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Friday, 19 July 2013

Michel Cressole, Cocteau? C'est un Charlot, octobre 1983




A l’automne, on célèbrera le cinquantenaire de la disparition de Jean Cocteau. On, c’est qui? On imagine une société secrète composée de gens à peine mélancoliques, qui attendent un peu plus chaque jour l’album de Tropic of cancer et celui de Tristesse contemporaine, tout en surveillant d’un œil ce que ressort Veronika sur Minimal Wave ou le label Dark Entries. On imagine aussi qu’ils vont télécharger le maxi de C.A.R. - il est même inimaginable qu'ils ne l'aient pas déjà fait. On imagine qu'ils lisent cet été la formidable bio de Pacadis de Bernier et Buot qu'on vient de rééditer. On imagine qu'ils ont aimé Les Occupations, le beau premier roman de Côme Martin-Karl et qu'ils apprécient les livres que publient les Kaiserin. On imagine qu'ils languissent avant la sortie en salle des Rencontres d'après-minuit de Yann Gonzalez. C'est ainsi qu'on les voit, les coctaliens 2013 : ils flottent, ils cherchent, ils ont le plus beau sourire dans les meilleurs fêtes, ils n’ont pas besoin qu’on leur dise où aller : ils y sont déjà. Ils continuent pourtant de chercher et de chercher encore. Ils chercheront toujours. Ceux là.
Il y a trente ans, Libé consacrait à la même mort de Jean Cocteau, un hallucinant numéro hors-série (devenu introuvable, va falloir remuer ciel et terre mes chéris), à couverture Andy Warhol, dont l’objectif était limpide : expliquer Cocteau aux enfants de la new wave - ses seuls enfants naturels.
L'explication a si bien marché qu’en 1984, depuis Manchester, les Smiths découpaient directement dans le numéro la photo de Gilles Decroix montrant Fabrice Colette, un garçon de Paris qui s’était fait tatouer dans le dos (« par Bruno ») un profil décalqué dans le Livre blanc. Cette photo, vous la connaissez par cœur : elle fait la cover de Hatful of hollow.
Donc voici, comme de juste, un extrait de « Cocteau ? C’est un Charlot », incroyable texte d’intro au numéro de Libé signé Michel Cressole. Cressole était un génie contemporain capable de résumer 50 ans d’avant garde en deux feuillets et demie au cordeau. Le secret d’un tel art s’est perdu avec lui.
Voici une certaine idée de la perfection, voici une leçon de style.


«De 1909 à 1913 sont définies – dans la musique, les couleurs et les matières -, les harmonies neuves accordées à cette allure, et dans lesquelles on puise encore en cette fin de siècle. Et Cocteau est au cœur du laboratoire. C’est par lui que le XIXème passe le relais au XXème, lorsque, dans la même année 1911, il rencontre l’impératrice Eugénie et change chez sa mère, rue d’Anjou, son bureau d’artiste « fin-de-siècle » contre la table d’architecte à tréteaux qui donne sa position de travail aux « créateurs » contemporains.
En 1913, tout est en place pour la conversion au moderne. Cocteau écrit Le Potomak, en y dessinant des Eugène de bd, où le Potomak est la grosse limace du Retour du Jedi. Stravinski et Diaguilev ont leur bataille d’Hernani avec Le Sacre du printemps. Marcel Proust publie Du côté de chez Swann. Apollinaire a trouvé les formules de la modernité. Et Picasso est déjà Picasso. En 1913.

S’abat la guerre de 1914-1918, qui accélère le mouvement. On s’est étonné que les artistes n’aient pas alors cessé d’expérimenter et de rire, comme Cocteau qui écrivait du front à André Gide : « Tranchées, Venise arabe à Luna Park. Les tirailleurs dansent du ventre et les zouaves m’offrent des bagues préhistoriques. » C’est qu’ils étaient aux premières lignes pour saisir l’effet principal de la Grande Guerre qu’on sait aujourd’hui : l’ouverture de la France aux soldats d’outre-Atalantique et à la culture américaine, que préparaient les « roller-skating » de 1900.
1914-1918, c’est le jazz, les noirs, Hollywood, les cocktails, la cocaïne, le rythme emballant les harmonies cubistes. L’événement de la Grande Guerre, c’est Parade en 1917, où Cocteau branche Picasso et Erik Satie sur les Ballets russes.
1919, c’est le temps du dépouillement, qui passe par un retour au classicisme. Cocteau s’éloigne de « la station Montparnasse ». « Nous nous mîmes à écrire des poèmes réguliers, à bannir les mots rares, la bizarrerie, l’exotisme, les télégrammes, les affiches et autres accessoires américains. » Il ne s’agira plus, pour Cocteau, de se trouver un style, mais de proposer « l’absence d’un style. Avoir du style au lieu d’avoir un style. », et en « déniaiser » tous les genres en puisant avec insouciance dans les styles de toutes les époques.
En 1921, c’est donc les Mariés de la Tour Eiffel, son premier travail personnel, avec l’énergie du groupe des Six et des Ballets suédois. Les artistes de son temps ne lui pardonneront jamais de les avoir fait vieillir brutalement en leur rappelant que la Tour Eiffel, le totem de leur modernité, datait du « bric-à-brac charmant» de l’Exposition universelle de 1889, d’une époque et d’un style avec lesquels on pouvait déjà s’amuser. Tout le sens de son Rappel à l’ordre est dans cette insistance : « N’embrasser ni colonne d’Athènes ni cheminée d’usine à New York, voilà le programme que je propose. Je voudrais faire une école d’indésirables comme moi. J’y enseignerais les attitudes qui ferment toutes les portes. »
Rien d’étonnant qu’on se remette à cette école, au moment de la fin du « rétro ». Après avoir inventorié les styles du XXème siècle, jusqu’à son passé présent, on découvre à l’arrivée comment la ligne Cocteau les a traversé tous. Sur ses photographies où on l’on observe « la mort travailler comme les abeilles dans une ruche de verre » (Orphée), il est des années dix, vingt, trente, quarante, cinquante et soixante. Avec Cocteau, la boucle est bouclée.
En 1947, à cinquante-huit ans, malade et seul comme la bête, il éprouva la difficulté d’être d’un temps où « la jeunesse qui visite nos ruines n’y voit qu’un style. »
Cet hiver 1983-1984, la « jeunesse » ayant battu les cartes de tous les styles trouve « du style » dans le jeu de Cocteau.
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Michel Cressole, Cocteau? C'est un Charlot, in Libération numéro hors-série Cocteau, Paris, octobre 1983




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