de la Police de Baltimore et qui, régulièrement, s’assomment à l’alcool jusqu’au petit matin, avant de repartir pour un nouveau tour de garde à attendre qu’un autre être humain meure de mort violente à Baltimore, Maryland.
En 1997, Simon présentera le camp d’en face - la piétaille des dealers des coins de rue du Westside - de la même manière, à hauteur d’homme, dans The Corner, co-écrit avec l’ex-flic Ed Burns, croisé à l’époque où Simon était « stagiaire » à l’hôtel de police. Et du mélange de ces deux livres naitra The Wire.
Monday, 2 December 2013
Quote : Malcolm Lowry, Under the Volcano, 1947
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